C’était hier une journée de formation syndicale pour le SNUipp, sur le thème “Pour une école qui fait grandir”. La matinée était dédiée à une conférence et un moment d’échange avec Catherine Klintzer, que l’Union des Familles Laïques (UFAL) fait venir cette semaine pour une série de conférences sur la laïcité et des dédicaces de son livre "Qu’est-ce que la laïcité ?" paru chez Vrin (voir programme). La suite de la journée devait permettre d’examiner diverses questions syndicales. « J’ai deux mots à vous dire ! » a commencé Didier Gopal, sur l’air de celui qui veut remettre quelques pendules (syndicales) à l’heure.
Catherine Klintzer aborde en philosophe la question de la laïcité. Cela a l’avantage d’être très clair et de permettre à tous d’en comprendre la nature dans une société où, devant les crispations de la société française et les débats autour de la loi de 2004 sur le port de signes religieux à l’école, certains ici se sont découverts “laïcs sans le savoir” tandis que d’autres se demandent encore ce qu’est la nature d’une laïcité née ici dans une société coloniale largement dominée au plan idéologique par l’église catholique. L’inconvénient est que tout cet aspect de mouvement historique dans un contexte et une formation sociale bien spécifiques n’est pas pris en considération.
« La laïcité n’est ni un contrat ni un courant de pensée au sens ordinaire du terme. C’est un concept philosophique qui, à la différence de l’idée de tolérance, n’a pas pour objet de faire coexister les libertés telles qu’elles sont dans une société donnée, mais de construire un espace a priori qui soit la condition de possibilité d’une telle coexistence ».
A partir de là, elle a expliqué comment “laïcité” et “tolérance” peuvent être confondues. « Elles tendent toutes deux à réaliser un système de trois propositions : a) personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre ; b) personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt que pas du tout ; c) personne n’est tenu de n’avoir aucune religion ».
Dans la tolérance, la loi se construit sur la forme de la foi
Mais la tolérance, dit-elle, « n’établit pas ces trois propositions comme principe. Elle les a, au mieux, comme effet ». La tolérance restreinte est définie par la pensée de Locke, qui dans sa Lettre sur la tolérance (1689) voulait bien admettre qu’on puisse ne pas croire en la puissance divine, mais qui recommandait d’exclure les “mécréants”, parce qu’ils sont « un élément de dissolution ». « Ils n’appartiennent à aucune communauté ; ils ne fonctionnent pas sur un processus d’identification » commente la philosophe.
Locke dit qu’on ne peut admettre dans une société des gens dont on ne peut pas croire la parole, puisque eux-mêmes ne croient en rien. Selon Catherine Klintzer, ce philosophe est « le premier philosophe de la laïcité » pour la clarté avec laquelle il pose le problème : « Locke dit qu’on ne peut pas admettre les incroyants parce que les liens religieux forment le fondement de toute société humaine. Autrement dit, c’est la forme du lien religieux qui est le modèle du lien politique. C’est cela le modèle de la tolérance. Que peut-on en déduire ? Que pour Locke, la loi se construit sur la forme de la foi ». Et à son époque, c’était déjà un grand progrès, qui laissait derrière lui les guerres de religion.
Elle a ensuite évoqué une "tolérance élargie" dont la figure philosophique est celle de Pierre Bayle qui, se posant la question de la croyance et de la non croyance, retourne l’argument de John Locke et conclut que « les incroyants doivent être admis, parce qu’ils ne peuvent pas faire appel à une autorité transcendante, à un dieu, et donc ils sont soumis directement à la loi. Ils sont, en quelque sorte, plus obéissants que les autres ». Et Catherine Klintzer observe que cette tolérance élargie « fonde un concept subjectif, mais pas un concept objectif de laïcité. L’association politique reste encore en dehors de tout cela et donc, la liberté de croire ou de ne pas croire n’est pas produite de l’intérieur à partir d’un principe fondateur, elle est simplement le résultat d’une prise en compte de faits, des positions observables dans une société ». Cette « liberté de jouissance » est à distinguer de la « liberté constituante » apportée par le principe de laïcité.
Le silence de la loi
Historiquement, c’est Condorcet - dit-elle - qui le premier a introduit dans son œuvre l’idée « qu’il n’est pas nécessaire de fonder l’association politique sur la forme du lien religieux ». La laïcité, en tant qu’espace a priori, ne se contente pas de faire coexister des positions existantes, « elle pense à ce qui pourrait être là... ». Comme une philosophe au volant respecte un feu rouge à 3h du matin pour ne pas écraser « le piéton que je n’ai pas vu et qui va traverser... ». Cela s’appelle l’amour de la liberté.
« Cet exemple permet de poser le problème : ce n’est pas de faire coexister seulement des gens, des communautés tels qu’ils existent, mais de faire coexister toutes les libertés pensables à un moment M » poursuit Catherine Klintzer.
C’est ce qui fait, selon elle, de la laïcité « un minimalisme », dans la mesure où « on peut penser en dehors de toute référence religieuse, de toute référence sacrée communautaire et même en dehors d’une référence à la sacralité d’un lien social ». « Le jour du 14 juillet, je reste dans mon lit douillet » chante Brassens.
