“Vie et mort des langues”

Propos de Jean-François Baissac

6 juillet 2007

Le texte qui suit a été écrit par Jean-François Baissac, linguiste, auteur de “L’Apprentissage du français en milieu créolophone” (1999, Azalées Editions), à destination de l’Office de la Langue Créole de La Réunion. Ce propos référencé démontre, puisqu’il en est encore besoin, que d’ici deux à trois générations, plusieurs centaines de langues de par le monde, aujourd’hui menacées d’extinction, disparaîtront, comme tant d’autres avant elles. Le créole réunionnais est-il vraiment à l’abri ? Sauf guerre, cataclysme naturel, épidémie susceptibles de disséminer une population, et sa langue avec elle, les causes de ce “génocide” ne sont pas linguistiques, mais bien politiques. L’hégémonie de la langue dominante peut engendrer la mort de la langue maternelle, de même que l’absence de politique linguistique respectueuse de la différence. Parce que ce texte interroge sur le sort réservé par nos institutions à la langue créole ; parce que son enseignement, sa place au sein de l’Ecole de la République, sa légitimité sont à nouveau remis en cause, nous nous permettons de le libérer de nos archives et de le porter à la connaissance de nos lecteurs, même s’il n’était pas, à l’origine, destiné à la publication. Mais une réflexion s’impose à tous.

SL

« L’écologie linguistique reste à inventer »

Un trop grand nombre de langues est aujourd’hui menacé et rien ne semble fait au niveau national ou international pour enrayer cette tendance. Alors qu’on observe à tous les niveaux d’autorité une prise de conscience - enfin ! - de la pollution quasi généralisée de la dégradation de notre environnement, du climat, du danger que représente la désertification et le manque d’eau, on s’étonne que rien ne soit à peu près jamais fait pour la protection et la sauvegarde des langues en voie de disparition. A l’échelle planétaire comme à l’échelle nationale, l’écologie linguistique reste à inventer.
Quels sont les phénomènes, les facteurs, les paramètres qui entrent en jeu lors de la disparition d’une langue ? Efforçons-nous d’en réaliser l’inventaire. La tâche n’est pas aisée en raison du nombre important de données entrant en jeu et qui n’ont le plus souvent rien à voir avec les données de la linguistique.

« Les causes ne sont jamais linguistiques »

Il s’agit d’abord de raisons historiques ou politiques. Une langue disparaît lorsqu’il n’y a plus personne pour l’utiliser. Cette disparition peut être extrêmement rapide lorsqu’il s’agit de communautés réduites quant au nombre de locuteurs ou détentrices d’une culture mise en contact avec une culture dominante, telle la culture occidentale. Si les explorations poussées de l’Amazonie ont permis de découvrir de nombreuses langues jusqu’ici inconnues, dans le même temps, elles en ont accéléré la disparition. Au cours du 19ème siècle, il était admis au Brésil que plus de 1.000 langues indiennes étaient utilisées quotidiennement. De nos jours, on en répertorie moins de 200. Des maladies comme la variole, la syphilis ou la grippe peuvent décimer des populations en un laps de temps très court. En 1962, le trumai, parlé dans un seul village de la Basse Culuene (rivière du Venezuela), n’était plus utilisé que par une dizaine de locuteurs à la suite d’une épidémie de grippe ayant entraîné la disparition de la population. Elle n’existe plus aujourd’hui. Un linguiste comme Claude Hagege, et plusieurs autres, font état dans leurs travaux de nombreuses disparitions de langues dans le monde à différentes époques et dont les causes ne sont jamais linguistiques, causées par les langues elles-mêmes, contrairement à ce que bien des opinions voudraient nous faire croire. August Schleicher était persuadé que les langues indiennes d’Amérique du Nord étaient vouées à l’extinction en raison de la complexité de leur structure. Il se trouve que si la presque totalité de ces langues n’existe plus, ce n’est pas grâce à un phénomène d’évolution interne (on ne le répètera jamais assez), mais pour des raisons d’ordre politique, socioculturel, épidémiologique, liées également à des cataclysmes naturels dans certains cas (...). Plus loin de nous, lors de la création progressive de l’Empire Romain, les légions et les colonisateurs firent disparaître peu à peu de nombreuses langues comme le gaulois dont il ne reste que peu de traces. Au 13ème siècle, les hordes de Gengis Khan anéantirent les peuples Tangut, connus aussi sous le nom de Xixia et, avec eux, leur langue de la famille tibéto-birmane.

« ... au nom de l’unité nationale »

