Une conférence d’Yvon Minvielle *

La professionnalisation : pierre de touche des transformations sociales de demain ?

20 juillet 2007

La notion de “professionnalisation” a ses détracteurs, parmi ceux qui se situent dans une logique de certification des savoirs et de leur transmission. La “professionnalisation” que défend le sociologue Yvon Minvielle puise à une autre culture : celle du partage des savoirs, de l’échange et du co-développement. Et il apporte des réponses précises et concrètes là où d’autres donnent dans l’idéologie du “déclin”. Selon lui, les difficultés actuelles du monde du travail sont en partie liées à « une perte de professionnalité » qui a des causes sociologiques, démographiques et culturelles. Les réponses ne sont pas « hors de l’Histoire »...
Il était mercredi l’invité de l’association pour la promotion de la Formation des Autodidactes et des Cadres, qui tient cette semaine son premier chantier.

Yvon Minvielle.
(photo leclub.educagri.fr)

Alain Séraphine, Directeur de l’ILOI, a en préliminaire salué « la volonté politique de la Ville du Port », qui a notamment réservé au projet de FAC cinq hectares de terrain, « là où la pression foncière est la plus forte », a-t-il dit.
Dans un bref historique du projet de FAC, il a défini la future plateforme comme « une passerelle d’échanges, pour permettre à chacun d’édifier son projet de vie avec une garantie de réussite ». Il a surtout tenu à placer le séminaire et le projet de FAC sous la figure tutélaire de l’Abbé Grégoire, le fondateur du CNAM : « Visionnaire de la Révolution française, militant de toutes les libertés, il faisait le pari que la liberté passait par les savoirs ». Un positionnement que la révolution numérique est venue réactualiser, selon lui, en raccourcissant les distances. En mettant ses pas dans ceux du CNAM - un parmi les nombreux partenaires du projet -, la FAC fait le pari d’un réengagement dans un choix philosophique, que les promoteurs du projet ont demandé à Yvon Minvielle d’exposer.

Professionnalité et professionnalisation

Le sociologue a commencé par poser les notions de “professionnalité” - barbarisme transalpin - et de “professionnalisation” à partir d’exemples de terrain signalant leur émergence et leurs usages.
La professionnalité est une traduction littérale de l’italien (profesionalitá) revendiquée par des grévistes d’une usine FIAT, à la fin des années 60, qui reprochaient à l’employeur de « payer la production et pas la “profession” ou ”profesionalitá” ». Première déduction : « La première émergence est à rattacher à une lutte sociale ».
Yvon Minvielle a ensuite évoqué les inquiétudes d’un DRH, il y a une trentaine d’années, chez Renault cette fois : Il alertait l’entreprise sur le risque de « perte de professionnalité ou de professionnalisation » au fur et à mesure des départs d’anciens ouvriers ou agents de maîtrise. Que faire des jeunes qui arrivaient pour les remplacer ? « Il ne faut surtout pas les former ! », disait le DRH. « Ils connaissent le métier ; ce qui leur manque, c’est la culture, les gestes professionnels ». Précisément tout ce que d’anciens ouvriers peuvent “transmettre” aux nouveaux, dans un contexte d’écoute mutuelle. D’où un dispositif de professionnalisation mis sur pied par l’entreprise sur 1 an et appelé “Plan d’initialisation de carrière” (PIC) pour environ 200 jeunes recrues, auxquelles il fallait apprendre in situ « ce qui ne s’apprend pas en classe ».
L’exemple suivant est emprunté à la viticulture, pour laquelle Yvon Minvielle a fait une étude, au début des années 90, sur les perspectives à l’horizon 2010. Et ce sont des viticulteurs qui l’ont mis devant la réalité de la professionnalité viticole, sur le même principe qui fait qu’un pilote de ligne n’est reconnu comme sûr qu’à partir d’un certain nombre “d’heures de vol”. Pour la taille des vignes, c’est un peu cela aussi : combien de saisons et combien de gestes ? Déduction suivante : « La maîtrise des gestes techniques n’est pas la maîtrise des gestes professionnels, lesquels se construisent dans la durée et la contextualisation des interventions techniques ».

... Dans tous les lieux de production...

Certains objectent que ces enseignements ne seraient valables « que pour l’artisanat, mais pas dans les lieux industriels ». A quoi le sociologue répond que « les gestes professionnels ne peuvent se construire que dans les lieux de production, quels qu’ils soient ». Même dans les services... C’est ce qu’il a gardé d’une expérience dans un groupement de mutuelles, où la transmission des savoirs dans le traitement des dossiers n’était pas la même dans des services différents, parce que « l’histoire de ces services fédérés n’était pas la même ».
Ainsi, plus qu’un problème cognitif, le sociologue y voit « une histoire des manières de faire, une histoire de transferts. Des apprentissages systématiques ne suffisent pas. Ce n’est pas parce qu’on a tout dans la boîte à outils qu’on est d’emblée capable de “poser le bon geste” ».
L’histoire des “petits hommes bleus” apporte à cela une notion supplémentaire. Ces métalliers lorrains ont remporté le marché des feuilles d’or pour la flamme de la statue de la liberté, à New York, parce que dans leur société - qui fait partie du compagnonnage -, ils ont gardé aussi une mémoire particulière des techniques du passé. Un peu comme les fontainiers de Versailles, ajoute le sociologue, pour qui « la maîtrise du geste est aussi liée à la maîtrise d’un processus historique ».
« Dans l’exercice de la professionnalité, il n’y a pas que de l’habileté ; il y a aussi l’enracinement dans un processus historique et dans un devenir de la profession », résume-t-il.

