Conférence d’Eugène Rousse en hommage à Aimé Césaire le 30 juin 2013 à Sainte-Suzanne
Aimé Césaire, un homme politique hors du commun
1er juillet 2013
Hier à la bibliothèque Aimé Césaire à Sainte-Suzanne, Eugène Rousse est intervenu pour rendre hommage à l’ancien député de la Martinique. Voici le contenu de cette conférence.
Avant de vous entretenir de tout ce que les Réunionnais doivent au député de Martinique Aimé Césaire, décédé le 17 avril 2008, je me propose d’évoquer ce qui a marqué la vie de ce grand Martiniquais avant son entrée sur la scène politique.
Fils d’un modeste fonctionnaire, petit-fils du premier enseignant Noir nommé en Martinique, Aimé Césaire est né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe, non loin de Fort-de-France, chef-lieu du pays. Après de brillantes études secondaires au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France, il se rend en 1932 au prestigieux lycée Louis le Grand à Paris. Il y prépare son entrée à l’École Normale Supérieure, où il obtiendra l’agrégation de Lettres classiques. Il a la chance d’avoir comme condisciple Léopold Sédar Senghor, un Sénégalais qui devait faire une carrière universitaire et politique exceptionnelle.
C’est ce dernier qui fit connaître l’Afrique à Césaire. L’Afrique, dont le jeune Martiniquais savait qu’elle avait vu naître ses ancêtres, mais dont il ignorait tout de ses brillantes civilisations et des horreurs de l’esclavage qui s’y pratiquait moins d’un siècle plus tôt.
Ses études supérieures terminées en 1939, il regagne la Martinique, où il achève son célèbre poème "Cahier d’un retour au pays natal", dans lequel il exprime son vif désir de voir ses frères Noirs de la Martinique vivre « debout et libres » .
Un record inégalé
Affecté au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France, il acquiert rapidement une forte notoriété dans toute l’île. Ce qui lui vaut d’être sollicité par un comité regroupant des syndicalistes, des militants de la Ligue des Droits de l’Homme et surtout d’anciens condisciples et élèves pour être tête de liste à la Martinique aux différents scrutins de l’immédiat après-guerre. Sans hésitation, il accepte cette proposition et conduira les travailleurs martiniquais à de retentissantes victoires, tant aux municipales d’avril 1945 qu’aux cantonales du 7 octobre et à l’élection à l’Assemblée nationale constituante du 21 octobre 1945.
À cette dernière élection, avec son ami ouvrier Léopold Bissol, il enlève les 2 sièges mis en jeu. Il restera pendant 56 ans maire de Fort-de-France et pendant 48 ans député de la Martinique. Un record jusqu’à ce jour inégalé dans toute la République française.
Un précieux avocat des Réunionnais
Voyons maintenant ce que les Réunionnais doivent au parlementaire Aimé Césaire. Peu après l’élection de la première Assemblée nationale constituante le 21 octobre 1945, trois propositions de loi visant à ériger les 4 « vieilles colonies françaises » (Guyane, Guadeloupe, Martinique et La Réunion) en départements français sont déposées sur le bureau de l’Assemblée par Gaston Monnerville pour la Guyane, Raymond Vergès et Léon de Lépervanche pour La Réunion, Aimé Césaire et Léopold Bissol pour la Martinique. Les 2 députés socialistes de Guadeloupe, Eugénie Éboué et Paul Valentino, n’approuvant pas ces textes.
Ces trois propositions de loi ont fait l’objet de trois longs débats avant de donner lieu à deux rapports rédigés par Aimé Césaire et de déboucher enfin sur une proposition de loi commune, rédigée toujours par Aimé Césaire.
L’hostilité du gouvernement
L’examen de cette proposition de loi commune — en présence du ministre de la France d’Outre-mer, Marius Moutet, et du ministre des Finances, André Philipp — s’est déroulé dans un climat tendu. Marius Moutet estimant qu’il « paraît indispensable de ne pas faire une obligation au gouvernement d’appliquer aux 4 territoires intéressés la législation française en raison d’un surcoût des dépenses pour le budget métropolitain » . André Philipp affirmant pour sa part que l’article 3 de la proposition de loi présentée par Aimé Césaire est « dangereux et devrait être supprimé » . Un article 3 qui, il faut le préciser, prévoyait « l’application pure et simple aux nouveaux départements des lois et décrets en vigueur en métropole » .
Ne voulant pas prendre le risque réel d’un ajournement sans limites de la poursuite de l’examen d’une aussi importante proposition de loi, le rapporteur Césaire estima que le changement de statut accepté par tous constituait un acquis précieux qu’il convenait de préserver. Le combat des populations des nouveaux DOM pouvait selon lui influer favorablement sur le contenu de ce changement.
