Françoise Vergès, écrivain, politologue

Hommage à Édouard Glissant

4 février 2011

« C’est avec une grande tristesse que j’ai appris la mort d’Édouard Glissant. Il a été, et restera, une des grandes voix intellectuelles d’un monde produit par un crime, l’esclavage, mais un monde qui en résistant à la déshumanisation qui lui était imposée, a créé des cultures, des idéaux, des savoirs, des littératures.

J’ai eu l’honneur et la chance de rencontrer et d’écouter Édouard Glissant. Bien que n’étant pas toujours en accord avec ses analyses (je sais qu’à l’occasion de la mort de quelqu’un, il n’est pas opportun de signaler des désaccords mais je respecte trop Édouard Glissant pour ne pas le faire), j’ai toujours été frappée par son désir d’intervenir dans les grands débats d’idées, dans les discussions qui mobilisent le monde contemporain. Il partait de son île, mais s’ouvrait au monde.

Je voudrais citer ici trois ouvrages d’Édouard Glissant parmi les nombreux romans et essais qu’il a publiés, “Le Discours antillais”, “Poétique de la relation” et “Mémoires de l’esclavage”.

Dans “Le Discours antillais”, Glissant fait une puissante analyse critique de la société antillaise. Il confronte ses contradictions, ses limites, son désir d’assimilation et donc d’effacement de sa singularité. Il déconstruit tout l’appareil discursif qui construit une relation perverse et morbide entre la « métropole » et le département d’outre-mer. C’est un livre important, et si certaines remarques seraient aujourd’hui à amender, il nous apprend beaucoup sur ces sociétés des DOM. Ses analyses peuvent s’appliquer à La Réunion : une petite bourgeoisie avide de reconnaissance par le « maître », avide d’accéder à la consommation, s’éloignant d’un peuple qu’elle méprise par peur d’y être identifié, une hiérarchie raciale, une difficulté à s’émanciper. Dans cet ouvrage, Glissant s’inscrit dans la critique ouverte par Aimé Césaire et Frantz Fanon.

Poétique de la relation développe l’approche de Glissant sur la rencontre, l’échange comme espace de formation de l’individu. Texte poétique et critique, l’ouvrage ouvre la voie à un corpus sur la relation. Avec la notion de « créolisation », dont Glissant est devenu un des théoriciens, la réflexion se poursuit. “Mémoires de l’esclavage” est le rapport que Glissant remet au Premier ministre en 2006 à la suite de la proposition faite par le Comité pour la mémoire de l’esclavage dans son rapport d’avril 2005 de créer un mémorial/centre de ressources sur les traites et les esclavages. Glissant y souligne la nécessité, l’urgence de la création d’un tel espace.

Je pourrai encore citer les interventions de Glissant à la suite des grandes manifestations de 2009 menées par le LKP et le texte qu’il signe avec Patrick Chamoiseau sur les produits de « première nécessité » d’une société, l’un étant la culture.

C’est un grand écrivain qui disparaît. N’oublions pas cependant que c’est aux États-Unis, comme Maryse Condé et tant d’autres, qu’Édouard Glissant trouva un poste universitaire. La société française continue à être trop souvent fermée aux chercheurs, écrivains, artistes qui sortent des sentiers battus, qui interrogent des récits hégémoniques. Un hommage à lui rendre serait de concrétiser la création d’un mémorial aux traites et aux esclavages ».

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