Intervention de Paul Vergès au Sénat

’Une manière réunionnaise de vivre la laïcité’

29 septembre 2005

Le 2 mars 2004, lors de la discussion du projet de loi ’encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics’, Paul Vergès était intervenu au Sénat. Il avait expliqué aux parlementaires comment se vit la laïcité dans notre pays, résultat de notre Histoire, de notre peuplement et de notre rapport au sacré.
Nous reproduisons ci-après le texte de cette intervention

"Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au moment où s’ouvre ce débat devant la Haute Assemblée, je pense à ces milliers et ces milliers de Réunionnaises et de Réunionnais qui, trois siècles durant, ont forgé l’unité de notre peuple.
Je pense à ces hommes et à ces femmes, venus de divers continents, de divers pays, venus d’Europe, de France en particulier, d’Afrique, de Madagascar, d’Asie, de l’Inde et de la Chine principalement. Je pense à ces routes qui se sont rejointes sur cette île inhabitée, devenue l’enjeu d’un destin commun.
C’est avant tout à eux que je pense, à celles et ceux qui, surmontant hier la violence de la société esclavagiste et coloniale, ont su sauvegarder leurs héritages culturels et spirituels, pour mieux les partager avec l’autre, pour mieux vivre ensemble.

"Miracle de l’échange"

Je pense à ces cultures originelles qui, à l’ombre d’une religion dominante, ont poursuivi leur vie souterraine, jeté entre elles des passerelles et donné naissance à une communauté réunionnaise originale et plurielle.
Oui, je pense à ce miracle de l’échange, qui a fait naître de cette diversité un seul peuple. Peuple de migrateurs, tous venus de quelque part, tous " étrangers ", tous " immigrés " au départ, et qui, dans le partage d’un espace, de valeurs, d’idéaux et de combats communs, ont fait que, sur cette île, au fil des siècles, chacun est devenu, chaque jour un peu plus, un frère pour l’autre, en un mot, un Réunionnais. Tant de différences rassemblées sur une terre d’humiliation sans nom finissent par être l’expression d’une convergence sur l’essentiel.
Dans le partage de ces valeurs vecteurs d’unité, le sacré a joué chez nous un rôle dominant. Il est au cœur de notre identité, mais plus encore, il est au cœur de notre vie sociale. Île de la foi, île des croyances, île des superstitions aussi, le continent de l’âme réunionnaise résiste encore aux assauts répétés du rationalisme et du matérialisme.

"La démonstration d’un modèle original"

Cette présence du sacré se manifeste partout : dans la langue, dans l’imaginaire, dans les légendes populaires, dans la musique. Et notre culture vit obstinément dans la relation aux morts et aux ancêtres. Elle se manifeste dans notre géographie aussi ! Saint-Denis, Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Joseph, Saint-Louis, les communes de La Réunion sont un catalogue de noms de saints !
En fait, il est possible d’affirmer que la société réunionnaise a fait la démonstration, dans les conditions qui lui sont propres, de la viabilité, dans le cadre de la République, d’un modèle original. Elle a inventé une manière réunionnaise de vivre la laïcité et elle démontre que celle-ci, élément essentiel de la cohésion de notre société, peut accueillir sereinement l’expression des différentes religions.
Dans un tel contexte, ce débat sur le port des signes religieux ostensibles au sein de l’école publique nous semble étrange, étrangement décalé par rapport à notre réalité, étranger à nos préoccupations aussi.

"Créer des tensions là où il n’en existe pas"

Nous n’avons pas la prétention absurde d’offrir notre modèle au monde. Aucun pays n’est réductible au nôtre. Mais comprenez que nous ne sommes pas non plus réductibles aux autres pays. Acceptez l’idée que, par l’application mécanique d’un dispositif inadapté à notre situation, cette loi peut heurter les consciences d’une très large majorité de notre population.
J’entendais récemment une élève de confession musulmane, qui, comme le plus grand nombre d’entre elles à La Réunion, ne porte pas le voile, me poser la question suivante : "Quel signe plus ostensible que mon prénom ? Faudra-t-il, demain, que je le change aussi ?" Et celles, peu nombreuses, qui portent le voile ? Jettera-t-on sur ces Réunionnaises le soupçon d’un acte militant, comme j’entends le dire en France ?
J’entends aussi, à La Réunion, des représentants de l’État dire que, dans les faits, la loi ne s’appliquera pas chez nous. J’entends Mme la ministre de l’Outre-mer affirmer qu’elle devra s’appliquer avec "souplesse et intelligence". Soit ! Mais nous n’avons aucune garantie pour aujourd’hui et encore moins pour l’avenir.
Par cette loi, qui assimile sans nuance l’outre-mer à la métropole, on prend le risque absurde de créer des tensions là où il n’en existe pas à l’heure actuelle. Car chacun sait comment un phénomène mis en scène par les médias peut enflammer les consciences et prendre des cheminements disproportionnés et inattendus.
Il est donc souhaitable qu’intervienne un décret précisant que l’application de la présente loi tiendra compte des caractéristiques particulières de notre département ; je défendrai un amendement en ce sens.

