Note de lecture : “Comment les riches détruisent la planète”, d’Hervé Kempf

La pollution mortelle des inégalités et des injustices

6 août 2007, par Alain Dreneau

Il est des livres qui réussissent à vous faire l’effet d’un bon électro-choc. “Comment les riches détruisent la planète” d’Hervé Kempf est à ranger parmi ceux-là (1). La catastrophe écologique est proche, nous dit-il, elle est même déjà là. « Pour la première fois depuis le début de son expansion, il y a plus d’un million d’années, l’espèce humaine se heurte aux limites biosphériques de son prodigieux dynamisme ». Ce cri d’alarme, qui se fait entendre de plus en plus fort, ne peut plus nous être étranger. « Nous voilà prévenus ! » comme l’écrit Roger Orlu dans son billet philosophique (2). Hervé Kempf pointe alors le doigt sur les causes du désastre annoncé : un système économique perverti par la quête insensée des profits. Et il situe les responsabilités : « la couche dominante qui n’a plus aujourd’hui d’autre ressort que l’avidité ». Cette « oligarchie prédatrice » (3) s’arc-boute contre le « changement de trajectoire » indispensable si l’on veut préserver l’existence humaine sur notre planète. Les riches, aveugles à la « puissance explosive » des inégalités et de l’injustice, détruisent bel et bien la planète. « Ce sont les profits qui nous empêchent de changer de cap. Quelle est la priorité. Les profits ou le bon cap ? »

Nous sommes entrés dans cette période inédite de l’histoire humaine, où « l’hypothèse de la catastrophe devient réaliste ». Face aux coups de boutoir que lui assènent nos activités humaines, « la planète ne récupère plus ». A force de la piller et de la saccager, nous l’avons épuisée. La pollution arrive à saturation et la biosphère ne peut plus jouer son rôle d’« amortisseur écologique ». Les « craquements » qu’elle fait entendre sont de plus en plus retentissants.

Les « scénarios de la catastrophe » sont déjà en place (3). Le changement climatique et la fin de l’ère du pétrole sont plus que suffisants pour nourrir ces perspectives probables de chaos environnemental, de guerres, de mouvements de populations sans précédent, de chômage massif, d’écroulement du système des transports... La destruction de la biodiversité entraînera l’émergence de nouvelles maladies, l’impossibilité des les contrôler, l’expansion de grandes épidémies...

Le plus stupéfiant est que rien ne bouge...

« Il est étonnant de constater,
fait alors remarquer Kempf, que ces scénarios nous surprennent peu. Nous devinons la forme que prendra la catastrophe, parce que nous commençons à l’expérimenter sur une petite échelle : l’épizootie de grippe aviaire est une maquette des grandes épidémies imaginables, le chaos qui a suivi l’inondation de La Nouvelle-Orléans en septembre 2005 est une répétition modeste de celui qui suivra un continent ravagé par les tornades, la canicule de l’été 2003 en Europe un signe avant-coureur des fournaises qui s’annoncent ».

Alors que le spectacle mortifère se répète ainsi sous nos yeux, « le plus stupéfiant est que nos sociétés ne fassent rien ». D’où la « question centrale » qui sert de fil conducteur au livre : « Alors que tout cela est clair, pourquoi le système est-il si obstinément incapable de bouger ? ».

La réponse d’Hervé Kempf à cette question constitue la “substantifique moelle” de son livre. Fondamentalement, « si rien ne bouge, c’est parce que les puissants de ce monde le veulent ». Et s’ils le veulent ainsi, c’est qu’ils n’ont plus pour objectif que le maintien de leurs privilèges ahurissants. « Le système est piloté par une couche dominante qui n’a plus aujourd’hui d’autre ressort que l’avidité ».

« la secte mondiale des goinfres goulus »

De qui parle-t-on, au fait, quand on parle des « riches », ou plus exactement des très riches ? Grands patrons et hauts managers - avec salaires mirifiques, stock-options et “parachutes dorés” -, membres des comités de direction des firmes géantes, actionnaires rentiers et spéculateurs, agents de la finance, banquiers, dirigeants des fonds spéculatifs, dirigeants politiques au service du système... « la secte mondiale des goinfres goulus », comme la qualifie Kempf, capte à son profit les surplus de l’activité économique et creuse des inégalités vertigineuses. Une véritable « bacchanale », comme la qualifie le magazine financier américain “Forbes”, bien placé pour en juger.

Les chiffres et les exemples abondent dans l’ouvrage. Un des buts de cette note de lecture est de donner envie de découvrir le livre plus avant, et donc de s’approprier les riches données qu’il contient. Contentons-nous donc ici de citer un seul chiffre. Il provient du “Rapport mondial sur le développement humain 2005” publié par le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) : « Le revenu des 500 personnes les plus riches du monde est supérieur à celui des 416 millions les plus pauvres du monde ». Voilà une “photographie” saisissante de notre monde : un hyper-riche touche à lui seul autant qu’un million de ses frères humains réunis... et demandons-nous pourquoi ce monde est en perdition.

