Prévention et lutte contre l’illettrisme à La Réunion

Michel Latchoumanin donne un coup de plume dans la fourmilière

23 octobre 2010, par Edith Poulbassia

« Autocongratulation », « imposture »… Les mots utilisés par Michel Latchoumanin pour parler de la lutte contre l’illettrisme à La Réunion ne sont pas tendres. Le professeur des Universités jette un pavé dans la marre avec son nouvel ouvrage.

111.000 personnes en proie à l’illettrisme à La Réunion. Un chiffre qui a peu bougé en 20 ans. Ou plutôt si, il a tendance à augmenter. Pourtant, ce ne sont pas les moyens qui manquent. 30 millions d’euros ont été consacrés à la prévention et à la lutte contre l’illettrisme en 2009. On a vu apparaître des APLI (Ateliers permanents de lutte contre l’illettrisme), des CALE (Centres académiques de lecture et d’écriture), un site de ressources pédagogiques TFLR (Télé-formation lecture Réunion), etc…
Autant de moyens pour peu d’effets. C’est le constat que dresse aujourd’hui Michel Latachoumanin, dans un ouvrage intitulé “Illettrisme ou littératie : États des lieux et perspectives à l’Ile de La Réunion”. Le fruit de 5 ans de recherches, menées avec des étudiants en Master. Le premier livre, selon l’auteur, qui fait le tour de la question depuis les années 80.
Le professeur des Universités en Sciences de l’Éducation et directeur du CIRCI (Centre interdisciplinaire de recherche sur la construction identitaire) veut briser le silence et l’autosatisfaction ambiante, en donnant « un coup de plume dans la fourmilière ». Ce qui tombe plutôt bien. Des États généraux de l’Illettrisme démarrent lundi prochain pour les professionnels de la formation…

« La situation va même empirer »

L’ouvrage se veut être un signal d’alarme. La lutte contre l’illettrisme a débuté en 1962 à La Réunion grâce aux associations. Bien avant la prise de conscience nationale en 1984. Aujourd’hui, il y a trois millions d’illettrés en France, soit 9% de la population. Plus du double à La Réunion. 22% des Réunionnais ne savent pas lire, écrire, calculer, malgré une scolarité.
Pour Michel Latchoumanin, on ne peut pas continuer. « La situation va même empirer », prédit-il. 3.000 jeunes de 18 ans sont chaque année repérés aux JAPD (Journées d’appel de préparation à la défense). 55% de ces jeunes sont pourtant encore dans le système scolaire. Un millier sont dirigés vers les APLI. Mais que font les 2.000 jeunes restants chaque année ? Ils viennent gonfler le chiffre officiel des 111.000 illettrés. Un chiffre annoncé en 2007.

A chacun sa « petite cuisine »

Alors, pourquoi la prévention et la lutte ne fonctionnent-elles pas à La Réunion ? Michel Latchoumanin dénonce un « partenariat de façade » qui persiste. « La volonté existe, mais la mise en œuvre de l’action pèche par un manque de mobilisation collective », analyse-t-il. Le gros problème, selon lui, c’est qu’on ne sait pas évaluer l’efficacité des pratiques. Les exemples ne manquent pas. « Un TFLR qui reçoit 140.000 euros par an. Quel est l’impact sur les pratiques pédagogiques et la performance des élèves ? », interroge-t-il. Quant aux APLI, ils s’apparentent à des « fourre-tout ». Personnes illettrées et personnes étrangères s’y côtoient, sans réel projet personnel. Constat dressé d’ailleurs par des experts de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme. Et depuis la suppression des indemnités pour les stagiaires, les APLI peinent à se remplir… Les adultes-relais, en repérage dans les agences de La Poste, ne sont pas plus efficaces, les personnes ont l’impression d’être traquées.

Ce ne sont pas des autistes sociaux

Le professeur s’est intéressé à un autre phénomène, sans doute sous-estimé : la stigmatisation. « On lutte contre l’illettrisme, on lutte contre le chikungunya. On considère les personnes illettrées comme des autistes sociaux. On a identifié les gens par ce qui leur manque », remarque-t-il. C’est pourquoi, dans son ouvrage, Michel Latchoumanin préfère parler de littératie : « Il s’agit d’accompagner quelqu’un pour réussir son projet, comme on accompagne un enseignant dans sa formation, ce terme s’applique à tous ». Ce changement de posture est, pour Michel Latchoumanin, la condition préalable à tout progrès en matière de prévention et de lutte contre l’illettrisme. Il espère enfin convaincre avec son livre. « J’ai mal d’avoir été complice, maintenant je ne peux plus supporter qu’on se comporte de cette manière-là », a-t-il confié hier, lors de la présentation de son ouvrage.

Édith Poulbassia

Info : Michel Latchoumanin dédicace son ouvrage samedi 30 octobre, de 10 heures à midi, à la librairie Autrement à Saint-Denis.


