Troisièmes journées de la Recherche en sciences humaines

’La décolonisation de l’Outre-mer n’a pas eu lieu...’

14 octobre 2004

La députée guyanaise Christiane Taubira-Delannon était hier à l’université. Docteur en sciences économiques et agro-alimentaires, elle a affirmé qu’il est toujours possible de faire un choix. La génération actuelle doit préparer les jeunes générations à faire les choix qui permettront à nos pays de sortir des ornières d’une colonisation qui ne dit pas son nom.

Le grand amphithéâtre 400 de la faculté des Lettres était archi-comble. Il y avait hier une très forte présence estudiantine pour la conférence que Christiane Taubira-Delannon, docteur en sciences économiques et agro-alimentaires, a donnée sur "Histoire coloniale et formes de la décolonisation".

La députée guyanaise était entourée de Michel Latchoumanin, doyen de la faculté de Lettres et du swami Premananda, président de la Maison des Civilisations et de l‘Unité Réunionnaise.
Parmi les civilités habituelles à ce type de rencontre, le doyen de la faculté s’est réjoui du partenariat instauré avec la MCUR pour accueillir la députée guyanaise, qui est aussi l’une des marraines de la future Maison. Il a salué la présence des quatre présidents des facultés de lettres de Madagascar, bientôt rejoints au premier rang par le président de l’Université de La Réunion, remerciant tous les invités de ces journées, dans le cadre de la coopération régionale inscrite au contrat quadriennal de l’Université.
Le propos de la conférencière était de faire réfléchir l’assistance, composée de très jeunes gens pour l’essentiel, sur le destin de "l’Outre-Mer", un concept dont elle a développé les contours théoriques, avec ceux de "colonisation" et de "décolonisation".

"Décolonisation de rupture ou “de raison”"

Pourquoi parler de "décolonisation de l’Outre-Mer " ? "L’interrogation reste pertinente parce qu’il y a des dialogues qui n’ont pas été établis" a-t-elle dit. C’est une autre idée force transmise par Christiane Taubira-Delannon, que "la frustration d’une génération" -la sienne- venue trop tard pour œuvrer à la décolonisation.
Trop tard, vraiment ? Il y a ceux qui ont lutté contre l’esclavage, ceux qui ont vécu une "décolonisation de rupture", ceux qui ont fait une décolonisation “de raison” ou encore ceux qui ont fait la loi de 1946... "Et nous ?" se demande-t-elle.
Consciente de ce que "l’Outre-mer (tel qu’il existe aujourd’hui - Ndlr) résulte d’un choix" -celui de la loi de 1946- la députée a d’abord questionné ce choix, avant de constater que "ce processus d’accès à une citoyenneté pleine et entière, a achoppé".

"Résurgences de l’appareil colonial"

Au point que de nombreux écueils "ont pu aboutir à la destruction de l’appareil productif et à une dépendance accrue". C’est en fin de compte un "marché de dupes", dont les générations suivantes doivent interroger ce qu’il a apporté aux citoyens d’Outre-mer et ce qu’il leur a enlevé.
Ce qu’il revient à la génération actuelle de faire, c’est transmettre aux plus jeunes un état des lieux de ce qu’est l’Outre-mer aujourd’hui - "un concentré du monde" - avec ses contradictions, ses "handicaps", sa "dépendance orchestrée par le pouvoir central", pour éclairer les choix de demain.
Ayant fait un tour d’horizon des "résurgences de l’appareil colonial" dans l’Outre-Mer d’aujourd’hui et dans les rapports que le pouvoir central continue de lui imposer - l’exemple polynésien a été plusieurs fois évoqué - Christiane Taubira-Delannon fait le constat que "la décolonisation de l’Outre-mer n’a jamais eu lieu". Il n’a jamais été " en situation de rupture plausible, ni en situation de faire un réel choix statutaire".
Or, de son point de vue, il est toujours possible de faire un choix. Préparer les jeunes générations à faire les choix qui permettront à nos pays de sortir des ornières d’une colonisation qui ne dit pas son nom : c’est cela le rôle de la génération actuelle.