Alors : qu’est-ce qu’un professionnel ? Dans les exemples pris et les cultures dont ils témoignent, c’est quelqu’un qui a « la maîtrise des ressources du métier (quel qu’il soit) et la maîtrise des méthodes, le tout dans des contextes eux-mêmes marqués par des conjonctions qui ne sont pas hors de l’Histoire », poursuit Yvon Minvielle. Autre évidence : Tout cela prend forme « plutôt dans l’espace productif - sous certaines conditions - que dans les séminaires ! ».

Ruptures dans les transmissions

« Pour des raisons sociales et démographiques, nous sommes aujourd’hui confrontés à une perte de professionnalité, du fait de déplacements humains (départ en retraite, fermeture d’unités...) qui ont “cassé” la transmission »
.
A cela s’ajoutent des facteurs culturels que le sociologue a appelé « un irrespect d’accompagnement » d’orientations économiques qui n’ont pas facilité le dialogue des générations ; qui ont même contribué à élargir ce que Margaret Mead appelait dès 1972 « le fossé des générations ».
Cette rupture serait très marquée « dans certaines administrations où on a beaucoup recruté à Bac +5 ».
Poursuivant dans cette partie de son intervention son dialogue avec un contradicteur imaginaire, le sociologue répond à ceux qui ne jurent que par l’acquisition des “savoirs fondamentaux” - considérés comme premiers pour accéder à une bonne professionnalité -, que c’est selon lui l’inverse qui est opératoire.
Quant à ceux qui le rangent dans la catégorie “Utopie”, il répond qu’il faut y regarder de plus près et que « ce n’est pas si utopique que cela », parce que « la très grande professionnalité ne se délocalise pas. On peut délocaliser des entreprises, mais pas les hommes et les femmes qui sont porteurs des bons gestes et qui restent sur le territoire ». La professionnalité trouve là, a-t-il dit, « sa posture de combat ». Il rattache à ce processus les pratiques des Compagnons et leurs “carnets de voyage”, leurs modes de transmission des métiers et des cultures qui y sont attachées.

« Il ne faut surtout pas croire qu’on peut être un professionnel à la sortie de l’école », lance-t-il à l’adresse des jeunes générations, en renvoyant pour finir les responsables de l’AP/FAC à l’originalité de leur projet : un projet lui-même inscrit dans une transmission - celle, entre autres, de l’Abbé Grégoire qui voulait, déjà sous la Révolution française, mettre les machines de l’époque dans un lieu unique, à la disposition des “œuvriers” - autant que dans l’innovation.
« Se professionnaliser, c’est suivre un chemin déjà emprunté par d’autres et qu’il revient à chacun d’aménager en revenant sur ses propres traces », a dit Yvon Minvielle pour mettre un terme à son intervention.

Dans les échanges qui ont suivi, il a été beaucoup question de la dimension sociétale des processus évoqués. Cela fait apparaître que les questions soulevées par ces problématiques rejoignent notamment celles des rémunérations, des qualifications au travail, des conflits entre les différents niveaux de culture, entre “économie localisée” et “économie globalisée” dans un contexte de mondialisation. Ce qui fait autorité dans la transmission, c’est en effet “la communauté” - pas au sens de corporation, mais dans le sens d’une « nouvelle manière de s’organiser en société ».

P. David

* Yvon Minvielle est sociologue, éditeur des Clubs Stratégies, enseignant au CNAM, puis dans différentes grandes écoles et à Paris VI... et viticulteur ! Il est à l’origine d’un diplôme universitaire (DU) sur l’ingénierie des démarches de professionnalisation.


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Messages

  • Un site d une importance capitale puisque l auteur soulève l un des pilier(pierre angulaire de formation et d’insertion)d ’un développement durable,à savoir la professionnalisation.
    Parler de profesionnaliation revient à remettre en question le système de formation ainsi qe le référentiel de compétences qui le sous-tend,sans oublier le référentiel d ’emploi lui correspondant pour éviter tout fossé entre formation et insertion socio-professionnelle.
    Je saisis cette occasion pour aborder la problmatique de la foramtion des enseignants dans less pays en voie de développement.Il faut reconnaitre que tant que le dispositif de formation n’ a pa d’ancrage sur la qualité et la professionnalisation , jamais un sytème d’éducation et de formation ne générera une école citoyenne,performante,efficace et ouverte.Une telle opinion incitera à évoquer l ’analyse des pratiques enseignantes,l ’agir professionel,la conscientisation et le réflexion dans et sur l ’acte d enseigner et de faire apprendre.
    Et si on parlait dune ingénierie de la formation ssans frontière pour partager et mutualiser des dispositifs de formation qui soit à même de redorer le blason de l ’école et de tous les secteurs socio-économiques ?


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