Une autre conséquence est que la laïcité n’est pas opposée aux religions, mais qu’elle est faite au contraire pour que, « dans la société civile, les libertés se déploient ». « Ce qui s’oppose à la laïcité, c’est l’idée de religion civile. C’est l’idée qu’on fasse des religions une affaire légale. Si on transforme une loi religieuse en loi civile, c’est une charia, ou un droit canon » a-t-elle dit aussi. L’idée que les religions puissent faire la loi, ès qualité, est contraire à la laïcité, mais l’inverse aussi : « que la loi elle-même se présente comme un article de foi ; comme quelque chose de sacré, qu’il faut croire... alors que la loi est faite, non pas d’adhésion, mais de consentement raisonné et de débat des citoyens et de leurs représentants ». Et parmi ces représentants, tous ont leur place, y compris les religieux.
Dans la laïcité, il n’y a pas d’obligation d’appartenance, pas de contrat non plus. Enfin, la laïcité n’est pas « un courant de pensée », c’est « une théorie » qui pratique « le silence de la loi » ou sujet des croyances et de l’incroyance. C’est un principe rationnel, organisateur des libertés.
« Le principe de laïcité dit que ce qui dépend de la puissance publique et de la production de la loi et du maintien des droits n’affiche rien » a-t-elle encore dit, en introduisant la question de la laïcité scolaire.
La laïcité scolaire comme vide expérimental
S’exprimant devant un public enseignant, la philosophe a abordé ce « concept nucléaire » de la laïcité en disant que « la laïcité scolaire est à la laïcité ce que le vide est à la chute des corps ». Il s’agit d’un “vide expérimental” permettant de distinguer trois espaces - et pas seulement deux (espace public/espace privé), ce que fait très bien aussi la tolérance.
Il y a « l’espace où s’applique le principe de la laïcité, qui relève de l’autorité publique, de la constitution et du maintien des droits », la « société civile » et l’espace de la vie privée (ce qui se passe à l’abri du regard d’autrui).
Et le principe de laïcité veut qu’à l’école, « les enfants aussi doivent s’astreindre à la réserve ». « Dès qu’ils sont dans la société civile, ils sont autres. Au fond, qu’est-ce que c’est que l’école sinon le droit à une double vie ? »
Une autre idée importante défendue devant les enseignants est que l’école est un « service public au sens juridique, mais pas au sens philosophique du terme ». C’est-à-dire qu’elle n’est pas un lieu de consommation, et que les élèves ne sont pas des usagers. « Ce n’est pas un rapport d’usager à prestataire de service. On ne distribue pas le savoir à l’école. Chacun s’y “auto”institue sous la conduite d’un maître qui, lui même, ré-effectue ce parcours. Il y a toute une théorie de l’école derrière l’idée de laïcité » a-t-elle dit à une assemblée particulièrement attentive à cette partie du discours.
« Ce n’est pas en faisant défiler les opinions devant les élèves qu’on constituera leur liberté. Pour se faire soi-même son opinion, il faut passer par la nécessité de la crise et du doute ». L’image qui illustre cela est celle des deux angles opposés par le sommet dont le maître dit qu’ils sont égaux. Et s’il les dessine au tableau, cela crève les yeux ! Alors pourquoi le démontrer ? Parce que, répond Catherine Klintzer, « seul un être qui soupçonne que cela pourrait ne pas être vrai, peut faire la démonstration ».
L’idée principale est que l’école est (ou devrait être) « une institution constituante de la liberté », le lieu où les enfants apprennent à construire leur liberté de futur citoyen, et non « une institution de jouissance des libertés déjà existantes ».
Colonialiste, la République ?
Et c’est au nom de ces principes que la communauté scolaire s’oppose au port de signes religieux ostensibles dans l’école. Mais si la conférencière a pu dire que la loi de 2004 avait « apaisé la société française », elle s’est trouvée, dans le débat avec les enseignants, devant des questions qui laissaient percevoir un contexte différent.
« Peut-on parler d’exception réunionnaise ? » « L’école doit-elle être un outil de la laïcité ? » « Peut-on lire des textes religieux en classe ? » « Les enseignants ont-ils les moyens d’appliquer le principe de laïcité et en ce cas, que valent des valeurs qu’ils ne peuvent pas faire vivre ? » « Les vacances scolaires ne sont-elles pas un peu trop calquées sur les fêtes religieuses catholiques ? » sont les questions qui ont nourri les échanges entre la salle et la conférencière.
Il serait trop long de détailler ici toutes ses réponses. Notons que ses écrits sont accessibles sur Internet et que, d’une façon générale, par idéologie ou par évitement historique, Catherine Klintzer n’intègre pas à sa pensée la question coloniale. Elle l’a évacué très vite en qualifiant par exemple de « piège à progressisme » la démarche des « Indigènes de la République » ou encore en estimant que la colonisation avait été « une période très courte de l’histoire de France ».
« Tous les départements de la République sont des exceptions. Toutes les situations concrètes sont par définition exceptionnelles. Les signes sont toujours ambivalents (...) Il y a des gens rigides et des gens qui négocient. La loi dit qu’il faut négocier... » a-t-elle répondu en ce qui concerne la loi de 2004 dans les établissements de La Réunion. Et à une enseignante qui lui demandait ce qu’elle pensait du fait que les religions sont inscrites dans la Constitution indienne, elle a répondu que « ce n’est pas un pays laïc ». Du moins, pas au sens de la République française. « Colonialiste notre République ? c’est faux ! C’est comme si on disait que la Terreur est l’essence de la Révolution française ! »
Compte-rendu P. David
La suite du programme de Catherine Klintzer avec l’UFAL : dédicaces : samedi à l’Entrepôt/Autrement, à 11h 30 et à Virgin à 14h30. Conférences : samedi à 16h au salon d’honneur de l’ancienne mairie de Saint-Denis et lundi, 16h, à l’Université du Tampon.