"L’indépendance, c’est l’acception de nos inter-dépendances"

Christiane Taubira-Delannon évoque ces questions à la fois avec passion et beaucoup de douceur. De Marx, elle préfère retenir la dimension critique et le sens de la dérision plutôt que les grandes envolées à la gloire de la bourgeoisie colonisatrice... Son évocation des "handicaps structurels" de l’Outre-mer a l’ironie mordante d’un morceau de bravoure tournant gentiment en dérision le discours technocratique de la “métropole” (européenne) considérant l“ultrapériphérie”.
Enfin, c’est en exaltant les valeurs et les cultures de l’Outre-mer qu’elle a invité la jeune assistance à se préparer à secouer, pour l’avenir, tout ce qui maintient l’Outre-mer dans ses peurs, ses dépendances, dans l’inégalité des échanges avec la France.
"Inviter à secouer les dépendances, ce n’est pas forcément prôner l’indépendance" a-t-elle répondu à une étudiante, à qui la député guyanaise a rappelé en substance cette pensée de Jean-Marie Tjibaou : "L’indépendance, c’est l’acception de nos inter-dépendances" a-t-elle dit.

P. D.


Vers une mise en réseau des universités de l’océan Indien

Sudel Fuma, vice-doyen de l’université chargé des relations internationales, compte beaucoup sur ces journées pour améliorer les échanges et la coopération avec d’autres enseignants et chercheurs. Une convention de coopération doit être signée. Il répondait hier à nos questions.

Quel rapport entre ces journées et les “Assises de la recherche” ?

- Ces journées sont consacrées uniquement aux sciences humaines et tendent à laisser un état des lieux, comme l’avaient préconisé les Assises de la recherche tenues en 2003.
Nous organisons ces journées des sciences humaines depuis deux ans. Les deux premières éditions se sont intéressées à La Réunion. Cette fois-ci, nous faisons une “sortie” vers l’océan Indien, pour mieux connaître ce que font les autres. Pour aboutir aussi à une mise en réseau, dans la formation d’étudiants-chercheurs, d’enseignants-chercheurs et de doctorants.

Les étudiants sont-ils ouverts aux problématiques de la recherche selon vous ?

- Nous avons cherché à impliquer la jeunesse, avec la table ronde prise en charge par les étudiants. Ce sont eux qui vont poser leur problématique aux institutionnels : par exemple sur le financement des bourses, les problèmes de visas... Beaucoup de questions concrètes se posent. Et aussi des questions fondamentales. Par exemple : que préparons-nous ensemble pour demain ?

Dans l’ensemble, nous avons peu de contact avec les universités de la zone. Vous attendez de ces journées qu’elles inversent la tendance ?

- Demain, chacun des doyens des facultés de lettres et de sciences humaines des pays de la région fera un exposé. Aux Comores, cette faculté n’a qu’un an d’existence. Pour eux, c’est fantastique de participer à ce qui se fait ici.
Il est vrai que nous avons dans l’ensemble peu d’échanges avec Maurice, un peu plus avec Madagascar. C’est l’occasion d’établir des liens, de signer des conventions. Quatre présidents d’universités de la zone vont signer une convention de coopération pendant ces journées.
Les Actes et l’annuaire qui seront publiés après la tenue de ces 3èmes journées sont conçus comme un outil de communication entre nos universités. Nous ferons aussi le point sur les thèses en cours : elles sont au nombre de 127 pour La Réunion, en 2004.
Pour conclure, selon les stratégies des laboratoires, il existe des relations plus ou moins avancées. Le Département d’Histoire par exemple a déjà fait beaucoup de coopération. Il était temps de faire venir les autres universités pour que d’autres laboratoires puissent avancer dans leurs contacts.

Propos recueillis par Pascale David


"La coopération est le nerf de la recherche"

Venue en juin pour les élections européennes, Christiane Taubira-Delannon est de retour sous nos latitudes pour les journées de la recherche. La présidente du comité de soutien de l’Alliance de l’Outre-mer y contribue par deux conférences. Deux thèmes d’une brûlante actualité...

En quoi votre participation à ces journées recoupe-t-elle votre action de parlementaire ?

