« Une manière réunionnaise de vivre la laïcité »

6 septembre 2008

Hier, le journal ’Le Quotidien’ faisait sa une sur 6 lycéennes de Saint-Denis « exclues à cause de leur voile », relançant le débat sur la laïcité. Au-delà du sensationnalisme, il nous est apparu opportun de soulever ce que certains semblent ignorer, c’est la particularité réunionnaise, basée sur la tolérance d’une société ouverte qui a accueilli en son sein des femmes et des hommes avec leurs traditions, leurs cultes et leur culture. Ce métissage, qu’on nous prête exemplaire, est un des fondements de la société réunionnaise qui réussit et réunit sa population en parfaite harmonie.
Le 2 mars 2004, lors de la discussion du projet de loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », Paul Vergès était intervenu au Sénat. Il avait expliqué aux parlementaires comment se vit la laïcité dans notre pays, résultat de notre Histoire, de notre peuplement et de notre rapport au sacré. Nous reproduisons ci-après le texte de cette intervention. Publié dans l’édition du 29 septembre 2005

« Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au moment où s’ouvre ce débat devant la Haute Assemblée, je pense à ces milliers et ces milliers de Réunionnaises et de Réunionnais qui, trois siècles durant, ont forgé l’unité de notre peuple. 
Je pense à ces hommes et à ces femmes, venus de divers continents, de divers pays, venus d’Europe, de France en particulier, d’Afrique, de Madagascar, d’Asie, de l’Inde et de la Chine principalement. Je pense à ces routes qui se sont rejointes sur cette île inhabitée, devenue l’enjeu d’un destin commun. 
C’est avant tout à eux que je pense, à celles et ceux qui, surmontant hier la violence de la société esclavagiste et coloniale, ont su sauvegarder leurs héritages culturels et spirituels, pour mieux les partager avec l’autre, pour mieux vivre ensemble.

« Miracle de l’échange »

Je pense à ces cultures originelles qui, à l’ombre d’une religion dominante, ont poursuivi leur vie souterraine, jeté entre elles des passerelles et donné naissance à une communauté réunionnaise originale et plurielle. 
Oui, je pense à ce miracle de l’échange, qui a fait naître de cette diversité un seul peuple. Peuple de migrateurs, tous venus de quelque part, tous "étrangers", tous "immigrés" au départ, et qui, dans le partage d’un espace, de valeurs, d’idéaux et de combats communs, ont fait que, sur cette île, au fil des siècles, chacun est devenu, chaque jour un peu plus, un frère pour l’autre, en un mot, un Réunionnais. Tant de différences rassemblées sur une terre d’humiliation sans nom finissent par être l’expression d’une convergence sur l’essentiel. 
Dans le partage de ces valeurs vecteurs d’unité, le sacré a joué chez nous un rôle dominant. Il est au cœur de notre identité, mais plus encore, il est au cœur de notre vie sociale. Île de la foi, île des croyances, île des superstitions aussi, le continent de l’âme réunionnaise résiste encore aux assauts répétés du rationalisme et du matérialisme.

« La démonstration d’un modèle original »

Cette présence du sacré se manifeste partout : dans la langue, dans l’imaginaire, dans les légendes populaires, dans la musique. Et notre culture vit obstinément dans la relation aux morts et aux ancêtres. Elle se manifeste dans notre géographie aussi ! Saint-Denis, Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Joseph, Saint-Louis, les communes de La Réunion sont un catalogue de noms de saints !
En fait, il est possible d’affirmer que la société réunionnaise a fait la démonstration, dans les conditions qui lui sont propres, de la viabilité, dans le cadre de la République, d’un modèle original. Elle a inventé une manière réunionnaise de vivre la laïcité et elle démontre que celle-ci, élément essentiel de la cohésion de notre société, peut accueillir sereinement l’expression des différentes religions. 
Dans un tel contexte, ce débat sur le port des signes religieux ostensibles au sein de l’école publique nous semble étrange, étrangement décalé par rapport à notre réalité, étranger à nos préoccupations aussi.

