Léon de Lépervanche : temoignages

30 novembre 2007

• Evenor Boucher, 80 ans

« J’étais de toutes les fêtes »

Arrivé au Port le 20 septembre 1948. Il était né au Tampon en juillet 1927. A l’âge du conseil de révision, il dit à ses parents qu’il veut travailler et part le lendemain à Saint-Pierre, où il se fait embaucher à “l’usine électrique”.
« Dans ce temps-là, on produisait encore de l’électricité au bois. J’ai fait un an, là et en 1947, je suis entré comme commis chez un commerçant musulman de la rue des Bons Enfants. » Il reste un an aussi dans le commerce, avant de se rendre au Port, où il est embauché au chemin de fer/ports et docks, le 20 septembre 1948.
Léon de Lépervanche était déjà maire du Port et j’ai côtoyé ses compagnons tels que Hoarau Raymond, Rocheland Jean-Baptiste, Raoul Fruteau - qui a été le premier adjoint de Léon de Lépervanche. Et dès 1949-50, j’ai fait partie du Comité des Fêtes du Port. Je m’occupais des fêtes dans la commune, des réceptions à la mairie, les “bal griyé bazar” (bals populaires fréquentés uniquement par les Noirs). Dans le temps la fèt “Témoignages”, je m’occupais du stand de “Témoignages”. Après ça, étant syndicaliste, je m’occupais également des fêtes de la CGTR, j’étais dedans... jusqu’à ma retraite, au 1er janvier 1988 ». Dès son arrivée au Port, il prend part à la grève de 1949. « Lété la CGT dann l’tan. Lavé Lanave kom secrétaire général, aprésa Hoarau Raymond. Aprè la fé la CGTR. »
De l’action de Léon de Lépervanche, au Port, il a surtout retenu les efforts du Maire pour ouvrir de nouvelles voies d’accès. « Quand je suis arrivé au Port, il n’y avait que deux routes : celle qui passait derrière le marché et la route Saint-Paul. Après, il a fait la route de desserte et a installé des citernes en ville. Dans le temps, il y avait un rouleau compresseur qui marchait encore et il a fait plusieurs chaussées avec, en même temps que les lotissements communaux, vers la rue du Général Gallieni. »

• Gaston Elysée Covindin, 84 ans

« On ne le laissait pas toucher terre ! »

Ancien métallurgiste aux ateliers des Casernes, appelés Ateliers des Mauriciens, il a été le mandataire de Raymond Vergès pour les élections législatives du 10 novembre 1946 et a bien connu Léon de Lépervanche.
« Quand Léon de Lépervanche venait à Saint-Pierre, il prenait la Drésine. Et entre la gare et la mairie, il y a environ 1 km. Eh bien, Léon de Lépervanche ne marchait pas ! On le portait sur notre épaule. Moi-même je l’ai porté. Quand j’étais fatigué, c’était mon camarade qui reprenait ! Il n’aimait peut-être pas cela, mais il était bien obligé. On ne le laissait pas toucher terre ! »
« Dans les élections législatives, je représentais la liste Raymond Vergès, Léon de Lépervanche et Evenor Lucas ».
Il en détient encore la procuration, datée du 5 novembre 1946, qu’il sort de son sac pour en faire lecture. Il a gardé également le laisser-passer qui a été au cœur d’une anecdote digne d’un scénario des comiques du cinéma muet.
« Je n’étais pas le seul à représenter la liste de Raymond Vergès. Il y avait un autre camarade, qui est allé avant moi contrôler une opération électorale dans un autre bureau. Et il n’a pas pu entrer, parce qu’il y avait un représentant de la liste de droite qui était là. Pour pénétrer dans le bureau de vote, il faut présenter sa procuration. Il a donné sa procuration à ce monsieur, qui l’a déchirée et l’a lancée dans sa figure. Et finalement il n’a pas pu entrer dans le bureau de vote. Il est venu me voir au bureau où j’étais, à l’école des garçons de Saint-Pierre. Il s’est plaint. Il m’a dit “voilà, je n’ai pas pu contrôler les opérations ; un monsieur - dont je tairai le nom - a pris ma procuration et l’a déchirée. Alors, je lui ai dit “J’irai” et j’y suis allé, pour contrôler les opérations. Mais ma procuration est restée dans ma main : il l’a lue à distance. J’ai contrôlé les opérations pendant un temps et puis j’ai réintégré mon poste, dans l’autre bureau. Mais ce monsieur, lui, deux heures après il arrive avec sa procuration ; il veut entrer. Je me présente devant lui et je lui demande sa procuration. Et il me la donne ! J’ai pris sa procuration, je l’ai déchirée, je l’ai envoyée dans sa figure et j’ai dit :“voilà ! je vous rends la pareille, Monsieur, ah ah !” - Il fallait le faire, non ? »
Entre 1945 et 1946, il y a eu plusieurs élections. Gaston Elysée Covindin se souvient qu’après l’une de ces élections - sans doute celle d’octobre 45 - un grand meeting a eu lieu à Saint-Pierre au restaurant de “Tata la barbe”, où pour la première fois il a vu Paul Vergès, de deux ans plus jeune que lui, en uniforme de l’armée.
Son souhait aujourd’hui serait de voir le maire du Port prendre l’initiative d’ériger un buste de Léon de Lépervanche ; il serait un des premiers à y souscrire, bien chanceux s’il pouvait en voir l’inauguration avant de quitter ce monde.