- Avant d’être en politique, j’étais universitaire en sciences économiques, ainsi qu’en sociologie, ethnologie et agro-alimentaire. Comme députée, je mets l’essentiel de mon énergie à réfléchir à comment transformer les conditions collectives de vie des gens. On ne maîtrise pas son destin, on ne peut exercer sa liberté sans la maîtrise des savoirs. C’est un enjeu majeur. Et lorsqu’on a, comme moi, une responsabilité législative, dans la définition des règles communes, il faut savoir saisir cet enjeu.

Vous êtes aussi invitée par la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. Quelle est votre perception de ce projet ?

- La MCUR est un enjeu central de nos sociétés. Nous sommes un concentré du monde et nous avons besoin d’instaurer un dialogue entre nos cultures. Je ne suis pas étonnée qu’il faille beaucoup de temps pour faire mûrir le projet de la MCUR. Certaines choses peuvent se faire rapidement : elles sont de nature plus opportuniste, répondent à des contingences et cela ne pose pas de problème. Ce n’est pas le cas de cette MCUR. Je trouve très bien qu’il y ait beaucoup de questions soulevées à ce propos et qu’il faille du temps pour en mûrir les réponses.

Vous allez donner ici deux conférences, dont celle de vendredi traite des contenus et orientations de la recherche outre-mer. C’est aussi votre contribution à la MCUR ?

- Les thèmes de ces conférences ont été arrêtés en plein accord avec les organisateurs des journées. Ils portent sur des sujets d’une actualité pressante, sur lesquels j’ai une réflexion constamment enrichie. Je lis beaucoup ce qui se produit ici.
La question de la décolonisation de l’Outre-mer se pose depuis les années 40, puis 60. Elle n’a toujours pas de réponse. Et tant qu’il n’y a pas de réponse, nous avons besoin d’explorer le sujet. Nous avons aussi besoin d’assurer sa transmission générationnelle. Je trouve cela bien que l’Université de La Réunion accueille ce sujet-là dans un tel cadre. Je le dis sincèrement : c’est le signe d’une capacité d’ouverture de l’Université de La Réunion, que n’ont pas toutes les universités. J’en connais qui seraient plus frileuses, repliées sur des sujets historiques, quand d’autres font du “super futurisme”. Parler du présent est encore souvent considéré comme dangereux. C’est pourtant bien ainsi que se conçoit le rôle de la recherche.

L’autre thème traite de la coopération régionale. On en parle plus souvent - globalisation oblige - dans la sphère économique. Vous considérez quant à vous qu’elle a un rôle essentiel à jouer pour la recherche. En quoi ?

- Il y a un réel besoin d’interroger la recherche : à quoi doit-elle s’intéresser ? Ce sont bien là les questions soulevées par ces journées qui s’intéressent spécifiquement aux Lettres et aux sciences humaines. On touche là au contenu le plus dangereux et le plus exaltant : il s’agit de comprendre nos sociétés, ce qui va de l’avant mais aussi nos blocages.
Dans des sociétés de profil si semblable et en même temps très différentes, nous avons beaucoup à partager. Donc, la coopération est le nerf de la recherche. Faut-il que chacun fasse ce qu’il veut dans son coin ? Ou va-t-on réellement partager nos problématiques ? Dans le second cas, nous ne pouvons pas nous contenter des seuls contours de notre territoire. Nous avons beaucoup à comprendre chez nos voisins et beaucoup à dire aussi.

Propos recueillis par Pascale David


Polynésie

"La destabilisation d’un pouvoir élu"

Concernant la Polynésie et le renversement de son gouvernement (lire également en page 16), la députée Christiane Taubira ne mâche pas ses mots.
"C’est une situation scandaleuse qui vient d’être créée en Polynésie, rappelant des pratiques qu’on a connues avec les réseaux Foccart.
Cela donne toute son actualité à la nécessité d’une réflexion sur certains types de pouvoir... puisqu’il va être question de colonisation et de décolonisation dans ces journées de la Recherche. Nous assistons à la déstabilisation d’un pouvoir élu.
"Cela renvoie à ce qui existe dans la tête de nos gouvernants : les populations d’Outre-mer ne font jamais “le bon choix” s’il n’est pas celui du pouvoir central. Font-elles un choix de cœur, ou de raison ? “On” a le droit, à Paris, de le “corriger”. C’est scandaleux et inadmissible. Cela enlève à la France sa capacité à donner des leçons de démocratie au monde. Cela la décrédibilise."

Christiane Taubira

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