« Créer des tensions là où il n’en existe pas »

Nous n’avons pas la prétention absurde d’offrir notre modèle au monde. Aucun pays n’est réductible au nôtre. Mais comprenez que nous ne sommes pas non plus réductibles aux autres pays. Acceptez l’idée que, par l’application mécanique d’un dispositif inadapté à notre situation, cette loi peut heurter les consciences d’une très large majorité de notre population. 
J’entendais récemment une élève de confession musulmane, qui, comme le plus grand nombre d’entre elles à La Réunion, ne porte pas le voile, me poser la question suivante : « Quel signe plus ostensible que mon prénom ? Faudra-t-il, demain, que je le change aussi ? » Et celles, peu nombreuses, qui portent le voile ? Jettera-t-on sur ces Réunionnaises le soupçon d’un acte militant, comme j’entends le dire en France ?
J’entends aussi, à La Réunion, des représentants de l’État dire que, dans les faits, la loi ne s’appliquera pas chez nous. J’entends Mme la ministre de l’Outre-mer affirmer qu’elle devra s’appliquer avec « souplesse et intelligence ». Soit ! Mais nous n’avons aucune garantie pour aujourd’hui et encore moins pour l’avenir. 
Par cette loi, qui assimile sans nuance l’outre-mer à la métropole, on prend le risque absurde de créer des tensions là où il n’en existe pas à l’heure actuelle. Car chacun sait comment un phénomène mis en scène par les médias peut enflammer les consciences et prendre des cheminements disproportionnés et inattendus. 
Il est donc souhaitable qu’intervienne un décret précisant que l’application de la présente loi tiendra compte des caractéristiques particulières de notre département ; je défendrai un amendement en ce sens.

« Sauvegarder ce climat de dialogue »

S’agissant de l’islam, je voudrais dire combien la pratique de cette religion est ouverte dans notre île. En un peu plus d’un siècle, les Indiens musulmans ont parfaitement réussi leur intégration non seulement à la communauté réunionnaise, mais aussi à la communauté nationale. Les Réunionnais de confession musulmane sont la preuve qu’il est possible, dans l’attachement à sa foi et à sa pratique, de vivre, dans notre île de l’Océan Indien, un islam respectueux des valeurs de la République. 
Dans un tel contexte et avec de telles perspectives, la société réunionnaise apparaît comme une exception. 
Tout doit être fait pour sauvegarder ce climat de dialogue et de cohabitation apaisé des différentes options spirituelles et religieuses. Car la société réunionnaise, née d’un crime contre l’humanité, de l’esclavage qui a marqué la moitié de son histoire, demeure traversée de multiples fractures ; le racisme, latent, n’a pas totalement disparu et des inégalités inouïes menacent sans cesse sa cohésion. 
Rien n’est jamais définitivement acquis. Que n’a-t-on pas dit pour vanter les modèles yougoslave ou libanais ? Nous savons, malheureusement, ce qu’il en est advenu.

« La laïcité, comprise, soutenue et vécue par tous »

Nous entrons dans un siècle de grands affrontements, et nous aurions tort de croire que notre île restera hermétique aux déchirements qui se dessinent dans le monde, et dans l’Océan Indien en particulier, l’Océan Indien où s’est déplacé le centre de gravité de l’islam, religion largement majoritaire demain dans la majorité des pays riverains, tous colonisés jusqu’au milieu du siècle qui se termine, tous aux prises avec les problèmes de la sortie du sous-développement, avec une croissance démographique qui ne laisse aucun sursis et avec des frontières artificielles léguées par la colonisation. 
Aussi, consolider l’unité de notre société multiculturelle relève d’une responsabilité politique. Mais, surtout, notre société multiculturelle a conscience que seule la laïcité, comprise, soutenue et vécue par tous, peut assurer la cohésion, pour aujourd’hui et pour demain. 
Au moment de conclure, je voudrais faire quelques observations plus générales. 
Les faux débats dilatoires servis par une orchestration médiatique d’une redoutable efficacité éludent, à mon sens, l’essentiel : nous sommes entrés dans la plus grande crise de civilisation qu’ait connue l’Occident, crise des valeurs, crise des idées, crise du sens. 
Les valeurs de dignité humaine, héritées des traditions judéo-chrétiennes, les valeurs à prétention universelle héritées des Lumières - Liberté, Égalité, Fraternité - sont en effet entrées en crise, car inappliquées et, jusqu’à maintenant, inapplicables à l’échelle planétaire. Et le fossé grandissant entre les pays riches et les pays pauvres appelle un questionnement sur la perte de vitalité de nos mythes fondateurs. 
Comme le disait un philosophe, si le tiers-monde meurt par absence de moyens, l’Occident, lui, meurt aujourd’hui par absence de fins.

« Proposer un idéal partagé à la jeunesse »

L’intégration, il en a été beaucoup question. Mais une question simple se pose : l’intégration à quoi ? À une civilisation du quantitatif ? À la société de l’audimat où triomphe l’absurde et où règne le non-sens, et dont la première victime est la jeunesse ?
C’est aussi et surtout de cela que l’école doit être protégée. C’est aussi et surtout cela que l’école doit combattre. 
Pour ce voile qu’on dénonce aujourd’hui, combien d’autres s’abattent, dans l’indifférence, sur les valeurs de la République ? Car dans tout cela, où est l’idéal commun, l’ambition noble et collective qui peut unir les Français dans leurs différences ?
Les exploits sportifs de l’équipe de France n’y suffiront pas. La République se doit donc d’aller à la conquête du sens, des utopies et de proposer un idéal partagé à la jeunesse. Ce n’est pas dans la République du guichet que nous ferons lever une espérance commune. Elle favorisera, au contraire, la montée de tous les communautarismes. 
La nation se doit donc de retrouver son âme. C’est à cette condition que la laïcité sera admise, réclamée et défendue par tous ».
(Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste, du RDSE et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées de l’UMP. )

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Messages

  • Au nom de notre identité culturelle et cultuelle
    Je suis fière d’être une militante du PCR, seul parti qui a réagi positivement pour préserver l’unité réunionnaise sur le sujet du port du foulard dans nos établissements scolaires.
    L’ Ile de la Réunion porte l’union de plusieurs cultures.
    Dans notre charmante petite île, le bouddhisme, l’hindouisme, la civilisation chrétienne, l’hindouisme, l’animisme et l’islam coexistent ensemble. Cette diversité culturelle et cultuelle, un héritage de notre passé cimente notre société d’aujourd’hui. Cette diversité nous unit et établit un équilibre précieux, traduction de la tolérance, d’une société qui veut maintenir la paix sociale.
    Pourquoi alors vouloir créer des problèmes là où il n’y en a pas ? Pourquoi vouloir briser cette unité en appliquant ces décisions prises par ces soit disant sages du conseil d’Etat ? Ont ils tenu compte de nos spécificités ?
    Faut- il vous rappeler que l’histoire construit, consolide notre présent et prépare harmonieusement notre avenir.
    Nous nous sommes battus fièrement et dignement pour que notre identité culturelle et cultuelle soit préservée pour maintenir l’union des Réunionnais.
    Rappelez vous les longs combats menés pour que le créole, notre langue, notre maloya, la musique de nos ancêtres malgaches soient reconnus et valorisés.
    Rappelez- vous aussi les luttes pour préserver la culture de ces engagés indiens venus s’installer dans l’Ile pour travailler.
    Les pagodes chinoises et les mosquées présentes dans notre île expriment bien cet écléctique culturel accompagné de cette facilité du vivre ensemble réunionnais.
    Dans notre île nous fêtons ensemble le jour l’an chinois, le 20 décembre la fête cafres, la fête de la lumière, le 25 décembre, la fin du Ramadan.
    Alors ne nous divisons pas au nom de la laïcité qui oublie notre histoire, nos spécificités.
    La déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 pose dans l’article 10 : « nul ne doit être inquiété pour ces opinons, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
    Y a t-il dans notre île des conflits religieux ?
    Continuons ensemble à respecter toutes ces identités, à nous rassembler autour de ces manifestations culturelles et cultuelles qui rythment aux sons des kayamb, des tambours malabars, des pétards, de la voix du muezzin et des ave Maria.
    Nous sommes Français certes, mais nous sommes aussi des Réunionnais qui veulent préserver notre identité, valoriser notre histoire pour mieux nous armer contre cette mondialisation.
    Aline MURIN-HOARAU, élue de Ste Suzanne.


Témoignages - 80e année


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