Nout mémwar

’Une chasse aux nègres-marrons’, de Théodore Pavie — 14 —

8 juin 2012

Voici le quatorzième extrait d’un texte de Théodore Pavie, un écrivain, voyageur et botaniste angevin, venu à La Réunion entre 1840 et 1845. Ce texte, que nous a transmis notre ami Jean-Claude Legros, est intitulé : ’Une chasse aux nègres-marrons’ et il est paru la première fois dans ’La Revue des Deux mondes’ en avril 1845. ’Témoignages’ publie chaque vendredi dans cette chronique ’Nout mémwar’ un extrait de cette œuvre, qui retrace une partie de l’histoire de Quinola, l’un de nos ancêtres chefs marrons. Cela, à partir d’une visite ’touristique’ d’un docteur et ses amis dans les Hauts de l’île, avec Maurice, un ’guide créole’. Celui-ci leur raconte son aventure sur « le plateau des Palmistes, c’est-à-dire le camp des noirs marrons »…

À cette heure-là, les brigands doivent dormir, pensais-je en moi même ; mes compagnons auront le temps d’arriver avant qu’ils se remettent en campagne. Nous sommes sûrs de les atteindre.
— Et je me glissai avec précaution à travers les bois noirs : il y avait çà et là des branches cassées ; l’herbe était foulée autour de moi ; tout m’annonçait que j’approchais du camp, et j’en eus bientôt la preuve. Comme j’allongeais la tête sous les broussailles, en écartant d’une main des racines qui semblaient entortillées exprès pour faire tomber les passants, mon genou se posa sur une pointe de bois, et je ressentis une si vive douleur que je m’arrêtai tout court. Ces petits bâtons bien aiguisés, durcis au feu et plantés dans les sentiers qui conduisent à leurs camps, sont une terrible défense dont les nègres tirent un grand parti : si cette maudite invention n’arrête pas les patrouilles, au moins elle les force à marcher avec précaution, et met ainsi les fugitifs à l’abri d’une attaque subite. Un homme, un blanc qui porte un fusil sur son épaule, être mis hors de combat pour quelques lignes d’un morceau de bois qu’il s’enfonce dans le talon !… quelquefois même rester infirme pour toute sa vie, traîner le pied devant ses esclaves qui rient en cachette et ont l’air de dire : « Quand je me sauverai à mon tour, ce ne sera pas toi qui viendras me prendre ! » c’est bien humiliant !
Ma blessure saignait beaucoup ; je la liai avec un mouchoir, après m’être frotté d’eau-de-vie tout le genou, et je n’avançai pas davantage ; j’aurais même donné quelque chose pour avoir fait un pas de moins. Puis, je ne sais si les oreilles me tintaient par l’effet de la douleur, mais il me sembla entendre rire à mes côtés. J’écoutai avec attention ; une voix qui ne m’était pas tout à fait inconnue parlait en s’éloignant… J’arme mon fusil, j’essuie la pierre, je la rafraîchis en frappant dessus avec mon couteau, et je me hasarde sur la lisière du bois. Ce que j’aperçus dans la plaine, messieurs, j’aurais cru le voir en rêve, si le soleil qui étincelait de toutes parts ne m’eût forcé de reconnaître que j’avais bien les yeux ouverts. Figurez-vous une trentaine de noirs groupés çà et là au pied des palmistes, les uns tout nus, les autres vêtus d’une couverture nouée sur les épaules, comme les Hottentots du Cap ; ceux-ci coiffés d’un chapeau sans bords et habillés par en haut d’un gilet sans manches, ceux-là serrés dans un pantalon auquel il manquait une jambe. Pour la plupart, ils tenaient à la main des bâtons faits en forme de massue ou armés d’une pointe de fer ; quelques-uns avaient à la ceinture des couteaux bien aiguisés ; ceux que couvraient à demi des lambeaux d’habillement volés dans les habitations paraissaient misérables ; ceux dont la peau reluisait au soleil, librement, à l’état de nature, représentaient au moins l’homme sauvage : le noir est vêtu de sa couleur. Il y en avait là de plusieurs races ; mais le vieux Malgache que je cherchais des yeux ne faisait point partie de la bande.
Il me sembla que les marrons venaient de terminer leur repas ; on voyait des petits tas de cendre sous lesquelles ils avaient fait cuire des bananes et des patates douces, quelques tiges de palmistes effeuillées. La faim me talonnait, et j’aurais volontiers dévoré les pêches à moitié mûres que je portais dans mon sac, mais j’étais en face de l’ennemi. Tous ces esclaves amaigris par la fatigue, réduits à se procurer au prix de mille dangers une nourriture souvent insuffisante, à errer dans les montagnes comme les bêtes malfaisantes qui craignent le fusil du chasseur, à se cacher dans les trous en attendant l’heure du pillage, tous ces esclaves échappés des quatre coins de l’île, après y avoir été jetés de dix endroits différents de la côte d’Afrique, n’avaient pourtant qu’une pensée, et cette pensée leur donnait le courage de continuer cette misérable existence : ils s’étaient affranchis du travail et se trouvaient heureux. Avec cette différence qu’ils n’avaient rien de gracieux et que la cage était ouverte, je me rappelais, en voyant ces vilains noirs campés dans la plaine fermée de rochers, les grandes volières dans lesquelles les planteurs des villages rassemblent des oiseaux de tous pays.

(à suivre)


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