Ce combat fut effectivement mené avec détermination et dans des conditions difficiles. L’année 1996 en marque une étape importante avec l’extension aux « confettis de l’Empire » des lois sociales métropolitaines. Mais force est de reconnaître que les sociétés de ces vieux territoires français restent très inégalitaires. Est-il besoin d’ajouter qu’en conséquence, le combat doit se poursuivre ?
Secours aux victimes du cyclone du 27 janvier 1948
La seconde intervention importante d’Aimé Césaire en faveur des Réunionnais se situe en janvier 1948. Dans la nuit du 26 au 27 janvier 1948, un cyclone d’une violence inouïe s’abat sur l’île, la transformant en un champ de ruines. Nos députés — Vergès, De Lépervanche et Babet — en sont immédiatement informés. Mais tous les trois n’ont pas droit, depuis le 10 novembre 1946, date de leur élection, à la plénitude de leurs prérogatives législatives, en raison des fraudes électorales massives lors du scrutin du 10 novembre dans les communes de Saint-Benoît et de Saint-Joseph.
Dans la grande commune de l’Est, la liste Vergès obtient 0 voix, malgré une participation atteignant le taux de 99,5%. Dans la commune du Sud, dont le maire Babet avait le jour du vote demandé « des renforts contre les communistes qui répandent la terreur dans la ville » , la liste Vergès ne recueille que 2 voix, la liste Babet s’octroyant 6.463 voix. Vergès et De Lépervanche, dont l’élection ne sera validée que le 25 janvier 1949, sollicitent le député de Fort-de-France pour le dépôt dès le 30 janvier 1948 d’une proposition de loi réclamant au gouvernement « un premier crédit de 200 millions de francs en faveur des sinistrés de La Réunion » . Ce n’est que le 17 mars que le gouvernement donne satisfaction à Aimé Césaire en accordant « un secours d’extrême urgence (de 200 millions de francs) aux victimes du cyclone de La Réunion » .
À la fin des années 1940, Aimé Césaire se joint à Léon de Lépervanche et à Raymond Vergès pour rappeler aux gouvernements successifs que la loi du 19 mars 1946, érigeant les « vieilles colonies » en départements, est « l’aboutissement d’un siècle d’espérances et d’efforts ». Ils leur demandent « de respecter la volonté du législateur, en mettant tout en œuvre pour substituer au régime colonial, qui continue à nous être imposé, le régime départemental prévu par les textes… » .
Célébration du centenaire de l’abolition de l’esclavage
En 1948, date du centenaire de l’abolition de l’esclavage par Victor Schœlcher dans les colonies françaises, on retrouve Aimé Césaire aux côtés des élus communistes réunionnais pour dénoncer le « crime monstrueux » qu’a été l’esclavage dans la quasi-totalité de ces pays colonisés. Un crime autour duquel un silence total avait été organisé jusque-là.
À l’occasion de la célébration du centenaire de l’abolition de l’esclavage, en dépit de l’arrêté du maire de Saint-Denis interdisant toute manifestation sur la voie publique, un cortège de 20.000 personnes défile du Jardin de l’État à la place du Barachois, devenue deux ans plus tôt Esplanade Sarda Garriga au cours d’une cérémonie empreinte de solennité et aussi de gravité.
Césaire s’empressa aussi de joindre sa voix à celle des progressistes réunionnais pour condamner les guerres sanglantes et coûteuses menées par les gouvernements français, tant en Indochine qu’à Madagascar et en Algérie.
Les vieilles colonies en état de siège
Les démocrates réunionnais étant privés de toute représentation au Parlement français pendant près de 30 ans (de novembre 1959 à mars 1986) en raison de la fraude électorale institutionnalisée pendant une grande partie de cette période, Aimé Césaire se fait leur porte-parole dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale et auprès du gouvernement.
Ainsi, par exemple, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, les atteintes aux libertés sont si graves et si fréquentes dans les D.O.M. que le député de la Martinique dénonce le 6 octobre 1961 à la tribune de l’Assemblée nationale « l’état de siège qui affecte dangereusement les quatre vieilles colonies, où il n’y a plus ni Constitution, ni droits de l’Homme et du citoyen. Il n’y a plus de liberté publique ; il n’y a qu’une règle : le bon plaisir (…) » .
Une pluie de condamnations
Une telle protestation n’empêche pas :
- Premièrement, la condamnation de Paul Vergès, le 5 juillet 1963, à 3 mois de prison ferme et 100.000 francs d’amende, ainsi qu’à la perte de ses droits civiques pour une durée de 5 ans. Cela, pour la simple raison qu’il avait reproduit dans le journal "Témoignages", qu’il dirigeait, un article de "l’Humanité" relatant les crimes commis par le préfet de police parisien Maurice Papon contre des manifestants algériens à Paris. Des crimes qui ont valu 16 ans plus tard à Papon des poursuites pour « crimes contre l’humanité » .
- Deuxièmement, une nouvelle condamnation du directeur de "Témoignages" à 3 mois de prison ferme, le 9 juillet 1964, pour avoir dénoncé les violences policières commises à Saint-Paul, lors de l’élection législative du 5 mai 1963 à Saint-Paul.
