Commémoration de la révolte de Saint-Leu

Un chef appelé Elie...

15 novembre 2004

Au-delà du marronnage, l’histoire de l’esclavage à La Réunion est parsemée de tentatives de soulèvements qui ont tous plus ou moins avortés dans l’œuf, souvent sur dénonciation. La révolte du 8 novembre 1811 conduite par Elie à Saint-Leu fait exception. D’où l’idée d’en faire une date forte de commémoration.

Le vendredi 8 novembre 1811, vers quatre heures du matin, une bande de deux cents esclaves descend du Portail avec à leur tête un esclave créole, Elie. Les hommes ne sont pratiquement pas armés : trois mousquets, quelques hachettes et sagaies et des bâtons... Ils brandissent un étendard : sur fond bleu, une croix blanche et trois sagaies.
Vers huit heures du matin, un premier accrochage a lieu. Il fait trois morts et cinq blessés. Mais les insurgés ne se dispersent pas et continuent d’aller d’habitation en habitation pour appeler les esclaves au soulèvement. Cela ne marche pas comme prévu. Cependant vers douze heures, c’est une troupe de trois à quatre cents hommes environ qui tombe dans une embuscade face à des hommes bien armés rassemblés par les propriétaires d’esclaves. Un tir croisé fait une trentaine de morts et autant de blessés dans les rangs des insurgés. Ce n’est que le soir qu’arrive un détachement de trente cipayes. Cinquante deux esclaves sont arrêtés et transférés à Saint-Paul. La traque se poursuit pendant plusieurs jours. Le procès qui s’ensuivra aboutira à une trentaine de condamnations à mort.
L’histoire est racontée, nous ne lui ferons pas l’injure de dire à la manière de Daniel Vaxelaire, par l’historien Prosper Eve, samedi après-midi au K, dans le quartier où s’est déroulé cet épisode de la résistance à l’esclavage, pendant la période d’occupation britannique. Un épisode remarquable à plus d’un titre.

Une révolte "organisée"

"C’est le seul projet de révolte qui a reçu un début d’exécution. Tous les autres projets ont été étouffés dans l’œuf sur dénonciation", note l’historien. "Dire que la préparation de cette révolte n’a rien laissé au hasard serait exagéré, mais il y a eu véritablement organisation", souligne-t-il encore. Et la meilleure des preuves réside sans doute dans le fait que la révolte, comme beaucoup d’autres à Bourbon, a été dénoncée le 5 novembre 1811 par l’esclave Figaro. Lequel savait qu’il y gagnerait la liberté et une concession - en l’occurrence celle de l’Îlet à Cordes. À la suite de cette dénonciation, trois esclaves sont arrêtés dont Jean, le chef de la révolte. Et malgré cela, avec un nouveau chef à sa tête - Elie, assisté de ses frères Gilles et Prudent, "des noms qui reviennent le plus souvent dans les dépositions" -, la révolte a bien lieu. En témoignent également des indices comme la présence de l’étendard.
Ces faits sont attestés par de nouveaux documents retrouvés récemment aux archives. Il s’agit d’une proclamation de Farquahr au roi Georges V, mais surtout de onze procès-verbaux des interrogatoires des esclaves arrêtés le 8 novembre 1811 à Saint-Leu (voir encadré). Des pièces qui ont échappé à celui ou à ceux qui ont "égaré" le dossier complet qui ne comprenait pas moins de cent trente procès-verbaux, puisque c’est là le nombre d’esclaves qui ont été interrogés.

La parole des esclaves

Ces onze procès-verbaux ont été dépouillés par Prosper Eve. Ce dernier affirme que là, il a "utilisé la parole des esclaves". Ce qui a permis de battre en brèche le récit de cette révolte fait par le Marquis de Châteauvieux dans son histoire de Saint-Leu et d’infirmer ainsi en partie le récit de l’esclave Paulin, manifestement édulcoré par l’auteur.
Mais les recherches sur cet événement important de l’histoire de l’esclavage ne sont pas terminées. En témoignent les travaux entrepris par Héloïse Finch, une étudiante chercheuse en anthropologie et histoire de l’Université du Michigan (U.S.A.) qui travaille sur cette période de l’occupation britannique de Bourbon (1810 à 1815). Cette dernière, abordant la question des causes de la révolte, estime que l’approche britannique de l’esclavage, et notamment celle du lieutenant-colonel de Kitting gouverneur-adjoint pour Bourbon, pourrait expliquer que les esclaves Saint-Leusiens se soient sentis encouragés. Ce n’est pas l’avis de Prosper Eve qui pense que ce sont tout simplement "les conditions indignes dans lesquelles les esclaves vivaient" et la volonté de retrouver la liberté. Georges Tergemina indiquant lui que de Kitting était un "businessman" et qu’à la fin de son temps à Bourbon, il s’est installé sur une propriété de l’Est où il a employé des esclaves.
On le voit, les archives et la mémoire populaire n’ont pas livré tous les ressorts de cette révolte et on n’en a pas encore tiré tous les enseignements. Mais même en l’état, on peut dire comme Ghislaine Bessière de Rasine Kaf, que l’"on n’est plus dans une interprétation de l’Histoire, mais bien dans une révélation de l’Histoire".

L.M. 


À travers les onze procès-verbaux

Les onze procès-verbaux dépouillés par Prosper Eve représentent 8,46 % des procès-verbaux des interrogatoires des 13O esclaves interrogés par le juge d’instruction. Il s’agit là, selon l’historien, d’un "modeste échantillon. Cela vaut mieux que rien, mais est-ce représentatif ?".
La révolte de Saint-Leu est une affaire d’hommes (94%). Parmi ces onze esclaves : 45% sont des cafres, 27% des créoles, 18% des Malgaches, 6% des Indiens et 4% des indéterminés. La révolte est aussi une affaire de jeunes puisque sur onze, huit ont de 17 à 24 ans. 75% sont des esclaves habitant le Portail et 72,7% d’entre-eux sont des esclaves de pioche.


Des résistances à faire tomber

Le Comité Elie, dont font notamment partie Rasine Kaf, l’association de quartier Georges Thenor et Art Sénik, voudrait faire du 5 novembre (ou peut-être du 8 novembre après les précisions de Prosper Eve) une date forte de commémoration. L’action lancée en 1999 piétine. "Pourquoi ce refus qui n’est plus celui du régime colonial ?" se demande Philippe Bessière de Rasine Kaf. Il fait état "de résistances très difficiles à faire tomber au niveau politique, social, psychologique... ou même des familles impliquées". Mais en même temps, il se félicite de voir dans le public "de nombreux artistes et responsables d’associations" ; dont le swami Prémananda Puri, président de l’association pour la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. Autant de raisons d’espérer. Philippe Bessière souhaitant que les personnes présentes "fassent passer le message".


"La mémoire est un des objets possibles de l’Histoire..."

Prosper Eve fait une lecture critique du livre du Marquis de Châteauvieux et notamment du passage où il fait intervenir l’esclave Paulin pour raconter la révolte de 1811. D’abord, Paulin était très jeune en 1811. Et par ailleurs, selon l’historien, il est peu probable qu’il ait pu qualifier les esclaves de "sauvages" et décrire les Blancs comme des êtres "beaux". Il estime que le dialogue transcrit dans le livre est "un artifice employé par l’auteur pour captiver le lecteur". Prosper Eve estime que "nul ne peut se satisfaire du récit du Marquis de Châteauvieux". À ce propos, il affirme que "la mémoire n’est pas l’Histoire, mais un des objets possibles de l’Histoire".


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