HOMMAGE À LAURENT VERGÈS, L’HOMME DE SON TEMPS

Témoignages

12 octobre 2006

Sully Damour, ancien journaliste de “Témoignages”, employé au service Communication de la Ville du Tampon

"Laurent était quelqu’un de profondément humain"

1 - J’ai eu le plaisir et la chance de suivre Laurent dans son combat à Saint-André, de le côtoyer dans ses déplacements, ses porte-à-porte, ses réunions chez les militants, ses meetings. Je repense également à une réunion du Conseil municipal en août 1983. Une séance marathon, qui a commencé à 9 heures du matin pour s’achever vers 16 heures 30. Une réunion électrique, avec des nervis vociférant, injuriant, menaçant...
Mais le souvenir le plus émouvant n’est pas lié directement à tous ces évènements dont j’ai pu être un des témoins privilégiés. Je repense à ces rendez-vous du samedi matin, derrière la tribune du stade Lambrakis, au Port. Nous nous retrouvions là, avec quelques amis de “Témoignages” : Lulu, José, Alain... Venaient se greffer à cette joyeuse bande tous ceux qui le voulaient : marmailles du coin, amis, connaissances. Et pendant une, parfois deux heures, on “cassait le camp”, et on tapait dans le ballon pour de mémorables parties de football. Dans cette joyeuse mêlée, Laurent n’était pas le dernier à “kas lé kui”. C’était en 1988, peu de temps avant ce tragique accident.
Au milieu de nous, Laurent n’était plus ce jeune député prometteur qui avait lancé à l’Assemblée nationale, dans son combat pour l’égalité sociale : "Nou lé pa plis, nou lé pa moin, rèspèkt anou !". Il était un “kasèr lé kui”, et c’est cet aspect du personnage qui me revient d’abord en mémoire.

2 - Laurent était quelqu’un de profondément humain. Ses voyages, ses rencontres lui avaient permis de se forger une certaine idée de La Réunion et de sa population. Je suis persuadé que s’il était encore des nôtres, il aurait placé son combat sous le signe de la promotion de l’Homme Réunionnais.
"Nou lé pa plis, nou lé pa moin, rèspèkt anou !". Ces mots sonnent aujourd’hui encore comme un mot d’ordre. Ils signifient que nous devons d’abord prendre conscience de notre propre valeur pour prendre notre place, rien que notre place, mais toute notre place dans la société réunionnaise, sans nourrir de complexes.
Cette égalité pour laquelle il s’était tant battu trouve son prolongement dans la possibilité pour chaque Réunionnais d’accéder à un emploi et d’apporter sa pierre, à quelque niveau que ce soit, au développement de La Réunion.

o Bernard Batou, ancien journaliste de “Témoignages” et du “JIR”, Directeur de la communication à la Mairie de Sainte-Rose

"Un homme politique de proximité"

1 - J’ai toujours considéré Laurent Vergès comme un homme politique de proximité, un jeune Réunionnais qui avait une vision à long terme du développement de La Réunion. Ma première rencontre avec Laurent remontait à 1982 à Saint-André. Je venais de terminer ma scolarité, j’étais au chômage. Mon rêve, c’était de travailler dans un journal, j’avais envoyé ma demande d’emploi au trois quotidiens de La Réunion. Un après-midi, me baladant au centre-ville de Saint-André, j’ai aperçu un groupe de personnes (une centaine) devant la mairie en train de faire une réunion. Curieux, je me suis approché et un homme est sorti de la réunion pour venir me saluer. Je l’ai reconnu, c’était Laurent Vergès. Cette rencontre, sa spontanéité, son geste m’avaient beaucoup touché. J’ai su ensuite que la réunion concernait la vente des LTS à la Rivière du Mât.
Puis, un samedi après-midi, me trouvant à mon domicile chez mes parents, j’ai eu la surprise de voir débarquer chez moi Laurent Vergès. Il était venu me voir concernant le courrier que j’avais adressé à “Témoignages” pour un emploi. J’ai été touché. Il m’a proposé de faire des piges sportives le week-end et des photos. N’ayant jamais réalisé cette tâche, j’ai quand même accepté, et les conseils de Laurent m’ont mis tout de suite en confiance. Et j’ai commencé la semaine ensuite à travailler pour “Témoignages” chaleureusement accueilli par toute l’équipe des journalistes (le rédacteur en chef était Lulu) et le Secrétariat. Régulièrement, Laurent m’appelait pour prendre des nouvelles et surtout pour m’encourager. C’était pour moi le début d’une grande aventure militante, je suis ensuite devenu stagiaire, puis correspondant pour la région Est et journaliste. Laurent représentait pour moi un véritable exemple. J’ai vu tous les combats qu’il a menés à Saint-André, quel courage, quelle combativité, quelle force ! Notamment ce meeting organisé sur place de la Mairie de Saint-André lors de la présidentielle de 1988 où l’égalité avait triomphé. C’était exceptionnel, et il fallait le faire en cette période.
Si aujourd’hui j’ai pu embrasser une carrière journalistique et travailler dans la fonction publique, je le dois en grande partie à Laurent Vergès et je le dis avec beaucoup de fierté.