Surconsommation et inégalités

En quoi en effet cette avidité à « accumuler revenus, patrimoine et pouvoir » est-elle liée à la destruction de la planète et à la menace sur l’espèce humaine ? Tout d’abord par son niveau de consommation de biens matériels qui touche à la folie. Cette frénésie prédatrice a des conséquences immenses, car elles dépassent, on va le voir, l’impact direct de son propre gaspillage.

Kempf s’appuie pour l’expliquer sur les travaux d’un économiste norvégien de la fin du 19ème siècle, Thorstein Veblen, pour qui le ressort central de la vie sociale est la tendance à rivaliser, le désir d’ostentation. La consommation est un moyen de se distinguer, d’exhiber les signes d’un statut supérieur. Chaque couche sociale cherche alors à imiter la couche qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale. Et c’est ainsi que le sommet de la société en arrive à imposer ses normes et définir les modes de vie de son époque, qui diffusent du haut en bas de la structure sociale. Le modèle de dilapidation des plus riches « se déverse en cascade » et devient la règle dominante (4).

On comprend alors que le désastre écologique annoncé ne pourra être empêché qu’en réduisant cette surconsommation matérielle. Mais cela ne pourra se faire qu’en combattant “à mort” les inégalités sociales. Kempf le dit clairement : « La préoccupation écologique s’articule à une analyse politique radicale des rapports actuels de domination. On ne pourra pas diminuer la consommation matérielle globale si les puissants ne sont pas abaissés et si l’inégalité n’est pas combattue ».

La solution n’est pas la croissance matérielle sur fond de statu quo

Pour combattre cette inégalité, il ne faut surtout pas compter, poursuit l’auteur, sur le credo « rabâché » par les classes au pouvoir, selon lequel « la solution à la crise sociale est la croissance de la production ». Ici encore chiffres à l’appui, il s’attache à mettre en pièces l’idée que « la croissance permettrait d’élever le niveau général de richesse, et donc d’améliorer le sort des pauvres sans - mais cela n’est jamais précisé - qu’il soit besoin de modifier la distribution de la richesse ».

La croissance matérielle - l’augmentation continue des biens produits par prélèvement et dégradation des ressources biosphériques - n’a pas empêché les fossés des inégalités, et en particulier « l’immense écart qui existe entre pays riches et pays pauvres », de se creuser inexorablement (5).

Alors comment faire ? « Il n’est pas question de diminuer la consommation matérielle des plus pauvres, c’est-à-dire de la majorité des habitants des pays du Sud, et d’une partie des habitants des pays riches. Au contraire, il faut l’augmenter, par souci de justice ». Il faut que la consommation matérielle, les dépenses d’énergie, les déplacements automobiles et aériens soient réduits, de la part non seulement des « hyper-riches » et de l’oligarchie, mais aussi de la part de « la classe moyenne mondiale », quelque 500 millions de personnes parmi le milliard d’habitants de l’Amérique du Nord, de l’Europe et du Japon, ces 20 % de la population mondiale qui consomment environ 80 % de la richesse mondiale. Mais pour que la classe moyenne mondiale modère sa consommation, il faut trouver les moyens d’abaisser le niveau de la couche dominante des riches.

Crise écologique et crise sociale

Tout au long de son livre, Hervé Kempf veut nous faire comprendre que « crise écologique et crise sociale - les inégalités - sont les deux facettes d’un même désastre ». Il nous faut donc relier les deux bouts de la chaîne. Apprendre individuellement et en groupe à mieux respecter notre environnement, changer nos comportements quotidiens, éduquer nous-mêmes et nos enfants à la frugalité et à la modération, oui. Se responsabiliser en tant que citoyens du monde (comme le dit Yves Paccalet), oui.

Mais Hervé Kempf a l’immense mérite de marteler que cette prise de conscience citoyenne est mille fois nécessaire, mais qu’elle n’est pas suffisante. Elle doit armer les “citoyens du monde”, pour qu’ils transforment la puissance explosive des inégalités en force de subversion du système du profit. Pour cela, il faut porter le feu de la critique radicale au-delà de la distribution des richesses, au cœur des rapports de production, là où sont extorquées, par une minorité rapace, les richesses du travail humain.

Alain Dreneau

(1) Editions du Seuil, janvier 2007. Hervé Kempf est un journaliste d’environnement réputé. Après avoir fondé “Reporterre”, il a travaillé à “Courrier International”, “La Recherche” et maintenant au “Monde”.
(2) Voir “Témoignages” des 13-14-15 juillet 2007
(3) Oligarchie : petit groupe de personnes disposant des pouvoirs, classe restreinte et privilégiée.
(4) Voir aussi les ouvrages d’Yves Paccalet, philosophe et biologiste, qui a donné récemment plusieurs conférences et interviews à La Réunion.
(5) ... une règle qui à l’évidence s’applique seulement aux pays les plus riches (sans concerner les exclus de ces sociétés, de plus en plus frustrés). Quant aux pays les plus pauvres, la règle dominante y est au contraire la sous-consommation forcée.
(6) Un chiffre parmi d’autres : « En 1990, l’Américain moyen était 38 fois plus riche que le Tanzanien. Aujourd’hui, il est 61 fois plus riche » (PNUD rapport 2005 déjà cité)


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus