Art et mémoire

Un espace insulaire au cœur de la Traite

Au Musée de Villèle, jusqu’en juin 2004, "Zanzibar, aux sources d’un mythe"

26 décembre 2003

Depuis ce 20 Désanm et pendant encore six mois, le Musée de Villèle présente une très belle exposition sur la colonisation de Zanzibar, du 19ème siècle à aujourd’hui : les photographies noir et blanc de Claude Dityvon, des photographies couleurs montrant le Zanzibar actuel et des documents de la collection privée de l’universitaire Michel Polényk y sont superbement mis en valeur par Jean Barbier et son équipe, sur l’ensemble des bâtiments du Musée.

L’exposition "Zanzibar, aux sources d’un mythe" opère comme une irrésistible invitation au voyage. L’équipe du Musée de Villèle a déployé des trésors de créativité et d’intelligence dans la mise en valeur de documents qui, en eux-mêmes, sont déjà des pièces de collection ou des témoignages contemporains d’une très grande poésie. [1]
Cette merveille est le résultat d’un partenariat entre le Musée historique de Villèle (Conseil général), l’Université de La Réunion (CREGUR) et l’IUFM, avec un accompagnement inattendu du poète et sculpteur de lumière Claude Dityvon, connu notamment pour ses photographies surréelles de Mai 68 en France.
Puisant son intitulé à l’ouvrage que l’explorateur Speke a consacré « aux sources du Nil », la présentation fait référence au mythe de Zanzibar tel que l’a dépeint une littérature foisonnante de voyages vers ce fragment d’Orient fabuleux. L’esprit de l’exposition, tout en mêlant recherche scientifique, regards documentaristes et transfiguration poétique, est de montrer, dans une approche historique rigoureuse et merveilleusement illustrée, les liens passés et présents entre Zanzibar et La Réunion.

La signature « Marius-Ary Leblond »...

Zanzibar fait rêver de l’Orient, d’une île aux épices... « Le mot seul ouvre grand les portes de l’imaginaire », a dit Jean Barbier en présentant l’exposition et sa genèse : Jean Barbier est passé par Zanzibar il y a quatre ans, en se rendant en Tanzanie sur les traces des peintres Tingatinga, une précédente exposition-phare du musée de Villèle (1999). Sa rencontre avec l’universitaire Michel Polényk, professeur de germanistique et spécialiste de la colonisation de l’Afrique orientale, a été décisive pour la construction de l’exposition.
Michel Polényk a consacré vingt ans de travail à ses recherches sur l’Afrique. Il a collecté au fil de ses travaux une somme de documents rares datant de la fin du 19ème siècle-début du 20ème, présentés dans l’exposition de façon aussi esthétique que pédagogique. Un diaporama préparé par Jean-Marc Grenier présente par exemple une collection de cent cartes postales de Zanzibar : quelques-unes sont affichées au mur et les autres défilent sur un écran mural. On reconnaît sur l’une d’elles la signature « Marius-Ary Leblond ».
Un autre diaporama (20 minutes) présente des extraits de la littérature d’exploration coloniale dans cette partie de l’Afrique : les Speke, Livingtson, Stanley, Baker... et jusqu’au Père Horner, spiritain parti de La Réunion en 1863 pour fonder la "Mission de Zanguebar", avec le soutien de Mgr René Maupoint. Les extraits de son récit font partie de ce deuxième diaporama.
Cette partie de l’exposition comporte une chronologie générale, des gravures d’époque puisées à la collection privée du commissaire scientifique et des maquettes de bateau rappelant le carrefour de la traite négrière qu’a été Zanzibar depuis des temps immémoriaux.

Le tourisme comme "axe de développement"

Au 19ème siècle, Zanzibar a été, au-delà de ses représentations fantasmatiques, un des centres névralgiques de la traite africaine. Malheureusement, très peu de sources écrites attestent de la déportation des esclaves de Zanzibar vers les Mascareignes.
Pour Michel Polényk, la présentation de documents d’époque vise à susciter dans le public - et notamment le jeune public des scolaires - une démarche interrogative sur les conditions historiques de ce phénomène.
La partie scientifique de l’exposition comporte, dans une autre section, une vision contemporaine de Zanzibar, à travers les photographies réalisées par la cellule multimédia de l’université - Guy Ancel et Serge Montagnan - avec Pascal Villecroix, professeur de géographie humaine à l’IUFM, qui prépare pour février une publication faisant le point sur les recherches universitaires consacrées à ce bout de « Tanzanie insulaire », selon le mot du président de l’Université.
Ces photographies couleurs, présentées à l’accueil et dans l’hôpital des esclaves, montrent les phénomènes de mutation que traverse actuellement Zanzibar et qu’elle va connaître encore à l’avenir, puisque les autorités tanzaniennes ont fait le choix du tourisme comme "axe de développement" pour les îles de Zanzibar et Pemba. Dans l’espace insulaire qui constitue l’aire géographique de La Réunion, Zanzibar fait partie du "second cercle" et mérite une approche plus curieuse.