Les exemples de disparitions de langues et ce, encore plus de nos jours, sont en nombre considérable. Parmi eux, on peut citer comme particulièrement éclairante l’histoire des langues celtiques (famille indo-européenne) comprenant le cornouaillais, le manxois, le breton, le gaélique d’Irlande, celui d’Ecosse et le Gallois. Les deux premières n’ont plus de locuteurs depuis fort longtemps. D’autres, comme le breton, luttent pour survivre face à une politique linguistique somptueuse d’idiotie depuis le 20ème siècle au nom de l’unité nationale. L’irlandais et le gallois connaissent un remarquable renouveau depuis près d’un siècle grâce à une politique linguistique intelligente. Dans l’hémisphère Sud, un remarquable travail a permis de sauver le maori en Nouvelle-Zélande, mais cette réussite est loin de se reproduire ailleurs avec d’autres langues.
On observe, à notre époque, que des langues comme l’anglais, le chinois, le russe, parfois l’arabe, jouent un rôle identique à celui du latin jadis. Glanville Price, Nettle et Romaine, reprenant les modèles de Dixon, ont proposé le terme de « killer language » (langue tueuse), responsable de la disparition de nombreux vernaculaires. La maîtrise de l’anglais, du français est considérée comme un outil de développement économique et de promotion socioculturelle ou simplement sociale par un nombre considérable de locuteurs de langue maternelle différente. Ces personnes vont très vite l’abandonner - une à deux générations suffisent - pour s’approprier la langue dominante souvent, sinon, presque indispensable. Dans le cas du russe ou du chinois, par exemple, les données relèvent d’une attitude politique dramatiquement délibérée.

« Génocide linguistique »

Ces quelques exemples pris parmi tant d’autres s’efforcent de démontrer à quel point sont menacées tant de langues dans le monde, dans l’indifférence générale des Institutions et des responsables politiques. Quand il s’agit des créoles à base lexicale française, l’hostilité latente ou ouverte - par incompétence et ignorance, le plus souvent - ajoute sa contribution au génocide linguistique déploré par les instances internationales. Les créoles à base lexicale anglaise, portugaise ou espagnole ont plus de chance de survie et peuvent devenir langues officielles plus facilement que ceux de “La Patrie des Droits de l’Homme”, en raison de politiques linguistiques plus soucieuses du respect de l’Autre. Dans l’ensemble, les linguistes s’accordent pour reconnaître qu’on peut parler d’une langue spécifique en présence de 1.000 à 3.000 locuteurs dont c’est la langue maternelle. Pour qu’une langue puisse vivre dans le temps, les spécialistes des sciences du langage estiment qu’il lui faut 10.000 locuteurs qui l’utilisent quotidiennement et qui la transmettent de génération en génération. Si tel est le cas, 60% des langues connues sont appelés à disparaître inexorablement en à peu près deux à trois générations. Selon Nettle, reprenant les travaux de Grimes, si une langue est la langue maternelle d’une communauté linguistique de 100.000 personnes, 84% des langues sont considérés comme devant disparaître. C’est ainsi que disparaîtront presque toutes les langues parlées dans le Pacifique et en Australie. En Afrique et en Asie, la situation sera moins dramatique et la disparition des langues se fera moins rapidement à la condition que cessent, en Afrique, les guerres civiles qui perdurent depuis 30 ans. Dans l’hypothèse où le nombre minimum de locuteurs d’une langue maternelle doit être d’un million pour assurer son existence et sa survie, plus de 95% d’entre elles sont menacés d’extinction d’ici trois à quatre générations. C’est ainsi que Krauss prévoit, avec probablement un certain pessimisme, que 90% des langues actuelles du monde, en ces temps de mondialisation aveugle, sont appelés à disparaître, peut-être avant la fin du 21ème siècle.
Si ces précisions s’avèrent exactes et si, en effet, tant de systèmes de communication originaux et uniques disparaissent à jamais face à l’hégémonie des langues tueuses, se posent et se poseront avec une inquiétante acuité les chances de survie de l’Homme. Hélas, tous les préjugés, les superstitions du vieux rationalisme du 19ème siècle se sont réfugiés dans les sciences humaines, y compris ceux depuis longtemps évacués par les sciences exactes.

Ecrit de Jean-François Baissac (mis en forme, inter-titré et partagé par SL)


An plis ke sa

Entre 4.000 et 6.000 langues en usage
Plus de 22.000 noms de langues, de dialectes et de tribus ont été répertoriés jusqu’à présent, mais l’unanimité est loin d’être faite quant au nombre de langues actuellement en usage. Dans son ouvrage monumental “Classification And Index Of The World’s Languages”, Voegelin en a répertorié plus de 20.000, soit, une fois regroupées, environ 4.500 en usage de nos jours. Une estimation basse de 4.000 langues et une estimation haute de 6.000 paraissent raisonnables en l’état actuel des connaissances.

2.500 langues en danger immédiat
Lors de la Conférence de Nairobi en 2001, le programme des Nations Unies pour l’Environnement a fait part d’une réelle inquiétude face aux 2.500 langues du monde en danger immédiat de disparition : 32% en Asie, 30% en Afrique, 19% dans le Pacifique, 15% en Amérique du Sud et du Nord, 3% en Europe.

Des centaines de langues à l’agonie
Les langues menacées d’extinction se trouvent dans les pays les moins avancés du monde ou dans ceux dont les régimes politiques sont assimilables à du grand banditisme. Selon les recherches de Michael Krauss, 22 pays d’Asie et d’Afrique possèdent 83% des langues du monde. Des centaines d’entre elles sont moribondes ou à l’agonie et vont disparaître pour toujours. Il en va de même en Sibérie Centrale où le kete, dernier représentant de la famille Iénisséenne, n’a presque plus de locuteurs. Les Tatars de Crimée, déportés en Asie Centrale à partir de 1945, sur ordre de Staline, ne connaissent plus ce qu’était leur langue maternelle. Seuls quelques milliers de Tatars ayant échappé à la déportation l’utilisent encore de nos jours.

(Source : J-F Baissac)


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