Beaucoup de situations nouvelles découleront des effets du changement climatique

Hervé Le Treut : « Favoriser la connexion entre la science et la décision politique »

14 novembre 2018, par Manuel Marchal

Le 25 octobre, Hervé Le Treut, directeur de l’Institut Pierre-Simon Laplace, était invité par la Faculté des Sciences et technologies de La Réunion à tenir une conférence tout public sur l’adaptation au changement climatique. Le lendemain, il a rencontré « Témoignages » afin d’évoquer les différentes étapes qui ont jalonné la démarche créant Acclima Terra, une structure de médiation entre la science et les décideurs politiques agissant au niveau régional en Aquitaine, dans les domaines essentiels que sont l’adaptation au changement climatique, et le remplacement des énergies polluantes par les renouvelables.

Hervé Le Treut lors de sa conférence à la Faculté des Sciences.

Témoignages : depuis quand travaillez-vous sur la question du changement climatique ?

Hervé Le Treut : J’ai découvert le problème en 1986, en revenant d’un séminaire où j’avais rencontré un chercheur anglais qui m’avait sensibilisé à ses travaux. En 1986, les choses étaient déjà bien engagées, les rythmes des émissions de gaz à effet de serre étaient déjà importants. Nous sortions en effet de la période des Trente glorieuses, où la croissance économique avait eu comme principale source d’énergie le charbon et le pétrole.
Lors du premier Sommet de la Terre à Stockholm en 1973, le changement climatique était seulement évoqué. Et je crois que l’une des premières fois ou le grand public a pu en entendre parler a été en 1974, quand René Dumont, candidat à la présidentielle, a cité le changement climatique.

Vous êtes climatologue, et vous attachez beaucoup d’importance à l’aspect social du changement climatique. Pour quelle raison ?

- C’est capital. On ne peut se limiter à faire un constat difficile sur un thème qui touche au cadre de notre vie et ne pas se préoccuper du contexte social, d’autant plus que nous sommes en démocratie.

Est-il encore possible de régler globalement tous les problèmes liés au changement climatique ?

- Nous sommes face à un phénomène complexe qui demande des arbitrages et nous ne pouvons plus traiter de manière isolée les différentes problématiques. Cela touche en effet le politique et l’environnement. Cela nécessite également de revoir notre manière de gérer la planète à un moment où l’espace pour chaque personne ou chaque activité se réduit.
Un phénomène complexe amène une gestion complexe. Le problème climatique est contraint. Nous ne pouvons pas séparer l’alerte des physiciens des autres dimensions du problème. S’il est « possible » d’agir en prenant des mesures qui répondent strictement aux lois de la physique, mais qui sont socialement applicables… alors ce n’est pas une vraie possibilité.
Au début des années 1990, le cumul des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère était moins abondant, avait donc moins engagé l’avenir. Le champ des possibles était large que maintenant, mais l’action a tardé, pour des raisons qui sont en partie structurelles.
En 1992, l’année du Sommet de la Terre à Rio, le problème créé par les émissions de gaz à effet de serre était le résultat d’une petite partie de la population mondiale. D’autres pays ont voulu accéder au même type de développement. Le problème a donc pris une dimension mondiale, concernant toute l’humanité, et il n’en est que plus difficile à gérer.

Sur la question des efforts à accomplir en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour les pays en développement, la valeur étalon ne doit pas être la quantité d’émission à l’instant T, mais le cumul des émissions de gaz à effet de serre depuis le début de l’industrialisation. Que pensez-vous de ce point de vue ?

- C’est une revendication qui a une vraie légitimité, mais qu’il est aussi juste de pondérer un peu. Les premiers émetteurs historiques l’ont été à un moment où on ne savait pas qu’il existait un changement climatique, et c’est leurs universités qui ont montré qu’il y avait un problème. Les premières recherches fortement relayées sur ces sujets viennent en effet de lieux tels que l’Université de Californie, le MIT. Et certains choix critiques sont antérieurs : aux États-Unis, le basculement du transport collectif vers la voiture individuelle est arrivé très tôt au cours du 20e siècle.

Dans tous les cas, ne perdons pas de vue que les chiffres qui résument trop simplement les choses peuvent avoir un caractère bloquant.

Quel est le lien entre Acclima Terra et l’Observatoire national sur les effets du changement climatique ?

- Ce que nous faisons en Aquitaine est une brique importante, en complémentarité avec l’ONERC qui a une dimension nationale. Acclima Terra insiste en effet beaucoup sur la médiation entre la science et les décideurs politiques.
Nous n’avons pas toujours le sentiment que la science est écoutée. Avec Acclima Terra, nous plongeons dans quelque chose de concret. Par exemple, dans la région Aquitaine, une centrale solaire a été construite là où se situait une forêt qui a été détruite par une tempête. Mais quel était le bon choix ? N’aurait-il pas fallu replanter des arbres ? Cela n’a pas vraiment été débattu scientifiquement. Nos recherches peuvent permettre d’objectiver les débats.
Dans le domaine de l’adaptation au changement climatique, l’échelon régional permet aussi un débat citoyen plus actif, en raison d’un nombre d’interlocuteurs plus facile à appréhender.

