En choisissant la date d’anniversaire du “complot” de Saint-Leu (5 novembre 1811), pour le vernissage à Art’Senik de son exposition “7 po”, Jimmy Cambona donne une envergure beaucoup plus grande à la revendication du “droit à l’histoire” qui était restée trop cantonnée dans les salons. (...) Ce vernissage du 6 novembre 2004 est finalement l’aboutissement d’un long compagnonnage entre Art’Senik et Rasine Kaf.
(...) Les artistes d’une façon générale ont cette qualité (...) qui consiste à la fois à toucher un public et à lui faire voir ce qu’il ne voulait pas voir jusque-là. Cette faculté à déployer un nouveau regard est à l’origine de ce qu’on appelle la “curiosité historique” et c’est le moteur principal du renouvellement des recherches.

Logiques d’argent et de pouvoir

À l’autre bout de la chaîne du travail de l’historien, on retrouve à nouveau un besoin d’artiste quand il s’agit de restituer aux lecteurs les résultats de la recherche. Ceci est encore plus vrai en situation coloniale quand tout un pan de l’histoire a été occulté et qu’il s’agit de le “révéler”, ce qui ne va pas sans susciter de vives réactions.
Or justement la recherche historique a besoin d’être soutenue car elle est dominée par des logiques d’argent et de pouvoir. (...) Si l’on ne se résigne pas à faire une histoire superficielle du politique ou du sens établi, on dérange l’establishment.
Répondre au besoin d’histoire aujourd’hui ainsi que l’avait bien vu Jean Ivoula nécessite un investissement allant très au-delà du festif. Il faut un véritable inventaire du patrimoine “esclave”, une politique d’archives volontariste, un travail de mémoire en profondeur... Ce n’est qu’à ce prix que les Réunionnais pourront se réapproprier leur histoire.

Jimmy (lire ci-dessus) nous aide à voir autrement le passé. D’abord parce qu’il va à l’essentiel, qui pour nous est la question de l’esclavage avec toutes ses formes vécues. Mais il y va au travers d’une sorte de filtre qui nous permet de voir dans le “fénoir”.
C’est par son usage des couleurs qu’il arrive à créer des atmosphères qui nous ramènent au domaine du rêve, alors même que c’est la réalité la plus crue que nous allons affronter. (...) Or cette façon de voir peut être extrêmement fructueuse pour l’historien car elle suggère de retrouver l’humain malgré le totalitarisme.
Cette voie a permis le succès de beaucoup d’historiographies alors qu’à La Réunion la logomachie du déni ou de l’excès semble interdire la connaissance du concret. La leçon que je tire de Jimmy, c’est qu’il faut chercher l’humain avec son cocasse, sa spontanéité, sa sensualité, toujours en situation, par-delà le crime.

La révolte, acte fondateur de l’Histoire

Jimmy nous aide à sensibiliser le public. Et il semble bien que le public réponde aussi simplement à cette invitation. À l’opposé on peut dire que pour les historiens de l’esclavage attachés à une lecture réunionnaise du traumatisme, il n’y a pas de place dans les programmes d’enseignement, il n’y a pas non plus de lectorat. Leur position dans les institutions est toujours minorée.
Pourtant nous savons qu’il existe un formidable besoin d’histoire. Exprimer plastiquement ce besoin est déjà une revendication car ce que l’on “a vu”, on demande naturellement à le comprendre. Sans ce tour d’horizon préalable, il n’est pas facile à l’historien de revendiquer de nouveaux programmes de recherche. S’il n’y a pas de “demande” du public, il n’y a pas non plus d’investissement...
Les papiers que Jimmy a choisis comme support représentent divers stades de l’élaboration de l’histoire depuis le document source jusqu’à l’article de journal d’aujourd’hui, en passant par les notes et les compilations. (...)
Sur fond d’une requête d’un procureur du roi demandant qu’un "marron au troisième cas" soit "pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive", une figure se retourne vers nous et nous prend à témoin. D’où sort-elle ? Du texte peut-être... Peut-être aussi de notre propre imaginaire hanté par les âmes errantes qui apparaissent alors, pour nous faire lire ça.
Ce retournement sur le passé écrit par d’autres que nous, ce retour sur soi-même, c’est l’acte fondateur de l’Histoire. En l’occurrence c’est la révolte de Jimmy. Il nous invite à un autre examen du passé au travers des yeux des marrons.

Merci pour tout ça Jimmy et bravo pour ta performance ! Un jour on pourra te confier d’autres papiers d’histoire qui seront inspirés de tes couleurs et de ton amour de la vie. On aura pu reconstituer les révoltes et toutes les formes de résistance. On aura retrouvé cet humain qui nous fait si cruellement défaut aujourd’hui, cette part de nous-mêmes qui a été amputée. C’est le vœu que je formule en cette “malsézon” de novembre...

Philippe Bessière