Hommage à Léon de Lépervanche à l’occasion du centenaire de sa naissance

21 novembre 2007

L’année 2007 nous offre l’occasion d’associer dans un même hommage deux Réunionnais qui ont fortement marqué l’histoire de leur île : Raymond Vergès et Léon de Lépervanche. Le premier est décédé il y a 50 ans ; le second est né il y a 100 ans. Le cinquantenaire de la mort de Raymond Vergès survenue le 2 juillet 1957 a donné lieu à des manifestations dont les médias ont rendu compte. Aujourd’hui, 21 novembre 2007, débute la célébration du centenaire de la naissance de Léon de Lépervanche dont le temps fort sera la journée du 28 novembre prochain, une date, qui comme nous le verrons ne doit rien au hasard.

La vie de Léon de Lépervanche

Vincent de Paul, Marie, Jules, Simon, Léon Mézières de Lépervanche est né à Saint-Denis dans un milieu aisé.
Son père Jacques, Vincent de Paul, Alexis Mézières de Lépervanche exerçait la profession de préparateur de vanille. Son trisaïeul paternel, né à Montréal au Canada en 1740, avait dû quitter cette possession française d’Amérique -cédée à l’Angleterre en 1763- pour s’installer en 1771 à Saint-Denis, où il servit en qualité d’officier au régiment de Bourbon.
A la mort de son père survenu le 19 janvier 1909 à Saint-denis, Léon de Lépervanche fut élevé avec beaucoup de tendresse par sa mère née Zélie Bédier issue d’une famille bourgeoise de La Réunion ; une femme très pieuse qui tint à donner à son fils une solide éducation.
Élève de l’unique lycée de l’île, le lycée Leconte de Lisle où ses études lui laissent assez de loisirs pour être enfant de chœur de la chapelle de l’établissement, le descendant de l’officier canadien possède les aptitudes requises pour aller à la conquête de diplômes importants. Mais le brillant élève arrête dès l’âge de 16 ans un parcours scolaire qui s’annonçait remarquable. Révolté sans doute par l’égoïsme de ses proches, il prend conscience de la lourde charge qu’il constitue pour sa mère et de la nécessité pour lui d’apporter sa contribution à l’édification d’un monde plus solidaire. La lecture du “Manifeste communiste” du philosophe allemand Karl Marx qu’un de ses oncles, surveillant général au lycée met entre ses mains ne fait que renforcer sa détermination. C’est donc un jeune garçon de constitution plutôt fragile, mais particulièrement motivé qui se présente à la direction du CPR (chemin de fer et port de La Réunion) pour y solliciter un emploi qu’il obtient presque sur-le-champ.

Journalier jusqu’en 1930, il gravit ensuite rapidement les échelons et devient facteur-chef, grade qui est le sien lors de son départ définitif du CPR le 21 novembre 1938, le jour de son 31e anniversaire.

Militant de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH)

Agent du CPR, Léon de Lépervanche est particulièrement bien placé pour constater les terribles ravages causés dans l’île par son dramatique sous-équipement et la grande misère de sa population qui sont la cause du taux effrayant de la mortalité infantile (369 pour 1000 en 1934) et de l’espérance de vie à la naissance qui n’atteint pas 50 ans à cette époque. Il se joint spontanément à la poignée d’hommes engagés dans le difficile combat visant à obtenir le respect des droits fondamentaux de leurs concitoyens, notamment le droit au travail et à un salaire décent, le droit sinon à la santé, du moins à la possibilité d’accès aux soins, le droit à l’éducation, au logement... Il entend également apporter sa contribution à la lutte contre toutes les atteintes aux libertés et contre toutes les formes d’arbitraire et de violence. Devant les dangers de guerre qui se précisent au milieu des années 30, il se place résolument dans le camp de ceux qui militent pour la paix.

C’est donc tout naturellement qu’il rejoint à la Ligue des Droits de l’Homme, le docteur Raymond Vergès, le prince Vinh-San (empereur d’Annam exilé à La Réunion), l’inspecteur des douanes Jean Hinglo, l’instituteur Benjamin Hoarau, les frères Lucas pour ne citer que ceux-là. La Ligue des Droits de l’Homme dont les revendications essentielles tiennent dans ces trois mots : “la Paix, le Pain et la Liberté”.

Militant syndical de premier plan

Au cours de la décennie 1930, Léon de Lépervanche s’est employé à faire prendre conscience à tous les travailleurs de l’île de l’impérieuse nécessité de s’unir dans des organisations syndicales aussi puissantes que possible afin de faire aboutir leurs légitimes revendications et de changer la société réunionnaise si profondément inégalitaire. Ses efforts ont été couronnés de succès : en 1936 l’île compte 10.000 syndiqués et un taux de syndicalisation moyen de près de 25% (contre moins de 10% aujourd’hui).