Lors de votre conférence du 25 octobre dernier, vous avez évoqué une étude annuelle effectuée par un chercheur de Sciences Po. Sa principale conclusion est que seulement 15 % des personnes interrogées citent les gaz comme source de l’effet de serre. Avec Acclima Terra, avez-vous envisagé d’intervenir dans les écoles ?

- Pour le moment, nous sommes présents à l’échelon universitaire avec Acclima Terra Campus, à l’université de Bordeaux.
Le changement climatique est un problème faussement simple. Nous souhaitons tout d’abord le débarrasser des idées fausses ou trop simples afin qu’elles ne viennent pas perturber la prise de décision. Notre préoccupation principale est de favoriser la connexion entre la science et la décision.
De ce point de vue, travailler avec les élèves des collèges et lycées est très important pour préparer le futur. Mais l’objectif n’est pas de faire 70 % de cracks en physique dans une classe d’âge. C’est une démarche plus globale qu’il est nécessaire de bien penser, car les enjeux sont importants. Aujourd’hui seule une petite partie de la population est bien informée : il faudrait qu’une majorité de citoyen ait un avis informé, pour jouer son rôle de citoyen.

Tout ce qui est exposé aujourd’hui de manière proche ou directe à l’océan subira les effets du changement climatique dans les décennies à venir.

La Réunion est une île tropicale, et les effets du changement climatique porteront en particulier sur le littoral avec l’élévation du niveau de la mer, et la fragilisation de la barrière corallienne. Faut-il encore investir dans des infrastructures dans ces régions, une relocalisation n’est-elle pas à préparer ?

- Il faut déjà en débattre. De fait tout ce qui est exposé aujourd’hui de manière proche ou directe à l’océan subira les effets du changement climatique dans les décennies à venir. Lors du dernier optimum climatique voici environ 120.000 ans, la température moyenne était légèrement supérieure à celle d’aujourd’hui, une partie des calottes glaciaires avaient fondu, et le niveau de la mer était plus haut de 2 mètres : ceci renforce le diagnostic de nos modèles, qui disent 50 centimètres à 1 mètre en fin de siècle – en moyenne. Or, nous ne sommes pas dans une situation comparable à celle du dernier optimum chaud d’il y a 120 000 ans. L’accroissement de la population, et la hausse de la consommation d’énergie fossile depuis les années 1950 font qu’il reste difficile de prévoir exactement le rythme de montée du niveau de la mer ainsi que sa répercussion sur la hauteur des épisodes de submersion qui surviendront inévitablement.

Pour le littoral, où l’on construit pour le long terme, le principal problème est celui de l’acceptation du risque que l’on peut prendre vis-à-vis d’infrastructures de protection qui sont chères. Cela demande à être étudié, sans panique et sans attendre. Tout doit être pensé pour anticiper ce qui se passera dans les prochaines décennies.

Le changement climatique ne va-t-il pas accentuer la crise des migrants qui a d’importantes répercussions sur les Européens ?

- La question des réfugiés provoque une trouble assez profond. Comment communiquer ?
La perspective, c’est d’abord une grande partie de migrations internes au continent africain. Nous devons évoquer cette question sans éveiller les passions, car les réfugiés sont des victimes absolues. Ils vivent dans des pays qui ont très peu contribué aux émissions de gaz à effet de serre, mais qui subissent déjà d’importants effets du changement climatique.

L’adaptation au changement climatique va-t-elle amener une nouvelle civilisation ?

- C’est un défi, c’est quelque chose à créer. C’est prévoir une société où la moitié de la population mondiale vivra dans des villes, repenser l’organisation collective. C’est un défi positif qui peut impulser beaucoup de choses nouvelles. C’est également un projet qui peut intéresser les jeunes, d’autant plus qu’ils œuvreront pour façonner le monde dans lequel ils passeront la plus grande partie de leur vie.
Beaucoup des incitations à agir viendront de l’évolution du climat, et on peut penser que le niveau de débat ne sera plus le même, sous la pression d’une opinion publique elle-même plus forte. Ceci amènera sans doute des décisions que nous ne concevons pas aujourd’hui mais peuvent avoir une grande importance indirecte. Des taxes importantes sur le transport aérien décidées à un niveau international, par exemple, auraient automatiquement un impact fort sur La Réunion.

Une base de discussion lors des Conférences internationales sur le climat est le rapport du GIEC. Or, pour construire leurs prévisions, les scientifiques utilisent les mathématiques et la physique mais n’intègrent pas l’aspect social qui pèse sur les décisions. Peut-on envisager de prendre en compte cet aspect social ?

- Le GIEC ne peut pas rentrer profondément dans une perspective basée sur la notion de débat entre États : il fait avant tout état de consensus. Mais nous avons certainement besoin d’un lieu national, de lieux régionaux, où nous nous pourrons débattre des choix nationaux ou régionaux sur le changement climatique et ses conséquences, depuis les attendus physiques jusqu’aux impacts sur la société, sur la biodiversité. Ce sera probablement un des enjeux fort des années à venir.

Propos recueillis par M.M.

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