2 - Si Laurent était toujours parmi nous aujourd’hui, il aurait pesé de tout son poids pour la mise en place d’une véritable politique culturelle réunionnaise. Comment valoriser l’histoire de La Réunion, l’enseigner dans les écoles, dans les collèges, les lycées, les universités ? Comment mettre davantage en valeur notre patrimoine culturel et historique en sensibilisant les jeunes et la population à conserver tout ce qui fait notre richesse ? Comment donner aux jeunes les moyens de vivre de leur musique, de leur art, de leur culture par la mise en place de véritables outils et un encadrement de qualité ? Comment faire en sorte que les Réunionnais puissent bénéficier des écoles qui les forment à devenir des professionnels de la culture en impliquant nos anciens, nos artistes expérimentés dans ce chantier ? La création d’une école de journalistes s’impose également aujourd’hui dans notre pays.
La culture représente un maillon essentiel dans le développement de notre pays. Laurent Vergès aurait pu, de par son engagement et sa passion, faire en sorte que les Réunionnais puissent être fiers de leur culture, de leur appartenance à un peuple banian, métissé, et que tout le monde ensemble défende notre réunionité et surtout qu’on la revendique haut et fort.

o José Macarty, ancien responsable de “Témoignage Chrétien de La Réunion”, puis journaliste à “Témoignages” et à Radio Korail

"Un homme dynamique, combatif qui n’avait de cesse d’aller de l’avant"

1 - Avec Laurent, j’ai assisté à quelques cours de sciences économiques à l’Université de La Réunion, participé à de nombreuses réunions de comité de Rédaction, aux rues de l’Est et Monthyon à Saint-Denis et partagé quelques bières. Bien sûr, je l’ai vu en action sur le terrain et intervenir avec fermeté et rigueur à l’Assemblée nationale.
De tous ces moments, j’ai gardé l’image d’un homme dynamique, combatif qui n’avait de cesse d’aller de l’avant, pratiquant le dépassement de soi comme une nécessité. Il était aussi habité par l’ambition ; ambition pour son parti sans doute, mais surtout pour son pays pour lequel il nourrissait les plus grands rêves.
Il vivait aussi avec passion la culture réunionnaise : la langue créole bien sûr qu’il maîtrisait parfaitement tant à l’oral qu’à l’écrit, et à cet égard, les petits “Oté” qu’il rédigeait ne manquaient jamais ni de style, ni de piment. Ce même piment qui accompagnait toujours les “caris” dont il était friand. De ces deux ou trois choses que je sais de Laurent, on peut dire qu’il était un Réunionnais, fier de sa créolité et tendu vers l’action pour construire une nouvelle Réunion.