- Troisièmement, les poursuites engagées contre Paul Vergès pour « atteinte à l’intégrité du territoire national » , sa mise en détention à la prison centrale de Saint-Denis, puis dans celle de la Santé à Paris, de juillet à août 1966. Une affaire qui se termina par un non-lieu. Un non-lieu parfaitement prévisible puisque 18 Martiniquais poursuivis pour le même motif avaient été acquittés en décembre 1963 après un procès où Aimé Césaire était venu témoigner en leur faveur.
- Quatrièmement, la condamnation le 20 avril 1964 de Daniel Lallemand à 6 mois de prison avec sursis, 100.000 francs d’amende et perte de ses droits civiques, pour avoir déchiré le 18 novembre 1962 un procès-verbal d’élections truquées.
- Cinquièmement, des brimades contre Bruny Payet et les enfants de Paul Vergès, qui sont tous privés de passeport et de carte d’identité.
L’ordonnance du 15 octobre 60 : un monument d’arbitraire
L’application à La Réunion et aux Antilles de l’ordonnance du 15 octobre 1960, plus connue sous le nom « ordonnance Debré » , fournit à Aimé Césaire plusieurs occasions d’intervenir à l’Assemblée nationale.
De ces interventions, je ne mentionnerai que la première et la dernière, qui remontent respectivement à août 1961 et octobre 1972.
En août 1961, le député de Fort-de-France fait observer au Premier ministre Michel Debré que les graves sanctions infligées brutalement et sans la moindre explication aux fonctionnaires des DOM « sont parfaitement illégales et grossièrement entachées d’arbitraire (…). Il ne s’agit de rien de moins que de décérébrer les peuples des DOM pour les empêcher de prendre conscience d’eux-mêmes » .
En octobre 1972, lors du débat relatif à l’abrogation de l’ordonnance du 15 octobre 1960, Aimé Césaire crie une nouvelle fois son indignation à la tribune de l’Assemblée nationale : « La vérité, c’est qu’on a profité de la guerre d’Algérie pour introduire une législation d’exception dans ces territoires d’exception que sont peu à peu redevenus ce que le législateur d’autrefois, plus franc que celui d’aujourd’hui, appelait les vieilles colonies » . Et le député martiniquais d’ajouter : « N’oubliez pas que le texte que vous allez abroger aujourd’hui (10 octobre 1972) a ruiné des familles, il a brisé des carrières, il a rompu des ménages » . Aussi se prononce-t-il pour une « réparation du grave préjudice subi par les victimes de l’ordonnance Debré » .
Le combat anticolonialiste de Césaire
S’agissant du combat anticolonialiste d’Aimé Césaire, je me contenterai de signaler que sa position est parfaitement précisée dans son "Discours sur le colonialisme", édité en 1950. Il y soutient — contrairement aux propos de Jules Ferry relatifs au « devoir des races supérieures de civiliser les races inférieures » — que « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le réveiller aux instincts refoulés, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale (…) » .
Aussi, le député martiniquais a-t-il condamné en termes très durs la loi votée par l’Assemblée nationale française le 23 février 2005 ; une loi dont l’article 4 souligne « le rôle positif de la présence française outre-mer » . C’est en raison d’un tel vote qu’il s’est déclaré hostile à la venue en Martinique de Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Intérieur de l’époque.
La rencontre des deux hommes à Fort-de-France en 2006 n’a pas empêché Nicolas Sarkozy d’affirmer à Toulon le 7 février 2007 : « la colonisation ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation » . Chacun sait que, devenu président de la République, son discours à Dakar sur la colonisation tenu le 26 juillet 2007 a « profondément choqué l’intelligentsia africaine » .
Des funérailles nationales
Voilà brièvement rappelé, à l’occasion du centenaire de sa naissance, l’inlassable combat politique mené par Aimé Césaire, considéré par tous comme l’homme phare des Antilles. Son combat contre toutes les formes de racisme, contre le colonialisme, pour le respect des droits fondamentaux de tout individu et pour l’édification d’une société plus égalitaire a valu le 20 avril 2008 des funérailles nationales au grand Martiniquais, auxquelles assistaient les plus hautes autorités de l’État et des milliers d’Antillais dissimulant mal leur immense chagrin.
Ses proches choisirent de l’inhumer au cimetière de Fort-de-France, alors que la République reconnaissante lui offrait une place au Panthéon à Paris aux côtés de Victor Schœlcher, le père de l’abolition de l’esclavage qu’il vénérait.
S’étant constamment comporté en avocat des peuples de l’Outre-mer français, Aimé Césaire a droit à la gratitude de tous les Réunionnais. L’hommage qui lui a été rendu à Sainte-Suzanne au cours de la dernière semaine de juin 2013 est donc amplement justifié.
Eugène Rousse