Prêchant d’exemple, Léon de Lépervanche entreprend de transformer “l’amicale des cheminots de La Réunion” en “syndicat général du personnel du CPR”. Cette mutation s’effectue au cinéma “Casino” du Port le 19 avril 1936 sous les acclamations d’une foule dont une partie reste hors de la salle archicomble.

Le 23 août 1936 est marqué par la naissance de la “Fédération Réunionnaise du Travail” (FRT) qui regroupe fin 1937 pas moins de 37 syndicats dont le puissant Syndicat National des Instituteurs (SNI) créé le 5 septembre 1936 par un membre éminent de la LDH Eugène Dutremblay Agénor. Le secrétariat général de ces deux organisations est confié à Léon de Lépervanche qui porte aussi le 21 juillet 1938 sur les fonts baptismaux “l’Union départementale des syndicats et fédérations” affiliée à la CGT. Cette “Union départementale” se dote d’un quotidien “Libération” dont le 1er numéro paraît le 8 août 1938 et dont un des principaux rédacteurs est Léon de Lépervanche.

Mais bien avant la naissance de cette dernière organisation, le facteur-cher du CPR avait fait la démonstration de sa capacité à mobiliser des foules de plusieurs milliers de travailleurs en leur lançant à trois reprises un appel à manifester d’abord à Saint-Denis le 18 novembre 1936, puis le 1er mai 1937 et le 1er mai 1938 respectivement au Port et à Saint-Denis.

Outre ces imposantes manifestations de rues qui ne se sont accompagnées pratiquement d’aucun dérapage, Léon de Lépervanche a constamment gardé le contrôle des forces considérables qu’il a lancées dans l’action lors des grèves retentissantes qui ont ponctué les années 1936, 1937 et 1938 et dont certaines ont paralysé la vie économique de l’île.

De toutes ces grèves, je n’évoquerai que brièvement celles d’août 1938 qui visaient à obtenir du patronat qu’il accepte d’étendre aux travailleurs réunionnais le bénéfice des accords de Matignon consécutifs à l’arrivée au pouvoir du Front populaire le 3 mai 1936.

Malgré de maigres concessions, après un arrêt de travail de quelques jours dans toute l’île, la grève est suspendue le 25 août 1938.

Une vague de répression déferle alors sur toute La Réunion. Dans les usines des licenciements pour faits de grève se chiffrent par plusieurs dizaines. Dans diverses administrations, des sanctions frappent plusieurs fonctionnaires dont Evenor Lucas, Jean Hinglo, Emilien Palmer. Chez les cheminots, outre la traduction de 12 travailleurs devant le conseil de discipline, 3 agents sont frappés d’une mesure de suspension en attendant leur comparution devant un conseil d’enquête. L’un de ces agents n’est autre que Léon de Lépervanche à qui il est reproché ses « articles incendiaires » dans la presse.

Courant septembre 1938, Léon de Lépervanche est blanchi par le conseil d’enquête. Pressé par le gouverneur Léon Truitard de rejoindre son poste, le responsable du syndicat des cheminots est catégorique : il ne reprendra ses fonctions que si les sanctions qui frappent ceux qui n’ont fait que suivre son ordre de grève sont levées. Les sanctions étant maintenues, le chef de la colonie signe le 21 novembre 1938 l’arrêté de révocation du facteur-chef du CPR.

Un homme politique compétent et dévoué

Son refus de l’injustice sociale et son très vif désir de participer activement à l’édification d’une société réunionnaise plus égalitaire conduisent Léon de Lépervanche à s’engager dans la vie politique. Et c’est au Port qu’il choisit de livrer son premier combat à l’occasion de l’élection municipale partielle du 20 juin 1937 devant pourvoir au remplacement de trois conseillers municipaux décédés. On assiste alors à un véritable plébiscite de la liste qu’il conduit. La panique gagne les rangs de ses adversaires qui n’ont pas eu le courage de s’opposer à lui lors du scrutin du 20 juin. Aussi font-ils appel au moment de l’élection du maire à un « service d’ordre » composé de gendarmes à cheval qui se livrent aux abords de la mairie à des brutalités telles que de Lépervanche est amené à déclarer : « c’est la voix du peuple qu’on veut étouffer (...) mais le prolétariat réunionnais suivra sa route et ce, malgré les fusils ».