• M. Adois, 12 ans en 1942

« Kan la tir kou d’kanon, laba, té i fé koud’zéklèr... »

Ancien employé des “chantiers du gouvernement” - ancêtres de l’Equipement - puis docker de 1948 à 1985, M. Adois a vécu l’arrivée du Léopard avec ses yeux d’enfant de 12 ans. Pour les petits, les obus qui éclataient au loin était “un feu d’artifice”, la fête au Port ! Ils sont montés sur les arbres pour voir ce qui arrivait...

« Moin lété dann bitasion avèk mon pèr, an o dann shomin laba. Kan la tir kou d’kanon, laba, té i fé koud’zéklèr, zétinsèl. Troi kou d’kanon la tiré. Lété anviron 2 ër èdmi-3 ër. Té i tap dann far o port-la. É la, Léon de Lépervanche la parti pou sekour anou isi. La di anou “arèt trankil”. Le port lété boushé, lavé la drag. Okin bato té i rant pa, té i sort pa » se souvient-il.
La drague, il la connaissait bien pour être passé devant comme tous les petits écoliers de la Rivière des Galets qui, comme lui, se rendaient à pied depuis la Rivière des Galets à l’école du centre. Il se rappelle aussi le jour de 1939 où la cloche de l’école a sonné la déclaration de guerre. Mais en 42, le 28 novembre étant un samedi, les enfants n’étaient pas à l’école...
« Lété in samedi. Le matin,, té kalm, navé poin koud kanon é lavé poin lékol. Le jour la, nou té koné léopard i ariv. Ma la bar dann boi avèk papa, rod zerb pou zanimo. Marmay té i marsh pa dann shemin, lontan ».
Son père, né en 1900, n’est pas parti au Port avec les milices. « Lavé refuge la Rivière des Galets. Sak la gingnye la kaz, la parti arèt dedan. M. Macarty, té direktèr lékol, té i abit par an o-la. Nana domoun la parti kashièt dann fon la rivièr. La pran zot linj, la parti. Kan la finn tir koud’kanon, bann domoun o Port la sové, la kour an montan. Papa la di anou komsa : i fo pa mont sï piéd’boi, banna va war azot. Mé nou la zamé vï tir koud’kanon, kan i fé d’zékèr... »

Des années plus tard, ayant atteint la majorité en 51, il a participé aux élections qui ont réélu Lépervanche à la mairie du Port et au Conseil général.
Comme beaucoup de Portois, il a eu souvent l’occasion de croiser ce maire hors du commun, et si peu notable, qui voulait être un citoyen parmi les autres. Il l’a vu revenir de Saint-André chargé de manioc, devant le bazar ; ou passer en ville pour discuter un instant avec les ouvriers des chantiers. « Li lété partou li. Li té marsh komsi komsa, té diré pa si té in mèr ; lété in boug popïlèr »

• Fabien Lanave...