Une vraie merveille

Enfin, la part d’imaginaire qui a nourri le mythe littéraire, à travers la fascination exercée sur tant d’écrivains, fait irruption dans l’exposition avec les photographies noir et blanc de Claude Dityvon, l’un des photographes les plus sensibles et les plus exigeants de notre époque, longtemps formé dans le sillage de Cartier-Bresson avec lequel il prend quelque distance aujourd’hui.
Claude Dityvon s’est fait connaître par une série de photographies "fanstastiques" sur Mai 68 et a reçut le prix Nicéphore Niepce en 1970. Il est resté dans notre île quelques jours et n’en revient encore pas d’avoir fait tant de milliers de kilomètres pour capter des images d’un fantastique si proche de ce qu’il fait habituellement ...près de chez lui (voir encadré).
Dans son ensemble, cette exposition présentée en quatre sections est une vraie merveille, qu’il faut souhaiter de voir au plus grand nombre d’écoliers, collégiens, lycéens... et adeptes du voyage de tous âges.

Claude Dityvon : Une expression poétique du réel
Comme tous les grands créateurs, Claude Dityvon s’est senti d’abord dépassé, écrasé, par l’ampleur de la commande qui lui était faite : donner de Zanzibar sa vision de poète. Avec la liberté de regard qui le caractérise - et fait de lui « le plus mal-aimé des grands photographes français » (Jean-Claude Laffitte, 2000) -, Claude Dityvon a mis un soin rigoureux à « échapper à l’exotisme ». « J’avais peur d’être absorbé par le spectacle direct », a-t-il dit.

D’habitude, il n’a pas besoin de faire des milliers de kilomètres pour créer une image fantastique, irréelle. Il a réalisé un immense travail de mémoire dans les campagnes, les banlieues françaises, auprès des corps de métiers les plus ingrats, les plus difficiles : pêcheurs, mineurs, paysans...

En fait, il voulait pouvoir montrer Zanzibar, tout en faisant du Dityvon, poète de la nuit, de l’enfance indomptable et espiègle, du monde ouvrier, « photographe de fiction », comme il aime à se définir lui-même. Sa préoccupation d’artiste est de pouvoir saisir du "réel" ce moment instantané, cette émotion « qui semblerait comme un brouillon, mais qui en fait requiert une énergie considérable ».

L’énergie est sa matière : à force de disponibilité, il parvient à la mettre au service de situations, d’événements qui paraissent irréels tant ils semblent échapper à toute technique.

Ses photographies de Mai 68, premier essai d’évasion poétique, n’ont été reconnues que très tardivement, une vingtaine d’années plus tard. « On a mis longtemps à saisir ce que j’ai voulu dire », explique-t-il, pudique quant à la blessure qu’une telle "incompréhension" a pu susciter.

« J’ai toujours tenté d’évoluer », poursuit-il, en regrettant « que la notoriété soit utilisée la plupart du temps comme un trône ». « Plus j’avance, plus l’aspect poétique me préoccupe : la concentration de sentiments, de moments, de musicalités... ».

P. D.

Dans l’émigration
Un colloque sur la traite et l’esclavage dans l’Océan Indien
Sous les auspices de l’UNESCO et dans le cadre du programme "La Route de l’Esclave", l’Association Réunionnaise Communication et Culture (ARCC), présidée par Jean-Claude Judith de Salins, a organisé le vendredi 19 décembre dernier un colloque à Paris sur le thème "Traite et esclavage dans l’Océan Indien : des langues, des cultures, des mémoires". Ce colloque a été organisé en partenariat avec le Conseil général et le Conseil régional de La Réunion, la Ville de Paris et le Ministère de l’Outre-Mer. Il s’est déroulé en présence de Mme Thoueybat Said Omar, Ambassadeur Délégué permanent des Comores et de Mme George Pau Langevin, conseillère du Maire de Paris, déléguée générale à l’Outre-Mer.