Trois mois plus tard, le 10 octobre 1937, c’est au tour des électeurs du canton de Saint-Paul - qui regroupe les communes de Saint-Paul, du Port et de la Possession - de se rendre aux urnes pour désigner leurs 6 représentants au Palais Rontaunay (siège du Conseil Général). Fait sans précédent : une liste de gauche conduite par Léon de Lépervanche s’oppose à celle du docteur Gabriel Martin, président sortant du Conseil Général. Ce dernier est largement battu par le cheminot portois qui obtient 65% des voix, en dépit des irrégularités qui entachent la quasi-totalité des scrutins de l’époque.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Léon de Lépervanche conduit avec succès une liste aux municipales du 27 mai 1945 au Port, aux cantonales du 7 octobre 1945 dans le canton de Saint-Paul. De mai 1946 à novembre 1946 il occupe le poste de président du Conseil général. Il est également élu le 21 octobre 1945 à l’Assemblée nationale constituante. Membre de la commission de la Constitution, il est cosignataire avec Raymond Vergès et les 150 membres du groupe communiste d’un certain nombre de propositions de résolution et de propositions de loi dont la plus importante est incontestablement celle du 12 février 1946 « tendant au classement comme département français de l’île de La Réunion ».

Il est bon de préciser que, bien avant l’examen de cette dernière proposition par la commission des territoires d’outre-mer et par l’Assemblée en séance plénière, Léon de Lépervanche avait fait adopter le 8 février par la commission de la Constitution unanime « le principe de l’assimilation des vieilles colonies à des départements français auxquels devra s’appliquer la totalité des lois votées par l’Assemblée nationale ».

Ce n’est toutefois qu’au terme de laborieux débats tant à la commission des territoires d’outre-mer (séances des 26 février, 6 et mars 1946) qu’en réunions plénières de l’Assemblée (séances des 12 et 14 mars) que l’érection des vieilles colonies en départements français fut votée, j’allais dire arrachée. Et cela, grâce à la combativité de Vergès et de Lépervanche (pour La Réunion) Bissol et Césaire (pour la Martinique) et Monnerville (pour la Guyane). La départementalisation des “confettis de l’Empire” fut promulguée le 19 mars 1946, mais ne devint effective que 50 ans plus tard.

En ce qui concerne notre île, il est juste de souligner que sans la mobilisation des syndicats ouvriers et celle de leurs prestigieux dirigeants devenus des hommes politiques de premier plan, nous en serions encore à attendre l’application de la législation française en ce début du 21e siècle.

Réélu député de La Réunion le 10 novembre 1946, Léon de Lépervanche siègera au Palais Bourbon jusqu’au 17 juin 1951. De son activité parlementaire retenons :

- Ses inlassables interventions auprès des ministères afin de hâter l’application de la loi du 19 mars 1946 à La Réunion.

- Le combat qu’il a mené pour empêcher la dissolution du CPR prévue par le décret du 27 décembre 1950 portant la signature du ministre des Transports Antoine Pinay et du président du Conseil René Pléven. Dissolution qui n’était que le prélude de la fermeture du chemin de fer.

- Sa condamnation en termes sévères du peu d’empressement mis par l’Assemblée nationale pour voter un secours d’extrême urgence aux victimes du cyclone du 27 janvier 1948 qui provoqua la mort de 165 Réunionnais et des dégâts se chiffrant à 5 milliards de F (métro).

- Sa demande d’interpellation du gouvernement sur « les sanctions qu’il compte prendre contre le préfet de La Réunion Roland Béchoff qui, en violation de la Constitution (...), a institué au Port un véritable régime de terreur » lors de la longue grève des cheminots et dockers d’octobre 1950.

Une voix du prolétariat au Conseil général

Revenu définitivement dans l’île fin juin 1951, Léon de Lépervanche se consacre totalement à compter de cette date à ses mandats de conseiller général et de Maire du Port.

N’ayant pu éviter la dissolution du CPR prétendument justifiée par « les nécessités de l’assimilation », le conseiller général du Port mobilise toutes ses forces et celles de ses camarades afin d’éviter la fermeture du chemin de fer. Mais aucune de ses propositions n’est retenue par la majorité de droite de l’assemblée qui décide de s’en remettre « à l’autorité ministérielle ».

C’est également en vain que, l’ancien président du Conseil Général demande à la même majorité de mettre tout en oeuvre pour que les différentes catégories de personnels de l’ex-CPR soient recasées dans diverses administrations.

Léon de Lépervanche n’aura pas plus de succès lorsqu’il s’agira de « discuter » du lieu d’implantation de la route dite en corniche qui sera finalement construite au pied d’une « falaise pourrie ».

Le conseiller du Port dénoncera par ailleurs avec force l’éviction des élus communistes des délégations en mission à Paris ainsi que de la totalité des commissions du Conseil général, y compris de la commission départementale où se prennent souvent sans débat des décisions importantes. Cette grave atteinte à la démocratie ne prendra fin qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir au début des années 80.