2 - Au cours de ces 30 dernières années, les Réunionnais ont connu plusieurs périodes historiques : la bataille pour la démocratie et contre les fraudes électorales, la lutte pour la reconnaissance culturelle, et pour l’égalité sociale ensuite. Sur tous ces plans, les choses ont grandement avancé : les “ti poule èk ti kanar” n’ont plus droit de cité dans nos bureaux électoraux, le 20 Décembre résonne aujourd’hui de tous les tam-tams du maloya et, grosso modo, les Réunionnais bénéficient des mêmes aides sociales que les Français du continent.
Reste à relever un défi majeur : celui du développement. À cet égard, la construction de La Réunion dépend d’abord et surtout des Réunionnais eux-mêmes. Il est temps à présent de montrer “nout kapasité”, “nout gouté”. Que cessent plaintes et complaintes qui encombrent encore trop souvent les discours politiques !
Nous ne sommes pas que des “zanfan la kour” qui doivent se contenter uniquement des “ti nafèr”. Faisons le pari de l’audace, de l’ambition et de l’innovation. Innovation technologique sans doute, mais aussi innovation méthodologique, innovation sociale et culturelle, innovation au niveau de notre propre pensée créole.
Il est venu le temps de la construction. Faire de chaque Réunionnais un entrepreneur de son propre destin et de son pays. Voilà sans doute la cause que défendrait aujourd’hui Laurent Vergès.

o Jacques Dambreville, Directeur de l’ODC

"Il avait la réputation d’être un électron libre, le rebelle de la famille"

Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Laurent Vergès ?
- Oui. Je suis moi-même Portois et j’ai côtoyé la famille Vergès quand j’étais à la Direction de l’OMS du Port. J’ai bien connu Pierre, Françoise, puisque nous étions au lycée ensemble et aussi le Dr Vergès. Mais Laurent, je l’ai rencontré assez tard. Je l’ai vu pour la première fois au gymnase de Saint-Pierre. Il était habillé simplement, dans un groupe de jeunes. J’étais frappé par son comportement. Celui d’un garçon de son âge, venu là pour s’amuser, et en même temps il avait une stature impressionnante. Ce jour-là, on s’est juste croisé, la rencontre n’est pas allée plus loin. À l’époque, on me considérait comme un représentant de la droite et Laurent Vergès était un révolutionnaire. On m’avait attribué un courant de pensée qui n’était pas le mien, et dans ce contexte, il était difficile d’être proche de Laurent Vergès.

Qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?
- Ce qui m’a marqué c’est sa conviction à l’Assemblé nationale. On l’a souvent opposé à Pierre, qui ressemble physiquement plus à son père, et qu’on voyait prendre la succession et les responsabilités de Paul Vergès. Laurent avait plutôt la réputation d’être un électron libre, d’être le rebelle de la famille. Et pourtant, en le découvrant lors de ses interventions à l’Assemblée, on pouvait y voir un homme engagé qui savait dépasser cette image. On en oubliait sa jeunesse, tellement il était attaché à défendre son île.

Selon vous, quels combats mènerait-il aujourd’hui ?
- Si Laurent Vergès était encore parmi nous, je le verrais occuper une place importante sur l’échiquier politique de La Réunion. Je ne dis pas qu’il aurait mieux ou moins bien agi, mais il aurait apporté sa personnalité, ce côté populaire. Je compare volontiers Laurent Vergès au “Che” Guevara. Comme lui, il est parti trop tôt. Il n’aurait pas forcément été compris par les siens, ni par les autres. Honnêtement, j’ai beaucoup de considération pour la famille Vergès, mais je pense que Laurent n’aurait pas toujours été d’accord avec son père. Peut-être n’ai-je pas assez d’éléments pour en juger. Je ne sais pas comment Laurent Vergès se serait positionné face à la sagesse et à la dimension de son père. Peut-être y aurait-il eu un décalage, et en même temps, on peut se demander dans quelles mesures Paul Vergès a intégré les combats de son fils. Sans porter de jugement de valeur, on constate aujourd’hui que Paul Vergès parle de l’identité réunionnaise davantage pour en faire un rayonnement dans le concert des nations, alors que Laurent Vergès concevait l’identité beaucoup plus dans la proximité, comme un combat de tous les jours, influencé peut-être par son éducation faite dans la rue.

