Hommage à Raymond Vergès, décédé il y a 50 ans - VII -

Un député qui fait face aux mitraillettes

9 juillet 2007

Voici le 7ème volet de la série d’articles d’Eugène Rousse commencée lundi dernier dans “Témoignages” à l’occasion du 50ème anniversaire du décès du docteur Raymond Vergès (1882 -1957). Dans les 6 premiers articles, nous avons déjà pu voir comment cet homme a mis ses compétences au service des autres à travers sa profession mais aussi ses nombreux engagements de militant pour la vérité, la justice et la liberté. Nous avons vu notamment comment son combat politique a débouché sur le vote historique de la loi du 19 mars 1946 abolissant le statut colonial de La Réunion.
Ce combat pour la transformation de notre pays en département au service des plus pauvres a valu à Raymond Vergès et à ses proches les pires ennuis de la part de leurs adversaires. Mais à aucun moment, “le médecin des pauvres” n’abandonnera la lutte pour ses idéaux, en particulier pour la démocratie et pour le respect du suffrage universel.

Hyppolite Piot, maire et conseiller général de Saint-Louis en 1945. Victime du racisme et de la fraude électorale pratiquée avec cynisme, il a été soutenu activement par Raymond Vergès.
(peinture Hugues Rakotomalala)

Victime de la fraude électorale, Raymond Vergès s’emploie à la combattre sans relâche et avec un courage admirable. Ce combat amène l’Assemblée nationale à adopter à l’unanimité la motion suivante le 25 janvier 1949 : « l’Assemblée nationale (...) décide d’inviter le gouvernement à appliquer après enquête complète les mesures propres à assurer la sincérité des élections à La Réunion... ». Un vœu qui est loin d’avoir été respecté par la majorité des élus de droite.

Bureaux de vote irréguliers à Saint-Louis

Cette lutte des communistes et autres démocrates réunionnais contre la fraude connaît un temps fort lors de l’important scrutin qui se déroule à Saint-Louis le 20 mars 1949. Une élection qui arrive après la dissolution arbitraire du Conseil municipal de cette commune, dirigée depuis le 27 mai 1945 par le communiste Hyppolite Piot.
Le jour de l’élection - précédée d’une campagne à laquelle participe très activement le député réunionnais Raymond Vergès -, ce dernier fait la tournée des bureaux de vote, qui sont constitués, pour la plupart, irrégulièrement.

« Je tue 10, je tue 20...! »

Au bureau centralisateur de l’Hôtel de ville, le 1er bureau, le docteur Vergès apprend que le président a donné l’ordre aux gendarmes, légionnaires et autres militaires venus de la caserne Lambert de Saint-Denis, de refouler les électeurs à 500 mètres de la mairie, au-delà de la ravine du Gol. Ce qui, évidemment, donne lieu à de violentes protestations et à de sanglants affrontements.
Constatant que jeeps et chenillettes foncent sur des groupes d’électeurs se tenant sur la route nationale à la hauteur de l’hôpital local, le député revêt son écharpe tricolore et se place en tête de la foule. S’adressant à l’adjudant qui commande une des jeeps, il le somme de s’arrêter et de faire baisser les mitraillettes. Pendant ce temps, un légionnaire debout dans une jeep crie à tue-tête : « je tue 10, je tue 20...! ».

Les urnes transférées à Saint-Denis

Informé du climat de tension extrême qui règne à Saint-Louis, le préfet Paul Demange, qui avait dépêché sur les lieux ses plus proches collaborateurs, ordonne le transfert de toutes les urnes au Palais de Justice à Saint-Denis. Celui-ci est gardé par des forces de police considérables et son accès n’est autorisé qu’aux porteurs d’un laisser-passer.
Raymond Vergès fait partie des personnes autorisées à franchir le portail du Palais, à l’intérieur duquel le dépouillement débute le mardi 22 mars à 14 heures. Il s’achèvera dans la nuit de mercredi à jeudi à 2 heures, en présence notamment des proches collaborateurs du préfet Demange.

Fraude grossière au Palais de Justice...