« L’école a une part de responsabilité indéniable »

Près de 3.000 jeunes sont identifiés chaque année comme illettrés. 55% sont encore scolarisés. Comment est-ce possible ? Pour Michel Latchoumanin, « l’école a une part de responsabilité indéniable » dans cette situation. Il évoque plusieurs causes : certains élèves sont dès le plus jeune âge catalogués en échec scolaire ; les enseignants sacrifient parfois la qualité de la relation dans la pédagogie… Pour lui, « il ne faut pas toujours avoir le stylo rouge à la main ». Il prône le « dialogisme pédagogique », moins basé sur les notes et les jugements négatifs.
Le professeur dénonce ainsi la pression exercée sur les élèves en classe de CP, tant par les enseignants que par les parents, dont certains offrent à leurs enfants des cours de soutien privés dès la grande section de maternelle. « Le CP est vécu comme l’année de lecture ». Pourquoi envoyer des élèves au collège alors qu’ils ne lisent pas ?, demande Michel Latchoumanin. « L’école doit se donner les moyens de ne plus mettre sur le marché 3.000 illettrés », affirme-t-il, en soulignant que « plus on avance dans les programmes scolaires, plus on laisse des élèves sur les quais ».
Sur la question du créole à l’école, Michel Latchoumanin prend également position. S’il n’est pas contre l’expérimentation et l’évaluation des classes bilingues, il n’en fait pas une priorité. Selon lui, les temps ont changé. « En 1960, l’école n’était pas adaptée à la situation », affirme-t-il. La prise en compte de la langue maternelle était nécessaire, les cours auraient même dû être donnés en créole avec 80% des élèves qui s’exprimaient en créole. « Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans ce contexte-là, la priorité, c’est la libération de la parole, quel que soit le vecteur, c’est-à-dire la langue ». Voilà qui devrait alimenter le débat.

EP


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Messages

  • Quelles sont les références exactes de l’ouvrage ? (éditeur, librairies où on peut se le procurer). On ne peut, en effet, sans l’avoir lu entièrement, savoir quels sont, dans le détail, les éléments nouveaux qu’il apporte au débat sur la question.

    • Dédicace samedi prochain
      Michel Latchoumanin dédicacera son livre samedi 30 octobre de 10 heures à 12 heures à la librairie Autrement, à Saint-Denis.

      L’ouvrage “ Illettrisme ou littératie : état des lieux et perspectives à l’Ile de La Réunion ” est publié chez Océan Editions et préfacé par le professeur René Squarzoni, de l’université de La Réunion.

  • Bravo à M. Latchoumanin et à tous ses étudiants en master pour cet ouvrage.

    Par contre, quel dommage que sa conclusion ne servent pas la cause du créole enseignée à l’école en même temps que le français.

    Certes, il y a beaucoup moins d’enfants qui ne parlent que le créole, mais c’est justement ceux qui parlent les 2 langues qui confondent également certains termes d’apparence similaires dans les 2 langues. Beaucoup de termes, notamment ceux relatifs à l’espace, n’auraient pas été confondus si les 2 langues étaient étudiées parallèlement ?

    Sans parler du fait que c’est une langue très utilisée à La Réunion, elle devrait donc être enseignée au même titre que le français.

    Sans parler également qu’une langue véhicule une culture, et c’est donc nier cette culture que de ne pas vouloir que le créole soit enseignée.

    Le pavé dans la mare que jette M. Latchoumanin n’éclabousse de ce fait pas grand chose.

  • Mais où sont passés les fourmis ? N’ont-elles pas la peur enfouie de cette plume par laquelle tout acte n’est considéré que dès lors qu’il est fiché sur le papier ?

    Bien sûr vous avez raison Mr Michel Latchoumanin, si en France, soit 9% de la population et à La Réunion. 22% de Réunionnais, ce sont 13% de plus, si je ne m’abuse d’illétrés ou de "litté-ratés" ou de "littératiens". Sauf comment on devrait les nommer, ce n’est pas la faute de l’école, mais de ceux qui ne veulent pas la faire comme sacerdoce.

    N’avons nous pas un proviseur qui ne veut pas qu’on enseigne le créole, la libération de la parole, c’est-à-dire "nout’ langue" traitée comme une merde, dans SON établissement.

    N’avons nous pas un professeur poursuivi pour "mains aux fesses" qui pour sa défense dit : "et alors ? Je suis blanc et, de toute façon, ici, c’est tous des nègres et toutes des p..., c’est comme ça qu’il faut faire" qui continue à enseigner ou "pro-fesser".

    N’avons nous pas au Tribunal quelqu’un qui a perdu du fait qu’il ne s’exprimait pas en "bon français". Est-ce cela la libération de la parole, c’est-à-dire "nout’ langue" ici que la justice réprime.

    Enfin une seule phrase :

    "Comment voulez-vous que notre situation s’améliore ?" en français.

    "Koman ou y veu que l’péi y dévelop ?" en créole.


Témoignages - 80e année


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