Maire du Port de mai 1945 à novembre 1961

Pendant 16 années, Léon de Lépervanche a administré la commune du Port à la satisfaction de la quasi-totalité des Portois.

Ayant vécu au milieu des couches les plus défavorisées de la population de la cité maritime, il connaissait parfaitement les problèmes auxquels ils étaient confrontés et il s’est efforcé de les résoudre.

Il s’est également employé à changer le visage de la ville en la dotant de bâtiments publics de qualité, en entreprenant le bitumage de ses principales rues, en améliorant très sensiblement le réseau d’adductions et de canalisations d’eau, en amorçant la modernisation de l’habitat. Beaucoup de ces travaux sont effectués en régie communale, sous la surveillance du maire faisant fonction de chef de chantiers. Des chantiers sur lesquels il se rend quotidiennement à bicyclette. Il convient de signaler également qu’il réussit à obtenir de l’Energie Electrique de La Réunion (EER) qu’elle fournisse à la commune du Port toute l’énergie électrique dont elle a besoin et qu’en 1953, la ville est pour la première fois brillamment illuminée.

Maire du Port, Léon de Lépervanche ne se considère pas comptable des intérêts de la seule population de la cité maritime, mais également de ceux de tous les travailleurs réunionnais, comme en témoignent les innombrables motions votées à sa demande par la municipalité portoise.

Remarquable combattant de la liberté et des droits humains

Vivre, c’est accepter de prendre des risques lorsque les circonstances l’exigent, répétait inlassablement de Lépervanche à ses concitoyens. Par ses courageuses prises de position, il leur a donné l’exemple.

Comment ne pas rappeler que :

- En 1938, il n’a pas hésité à renoncer à son emploi pour exprimer sa solidarité avec ses camarades cheminots sévèrement sanctionnés pour s’être lancés dans une grève qu’il avait ordonnée.

- Pendant le régime de Vichy (juillet 1940 - novembre 1942), alors qu’il se savait surveillé et que les autorités locales prêchaient la délation, il a refusé de cacher ses convictions politiques. Ce qui l’a conduit devant la Cour criminelle de Saint-Denis où il a été durement condamné.

- Lors de l’arrivée à La Réunion des Forces Françaises Libres (FFL) le 28 novembre 1942, les courageuses initiatives qu’il a prises ont eu pour effet de rendre possible la libération de La Réunion, tout en limitant considérablement les pertes en vies humaines. On eut tout de même à déplorer alors la mort de quatre personnes, dont trois sur le territoire de la commune du Port ; la seule région de l’île dont la population a vécu des heures d’angoisse au cours des bombardements rendus inévitables par les décisions irresponsables du gouverneur Aubert et de ses conseillers.

- Lorsque la fraude électorale a été institutionnalisée en juillet 1957, de Lépervanche n’hésite pas à se rendre en divers points de l’île pour tenter de combattre ce fléau. Mandataire de la liste conduite par Paul Vergès le 15 septembre 1957 dans le 1er bureau de vote du Champ-Borne, il est tombé à deux pas de moi sous les coups des gros bras du candidat de droite Henri Morange, sans que les dizaines de CRS et gendarmes présents sur les lieux ne daignent le secourir. Trois mois plus tard, en qualité de directeur de campagne de Raymond Mondon, candidat à la mairie de la Possession il mène sa mission à son terme malgré les menaces des nervis.

- En avril 1961, au moment où s’achève la guerre d’Algérie, malgré un télégramme du préfet Perreau-Pradier (en date du 24 avril) interdisant toute réunion visant à protester contre le coup de force des généraux d’Alger, de Lépervanche réunit son conseil municipal et lui demande de se tenir prêt à prendre toute disposition en vue de « barrer la route au fascisme ».

Voilà ce qu’a été la vie militante de Léon de Lépervanche ; la vie d’un valeureux combattant qui a mis toutes ses qualités de coeur et d’esprit au service de ses compatriotes ; la vie d’un homme qui a très fortement marqué l’histoire de La Réunion. Le véritable fleuve humain qui a accompagné sa dépouille au cimetière du Port le 15 novembre 1961 est le témoignage de la profonde estime dont il jouissait dans toutes les couches de la population.

En rendant hommage à sa mémoire à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, nous avons conscience de nous faire l’interprète de ceux qui estiment que ce moment est particulièrement bien choisi pour évoquer le long et dur combat mené par l’ancien député de La Réunion afin de sortir notre île de la nuit coloniale et pour appeler les jeunes générations à poursuivre et à intensifier ce combat en vue de l’édification d’une société plus fraternelle.

Eugène Rousse

Léon de Lépervanche

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