Abderemane Said Mohamed Wadjih, doctorant en anthropologie, a traité le thème : "De la réalité passée sous silence à l’impérative réhabilitation de l’Histoire aux Comores".

Aux Comores, l’esclavage est un sujet passé sous silence, c’est un sujet tabou. Nul n’en parle, comme si jamais cela n’eut lieu. Tout au plus, l’on avoue, et du bout des lèvres, que des Arabes étaient venus avec des esclaves noirs s’installer sur l’archipel.

Et pourtant, "mrumwa", "mdjahazi", "mtrwana" sont tous des termes désignant l’esclave. Un esclave alors doublement victime : victime des esclavagistes et victime de l’amnésie de tout un peuple.

« Mais comment évoquer l’esclavage pratiqué par cet Orient ou cette Arabie, symbole même de la civilisation ? En comorien, "être civilisé" se dit "être arabisé". Comment évoquer les pratiques inhumaines de ceux qui, en tant qu’Arabes et musulmans, sont à l’origine de la "Umma" (communauté musulmane) ? » Telle fut la problématique exposée par l’anthropologue.

Paule Fioux, Maître de conférences à l’Université de La Réunion, a parlé du "plurilinguisme à La Réunion, héritage du temps de l’esclavage dans l’océan Indien".

En effet, dit-elle, c’est à la fin du 17ème siècle que la traite a déporté à l’île Bourbon les premiers groupes de populations indocéaniques dont les langues ont contribué, avec le parler français des colons, à la genèse des créoles des Mascareignes et des Seychelles.

L’héritage linguistique et culturel de ces temps de l’esclavage a traversé, à La Réunion, trois siècles d’Histoire. D’une part, le créole est pratiqué aujourd’hui par une majorité des habitants de l’île. Or, l’étude du lexique du créole réunionnais menée en 1974 par Robert Chaudenson a pu identifier très précisément quels apports linguistiques et culturels sont liés aux traites successives de 1665 à 1720.
D’autre part, depuis l’abolition de l’esclavage, le 20 décembre 1848, le créole n’a cessé d’être la langue d’assimilation et d’insertion des immigrations successives qui ont peuplé l’île. Aujourd’hui encore, le créole demeure la langue d’intégration des migrants peu fortunés.

Nathalie Razafindralambo, Docteur en ethnologie, a traité le thème suivant : "Parenté et identité des descendants d’anciens esclaves sur les Hautes-Terres centrales de Madagascar". Elle a expliqué que dans l’ancienne société des Hautes-Terres centrales de Madagascar, une des principales caractéristiques des esclaves a été leur exclusion des relations de parenté, et de ce fait ils n’ont pu avoir ni mariage reconnu ni descendance, et donc pas d’ancêtres non plus.

Jean Poirier, anthropologue, professeur émérite des Universités et membre de l’Académie des Sciences d’outre-Mer, a traité la question : "150 ans après, constats et hypothèses". Sa communication a parlé de l’organisation du travail de collecte des documents concernant les 7 îles de l’indocéanie, en soulignant les différents aspects de la recherche : généalogie, traditions orales, objets, traces dans l’oraliture et le langage.

Le rapport de fin de mission sera présenté à La Réunion en Mai 2004. Mais d’ores et déjà la communication a voulu, à propos de cette mission, attirer l’attention sur ce paradoxe : l’esclavage, loin d’être ce fléau social condamné aujourd’hui, était très généralement accepté par les autorités religieuses, les politiques et les philosophes.
Enfin, Hubert Gerbeau, historien, romancier et directeur du CERSOI, a évoqué le sujet : "L’esclavage hier et aujourd’hui à La Réunion. Des discours, une mémoire". Il notait à ce propos que des archétypes ont pendant longtemps dominé, à La Réunion, les discours sur l’esclavage : l’Africain (le "Cafre") était l’esclave par excellence, le Malgache était le fugitif (le "marron") et plusieurs générations de servitude civilisaient peu à peu le Créole. Depuis les années 70, affirme Hubert Gerbeau, ces schémas sont bouleversés par une lecture plus attentive des textes et par des enquêtes sur le terrain réalisées en collaboration avec des étudiants. Celles-ci révèlent la richesse d’une mémoire polysémique.

À l’initiative de l’UNESCO, ce travail connaît un nouvel élan et il est étendu à plusieurs îles de l’océan Indien. Il rend la parole aux esclaves et à leurs descendants. Il ouvre des chemins d’une manifeste résurgence d’historicité.


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