"Sauvegarder ce climat de dialogue"

S’agissant de l’islam, je voudrais dire combien la pratique de cette religion est ouverte dans notre île. En un peu plus d’un siècle, les Indiens musulmans ont parfaitement réussi leur intégration non seulement à la communauté réunionnaise, mais aussi à la communauté nationale. Les Réunionnais de confession musulmane sont la preuve qu’il est possible, dans l’attachement à sa foi et à sa pratique, de vivre, dans notre île de l’océan Indien, un islam respectueux des valeurs de la République.
Dans un tel contexte et avec de telles perspectives, la société réunionnaise apparaît comme une exception.
Tout doit être fait pour sauvegarder ce climat de dialogue et de cohabitation apaisé des différentes options spirituelles et religieuses. Car la société réunionnaise, née d’un crime contre l’humanité, de l’esclavage qui a marqué la moitié de son histoire, demeure traversée de multiples fractures ; le racisme, latent, n’a pas totalement disparu et des inégalités inouïes menacent sans cesse sa cohésion.
Rien n’est jamais définitivement acquis. Que n’a-t-on pas dit pour vanter les modèles yougoslave ou libanais ? Nous savons, malheureusement, ce qu’il en est advenu.

"La laïcité, comprise, soutenue et vécue par tous"

Nous entrons dans un siècle de grands affrontements, et nous aurions tort de croire que notre île restera hermétique aux déchirements qui se dessinent dans le monde, et dans l’océan Indien en particulier, l’océan Indien où s’est déplacé le centre de gravité de l’islam, religion largement majoritaire demain dans la majorité des pays riverains, tous colonisés jusqu’au milieu du siècle qui se termine, tous aux prises avec les problèmes de la sortie du sous-développement, avec une croissance démographique qui ne laisse aucun sursis et avec des frontières artificielles léguées par la colonisation.
Aussi, consolider l’unité de notre société multiculturelle relève d’une responsabilité politique. Mais, surtout, notre société multiculturelle a conscience que seule la laïcité, comprise, soutenue et vécue par tous, peut assurer la cohésion, pour aujourd’hui et pour demain.
Au moment de conclure, je voudrais faire quelques observations plus générales.
Les faux débats dilatoires servis par une orchestration médiatique d’une redoutable efficacité éludent, à mon sens, l’essentiel : nous sommes entrés dans la plus grande crise de civilisation qu’ait connue l’Occident, crise des valeurs, crise des idées, crise du sens.
Les valeurs de dignité humaine, héritées des traditions judéo-chrétiennes, les valeurs à prétention universelle héritées des Lumières - Liberté, Égalité, Fraternité - sont en effet entrées en crise, car inappliquées et, jusqu’à maintenant, inapplicables à l’échelle planétaire. Et le fossé grandissant entre les pays riches et les pays pauvres appelle un questionnement sur la perte de vitalité de nos mythes fondateurs.
Comme le disait un philosophe, si le tiers-monde meurt par absence de moyens, l’Occident, lui, meurt aujourd’hui par absence de fins.

"Proposer un idéal partagé à la jeunesse"

L’intégration, il en a été beaucoup question. Mais une question simple se pose : l’intégration à quoi ? À une civilisation du quantitatif ? À la société de l’audimat où triomphe l’absurde et où règne le non-sens, et dont la première victime est la jeunesse ?
C’est aussi et surtout de cela que l’école doit être protégée. C’est aussi et surtout cela que l’école doit combattre.
Pour ce voile qu’on dénonce aujourd’hui, combien d’autres s’abattent, dans l’indifférence, sur les valeurs de la République ? Car dans tout cela, où est l’idéal commun, l’ambition noble et collective qui peut unir les Français dans leurs différences ?
Les exploits sportifs de l’équipe de France n’y suffiront pas. La République se doit donc d’aller à la conquête du sens, des utopies et de proposer un idéal partagé à la jeunesse. Ce n’est pas dans la République du guichet que nous ferons lever une espérance commune. Elle favorisera, au contraire, la montée de tous les communautarismes.
La nation se doit donc de retrouver son âme. C’est à cette condition que la laïcité sera admise, réclamée et défendue par tous".

(Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste, du RDSE et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées de l’UMP.)


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