Parution de “Jets d’aile Vents des origines”, de Boris Gamaleya

Un univers méconnaissable, et pourtant familier

3 août 2005

(page 4)

Comme Paul Dirac - découvreur de l’antimatière - s’étonnait de voir Robert Oppenheimer, l’inventeur de la bombe atomique (de deux ans plus jeune que lui), passer autant de temps à lire Dante dans le texte, l’autre lui répondit : "En physique, nous essayons d’expliquer en termes simples des choses que personne ne connaissait avant nous. La poésie, n’est-ce pas exactement l’inverse ?". (1)
Ni l’un ni l’autre bien-sûr n’avait lu Boris Gamaleya. Mais ceux qui voudront bien aujourd’hui se procurer son dernier livre, “Jets d’aile Vents des origines”, vérifieront la justesse de cette appréciation émise dans le premier tiers du 20ème siècle.
Irrévérence mise à part, “Jets d’aile Vents des origines”, paru chez un éditeur parisien (Jean-Michel Place), ressuscite une expression poétique que l’on a pu craindre un moment naufragée corps et biens dans la verbosité chaotique de “L’île du tsarévitch” (1997). À l’exact opposé, “Jets d’aile” tend vers la concision, telle une épure qui, bien qu’encore un peu embrouillée, aspire à un authentique dénuement. Certaines pages (“vent des origines”) renvoient même des échos de l’univers de “Vali...”, version dépeuplée.

Le chaos n’est jamais très loin

“Jets d’aile” (j’ai d’elle ?) réunit sept livrets qui dépècent, dispersent et occultent le monde intelligible - celui des vivants définitivement enfermés par le poète dans une "cale de mémoire". Comme il le fait depuis environ vingt ans, l’auteur parle de/et depuis un autre monde - déserté, voilé et transcendant - dans lequel continuent de faire irruption, ici et là, les traces d’un refoulé forcément récalcitrant.
Le chaos n’est jamais très loin. Préfacier et éditeur insistent sur les aspects formels, ceux qui réservent il est vrai les meilleures surprises. Mais comment rendre compte du passage quasi permanent d’une poésie cosmique, tellurique et sonore, presque sacrée ["Ce qui se donne encore à voir/Corrige les yeux de l’ombre"... "un brigand de tonnerre empoche les forêts"] à ces failles du sens où la pensée s’égare sans préavis ? ("Charivari ! C’est revenu ! / La fée pousse à l’eau le prélat poisson-chat / marginalise les aubes / les mécanos de l’illogisme") ?

Le "maniérisme du signifiant"

Hors liens conceptuels se déploient la richesse d’un bestiaire (lui aussi écartelé entre les vivants et les morts) et un humour désespéré et quelque peu alourdi par ce que Patrick Quillier appelle, non sans justesse, dans une belle préface, le "maniérisme du signifiant".
La préface est une des meilleures introductions récentes à la poétique de Boris Gamaleya, du moins saisie dans ses aspects formels. Patrick Quillier est professeur à l’Université de Nice et à l’Université Eötvös Lorand de Budapest. Agrégé de Lettres classiques, docteur ès Lettres (“L’usage de l’oreille selon René Char”, à paraître chez Champion), maître de Conférences en Littérature générale et comparée à l’Université de Nice. Il a traduit du portugais les œuvres d’Eugenio de Andrade (1923-2005-prix Camões 2001), Fernando Pessoa (1888-1935) et son contemporain Alvaro de Campos. Il a aussi édité l’œuvre de Pessoa dans la Pléiade.

P. David

(1) Anecdote rapportée par Étienne Klein, dans “Il était sept fois la révolution” (Flammarion, 2005, p. 100), citant Abraham Pais, “The Genius of science” (Oxford Univ. Press, 2000).


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