... raconte le 28 novembre 1942

Dès que la nouvelle de l’arrivée du Léopard est connue au Port, le quartier de la Rivière des Galets est désigné comme repli : les habitants qui le peuvent ouvrent leur maison pour faire des refuges anti-bombardement. On dit aux femmes de s’y rendre. Les hommes, eux, sont appelés à défendre la ville. Avec l’honnêteté qui le caractérise, Fabien Lanave - alors âgé de 30 ans et tout jeune marié - dit avoir “esquivé” cet appel et avoir suivi les détachements “organisées d’office” plus « en observateur qu’en acteur »... jusqu’à ce qu’il apprenne la blessure mortelle du cheminot Odon.
Tôt le matin, Lépervanche, accompagné d’un groupe de Portois de plus en plus important, s’était rendu en mairie. Il fit arrêter le maire, Léon Coaquette, le 1er et le 2e adjoint. Il ne se contenta pas de les faire arrêter « au nom de la France libre », il les mit “au bloc” où les trois hommes ont plus tard été rejoints par un douanier pétainiste, arrêté par la population.
Ce matin-là, à 8 heures la cloche a sonné ! La cloche du CPR appelait les travailleurs à leur poste, le matin à 6h, 7h et leur indiquait la sortie, à 11h et le soir à 17h. Elle n’avait jamais sonné à 8 heures. Tout le monde est parti ! Tout ce qui travaillait est parti dans le chemin ! A ce moment-là, les gens croyaient que c’étaient les Anglais qui étaient au large, à cause de ce qui s’était passé à Madagascar. Zanglé larivé, disait la rumeur. Moi je suis resté un certain temps à l’intérieur du Service Entretien du port. Lépervanche est arrivé vers 9 heures. Coaquette et Retali, son 1er adjoint, étaient emprisonnés. Lépervanche a demandé : “Kisa lé responsab ici ?“ I di ali “M. Massiaux”.
-“Massiaux, qu’est-ce que tu fais ici ?” L’autre répond : “Je suis chef d’atelier”. Lepervanche lui dit : “Tu vas me mettre à disposition tout ce que tu as comme pics, pioches, tout ce que tu peux trouver comme matériel.”
Il est descendu dans le fond bassin, c’est-à-dire dans l’avant-port. Il y avait un métropolitain qui était responsable. Il s’appelait Gendron et était chef dragueur. C’était un très bon chef dragueur, mais sans plus et on lui a donné le grade de chef du port et consort. Il était pétainiste et lorsque Lépervanche lui demande de mettre un remorqueur ou une vedette à sa disposition, il a refusé. Il s’est pris deux claques, une de chaque côté. La tomb asiz, la pi bougé.

La batterie canarde la vedette de liaison

Après, Lépervanche a demandé s’il y avait des volontaires. Il y avait Amelda, Toire, Rebella et quelques autres. Ils sont partis sur la vedette. Quand Lépervanche a entendu tirer, il est monté sur la chenille pour regarder : c’était la batterie qui canardait la vedette. Seulement, comme c’était des gens de métiers, ils ont tout fait pour anparé, en louvoyant. Ils ont avancé comme ça (il fait des gestes en zig-zag) et les obus sont tombés dans l’eau. Ils ont réussi à shapé jusqu’au Cap Bernard. Après le Cap Bernard, ils étaient tranquilles : le tir ne pouvait pas dépasser cette distance. La vedette partait porter un message au Léopard. De ce message-là, je ne peux pas dire grand chose, mais je peux supposer qu’il contenait des informations sur la ville - les endroits à ne pas bombarder - et il a dû donner aussi la portée de la batterie. Il l’a certainement donnée. Comment il a eu ça, je ne peux pas le dire.
Et là, il est retourné à la mairie et il a pris deux décisions importantes, annoncées par la police à grand renfort de tambour : 1° interdiction totale de vente d’alcool, sous peine de sanction ; 2° obligation faite à tous ceux qui ont des armes de venir les déposer en mairie.

Un Comité est créé

Il a constitué un Comité, avec un responsable de la communication, son camarade Albin Tertre, deux responsables du Travail, Lakermance et Fruteau et un autre au Trésor, M. Grosset... Il y avait plusieurs camarades, chargés de responsabilités. C’étaient des décisions importantes qu’il avait prises là. En faisant rapporter les armes, cela a évité des querelles entre les deux parties. En interdisant la boisson, il a aussi agi pour protéger les Portois.
Quand Lépervanche est sorti de la mairie, je suis sorti à sa suite. Il y avait foule. Contrairement à ce qui est dit quelquefois, à 11h 30 - 12h le bateau était ici, en face du Port. Il sortait du Cap Bernard et s’est mis hors de portée du tir. La batterie ne pouvait pas l’atteindre mais lui il a bombardé !
Le Léopard, commandé à cette époque par le commandant Richard - qui est devenu Amiral par la suite -, avait des canons longue portée. Ça a bombardé, à l’arrivée du Léopard, et la batterie, près du phare, n’a pas répondu. Devant cette situation, Hugot a pris tous les soldats et leur dit “Anon reprendre la mairie” ! Ils ont remonté la rue Evariste de Parny depuis la glacière - il y avait une glacière en ce temps, près des voies ferrées. Ils sont remontés et ils tiraient sur tout ce qui bougeait. Ils ont même tiré sur la mairie, de loin.