Au fil du dépouillement, les résultats sont communiqués à un nombreux public qui se presse devant le tableau d’affichage au siège de la fédération du PCF à la rue Lucien Gasparin. Peu à peu, il devient de plus en plus évident que le candidat de la droite, Valère Clément, n’a aucune chance de ravir son fauteuil au maire Hyppolite Piot. En effet, l’avance de ce dernier dans les 11 premiers bureaux est de 983 voix, malgré les irrégularités relevées le jour du scrutin.
Le président du 1er bureau de Saint-Louis, qui a la charge de dépouiller la totalité des urnes des 14 bureaux de la commune, n’hésite pas, malgré les protestations du docteur Vergès, à attribuer la quasi-totalité des bulletins de la liste Piot à la liste Valère Clément lors des dépouillements des 13ème et 14ème bureaux. Une fraude grossière.

... reconnue par le représentant du Préfet...

Le délégué du Préfet est catégorique : dans ces 2 derniers bureaux, « les bulletins, sans être dépliés, étaient jetés par terre et attribués à Valère Clément... ».
Deux mois plus tard, le Conseil de préfecture (l’ancêtre du Tribunal administratif) annule le scrutin du 20 mars. Cette décision est confirmée par le Conseil d’État le 27 juin 1951.

... et cautionnée par un juge

Mais, sans attendre l’arrêt de la haute juridiction, le Parquet de Saint-Denis décide de son côté l’ouverture d’une enquête sur les fraudes commises lors de cette élection à Saint-Louis. Au terme de l’enquête, est prise une ordonnance de renvoi en correctionnelle des personnes dont les noms suivent : Irénée Accot, Jules Bénard, Louis Maillot, Mancini Maillot et Eugène Payet.
Leur procès - auquel Raymond Vergès assiste au 1er rang - se déroule les mardi 20, mercredi 28 et vendredi 30 septembre 1949. Malgré l’extrême gravité des actes commis, c’est un verdict d’acquittement général qui est rendu le mardi 11 octobre par le juge Lambert.
Ce juge ne se sentira nullement concerné par le devoir de réserve auquel sont tenus les magistrats, lors de l’arrivée de Michel Debré à La Réunion en 1963.
Après un tel verdict, qui a valeur d’encouragement aux fraudeurs, Valère Clément ne se gêne nullement pour truquer grossièrement le scrutin municipal du 26 avril 1953 à Saint-Louis. Scrutin qui sera annulé par le Conseil de Préfecture le 29 juillet 1953.
Ce ne sera pas la dernière mascarade à laquelle participera le maire de Saint-Louis, aussi bien dans sa commune que dans la commune voisine de Saint-Leu. Et cela en toute impunité.

Dès le lendemain, au Conseil général...

Les faits relatés ci-dessus et dont la liste est loin d’être exhaustive expliquent que Raymond Vergès ait pu se départir de son calme habituel, lors de la séance du Conseil général qui se tient au Palais Rontaunay le 12 octobre 1949.
Ce jour-là, il est procédé à l’installation des conseillers généraux élus les 2 et 9 octobre et au renouvellement du Bureau du Conseil général.
Élu du 2ème canton de Saint-Denis le 20 octobre 1949, le docteur Vergès préside la séance en sa qualité de doyen d’âge ; le secrétariat est assuré par Claudine Saramito, jeune avocate métropolitaine, élue communiste du 2ème canton de Saint-Paul, et par Roland Jamin, maire et conseiller général communiste de La Possession.

... la fraude dénoncée avec force

Dans son discours, Raymond Vergès déclare d’une voix ferme :
« L’Assemblée qui s’installe ne représente pas le peuple créole. Certains, qui sont dans cette salle, n’y viennent point siéger par la volonté du peuple souverain. Leur élection n’est due qu’à la fraude la plus cynique et aux méthodes de pression éhontées, empruntées aux gangsters de la démocratie américaine. (...)
Le verdict rendu hier par un juge, à la sauvette, tremblant de peur, montre que toute honte bue, la fraude est protégée dans ce pays par une magistrature de classe. Avec le peuple créole, avec le peuple de France, nous continuerons ici, comme partout, le combat contre l’oppression pour la liberté ».
Cette allocution, prononcée dans une salle où le groupe communiste est minoritaire, est rendue inaudible par les cris poussés tant à l’intérieur de la salle par les élus de droite que par les partisans de ces derniers massés sur les gradins à l’extérieur de la salle.

Eugène Rousse

(à suivre)

Raymond Vergès

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