Laurent Vergès

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Messages

  • bonjour, je suis un admirateur de laurent verges qui pour moi est unique. merci de me faire parvenir par mail une photos svp

  • Merci Bernard, Lucet, Etienne, Maurice… et tant d’autres

    Le témoignage de Bernard Batou est un remarquable historique de la mémoire de Lucet Langenier, ancien maire de Sainte Suzanne ! Pas de l’histoire événementielle si décriée par la majorité des historiens des Annales, mais de celle des mentalités, de celle du peuple de notre petite commune de Sainte Suzanne… Qui mieux que lui pouvait rapporter la réalité des faits ? Il les a vécu, j’oserais dire dans son esprit et même dans sa chair, avec toute la sensibilité et la modération qu’on lui connaît. Qu’il est dommage qu’on ne lui reconnaisse pas aujourd’hui le travail de terrain qui était le sien ! La première élection de Lucet Langenier fut un changement radical. Enfin ! la population de la commune pouvait s’exprimer, sans craindre les représailles d’un pouvoir colonial qui l’oppressait depuis des siècles. Il n’est pas question ici de renouer avec les terribles querelles ethniques qui ont marqué le passé. Nous ne devons pas effacer les affres de l’esclavage et du colonialisme, mais les générations d’aujourd’hui ne sont pas responsables des erreurs du passé. Blancs et Noirs, plus ou moins mélangés par ce que les ultras ne pouvaient empêcher - l’amour entre hommes et femmes -, n’ont pas d’autres choix désormais que de vivre ensemble. En repensant à Lucet Langenier, j’ai le souvenir d’un être doux, peu enclin à la colère et aux excès provoqués par la rancune. Il était venu déjeuner chez nous, à la Renaissance quelques mois avant son décès. Il savait que nous ne partagions pas les mêmes points de vue politiques, mais avait compris que l’humanisme dépasse toutes les autres idéologies. Nous avions été opposés politiquement, pour ma part très modestement car je n’aimais pas le combat électoral. J’avais pris le parti de mon grand ami Etienne Maillot, un homme admirable que personne n’a compris. Etienne se plaçait comme l’intermédiaire entre les deux grands pôles de l’époque : le PCR et la droite. Fils de Petit Blanc du Tampon, il refusait cette mascarade, cette opposition absurde qui faisait s’affronter des couches sociales très pauvres, alors qu’elles auraient du faire cause commune. Etienne est décédé peu de temps après, déçu, mortifié par des résultats électoraux désastreux pour lui… je devrais dire pour nous puisque j’étais candidat sur sa liste en . Aujourd’hui, ai-je des regrets ? Oui ! J’ai perdu un ami, un immense ami, Etienne Maillot, celui qui me disait « On a crevé de misère Dominique ! mon père est mort sur le chantier du bras de la Plaine. A l’époque, je ne savais pas que son oncle était aussi décédé, un an après son père, au même endroit, en posant des mines pour creuser le sentier qui conduit l’eau de Grand Bassin à Pont d’Yves. Les gens qui entendent parler des éboulis du pont du Diable savent de quoi je parle. Un chantier terrible : poser des tuyaux à flan de montagne sur plus de huit kilomètres. Beaucoup plus tard, j’ai eu l’occasion plusieurs fois de parcourir ce sentier. C’est tout simplement impressionnant. On imagine, en y passant, le travail que ces hommes ont fait, avec des moyens dérisoires, et en prenant des risques incroyables.
    Voilà pourquoi la première élection de Lucet Langenier à Sainte Suzanne a autant d’importance. Au-delà d’une victoire électorale, elle était celle de tous les sans-nom qui ont construit La Réunion : des esclaves et des engagés qui ont planté des milliers d’hectares de cannes dans les bas, mais également des Petits Blancs qui sont partis dans les hauts, dans les cirques, pour essayer d’y vivre. Elle était également celle de tous ceux qui ont survécu à la colonie et même au début de la départementalisation jusque dans les années 60, avec leurs bras, avec leur intelligence, et avec leur misère le plus souvent. A cette époque, il n’y avait pas de couleur de peau ou de caractères ethniques pour différencier les malheureux.
    Merci Lucet, merci Etienne, merci Bernard, et merci aussi à Maurice (Gironcel), pour le témoignage de tolérance et d’abnégation que vous laissez à l’humanité.


Témoignages - 80e année


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