Trois morts dans la ville

À ce moment-là, Odon - c’était un cheminot, chef de train - était bloqué au Port, parce que le train quittait Saint-Denis à 18 heures pour aller sur Saint-Pierre. Un peu désœuvré, il marchait partout. Il descendait la rue Sadi Carnot en début d’après-midi et au croisement avec la rue Evariste de Parny, quand Hugot a tiré, il a été atteint par une balle mortelle. Il est mort le lendemain.
Et sur la butte - on appelait ainsi les remblais disposés en dunes qui provenaient du creusement du port et qui s’étendaient depuis les services du pétrole jusqu’au cimetière de la pêche, derrière Score - il y avait des habitants, notamment le camp Komor. Mme Rebella et deux autres femmes sont sorties pour aller sur la butte, pour regarder le bateau. C’est là qu’elles ont été mortellement atteintes - Mme Rebella et une des deux autres femmes - par des éclats d’obus. Mme Rebella n’était pas dans sa maison. Son mari faisait partie des Volontaires embarqués sur la vedette et il n’a pu revenir au Port que le lundi, pour apprendre que sa femme était morte le samedi et enterrée le dimanche !
A ce moment-là, on a envoyé des francs-tireurs, des volontaires, pour arrêter Hugot. Lépervanche a envoyé des hommes - des anciens qui avaient fait le service militaire - prendre des armes à la gendarmerie ; tous les gendarmes étaient partis, sauf un, qui n’a pas fait de résistance ! Et Hugot a été blessé, à l’épaule, vers 14h-14h30. Heureusement, parce qu’à ce moment-là, il voulait “balayer” la ville. On n’a jamais dit qui lui avait tiré dessus - c’était un secret*.

La population fait dérailler l’autorail

Dès qu’il a été blessé, tous ses soldats se sont dispersés. Ils sont partis, on ne les a plus trouvés ! Alors Hugot est redescendu, il a pris l’autorail - il avait un autorail à sa disposition - il l’a mis en marche, en direction de Saint-Denis.
A ce moment-là, les gens ont trafiqué l’aiguillage, qui se trouvait en face de Score. Arrivé à ce niveau, l’autorail a déraillé et Hugot a été blessé. Lépervanche est monté dans l’autorail et lui a dit “Je vous arrête”. Le bateau continuait à tirer. Il a emmené le blessé chez le docteur Cerveaux - le docteur Hassen était mobilisé à Salazie avec la gendarmerie. Ensuite, le bateau est venu en rade, jusqu’à l’entrée du port. Il ne pouvait pas entrer parce que, un mois et demi avant, on avait coulé la drague dans le chenal, pour empêcher tout navire d’entrer. Cela, sur ordre du gouverneur Aubert, mais aussi sur l’intervention du directeur des Travaux, De Cugis et de Retali, second dans le service et 1er adjoint de Coaquette. Et là, Lépervanche a fait transporter à bord du Léopard les trois élus qu’il avait fait enfermer le matin, ainsi que le douanier et Hugot, qui avait reçu les premiers soins. Le navire est reparti vers Saint-Denis.
Le lendemain, dimanche, il y avait toujours du monde devant la mairie. Les gens croyaient à une attaque. Et le lundi, le gouverneur a retiré tous les pouvoirs à Lépervanche. On lui a dit : - “On a nommé un militaire”... le capitaine Massinot, qui avait des terrains du côté de Mafate. Le Comité a été balayé de la mairie par le gouverneur. Lépervanche avait pris des risques, d’abord en occupant la mairie - il n’avait pas de mandat - ensuite en arrêtant le maire et ses adjoints - c’étaient des pétainistes mais ils étaient mandatés - et enfin en faisant emprisonner Hugot, qui était le commandant de la batterie. Et donc Massinot a été désigné par le gouverneur Truitard à la tête de la délégation spéciale installée en mairie. On a mis un conseil de notables, qui est resté un peu de temps. Après il est parti - mais là, nous débordons du 28 novembre - et c’est le docteur Hassen qui est venu, puis d’autres. Enfin, cela a été la valse jusqu’en 1945.
Voilà l’histoire du 28 novembre 1942, telle que je l’ai vécue.

*On ne sait pourquoi le nom du tireur qui a blessé le commandant de la Batterie est gardé secret encore de nos jours puisque tous les protagonistes sont morts.

Propos recueillis par P. David

Léon de Lépervanche

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