Ils se contredisent à propos du projet de loi Fillon

Que les socialistes s’expliquent

28 février 2005

À La Réunion, un journaliste spécialisé dans les questions éducatives, écrivait à propos de la réforme Fillon qu’elle est ’insignifiante’ (sic). Difficile de croire qu’un projet insignifiant suscite autant de réactions négatives et exige que le gouvernement passe en force au Parlement.

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"La réforme de l’école répondant en partie aux objectifs que s’est donnés l’Union, pourquoi François Fillon n’explique-t-il pas mieux ce qu’est le projet européen dans ce domaine ?", interrogeait pour sa part, le 11 février dernier, Thomas Ferenczi, rédacteur en chef du “Monde”.
En regardant de plus près le projet de réforme, on peut clairement affirmer que derrière Fillon se cache Bruxelles. Et derrière la réforme de l’école défendue par le ministre UMP de l’Éducation nationale se cache en fait le projet de Traité de Constitution européenne.

"Moderniser les systèmes de Sécurité sociale et d’éducation"

Certes - et assez paradoxalement -, l’éducation, la formation ne font pas partie des "compétences communautaires" et le projet de Traité constitutionnel qui sera soumis à référendum dans quelques semaines n’aborde la question que de manière marginale (art. I-17, art. I-12, art. III-282 et 283). Par contre, il est beaucoup question d’"échanges de bonnes pratiques" entre États à partir d’une ligne commune où la mobilité, la flexibilité ou l’employabilité sont des critères mis en avant.
Si le projet de Constitution est si peu éloquent sur le sujet, c’est que, par ailleurs, les responsables communautaires disposent déjà d’une batterie de moyens et d’orientations que le projet de Constitution ne remet pas en cause.
Tout a débuté en mars 2000, au Conseil européen de Lisbonne. Constatant que l’Union européenne se trouvait face à "un formidable bouleversement induit par la mondialisation et par les défis inhérents à une nouvelle économie fondée sur la connaissance", les chefs d’État et de gouvernement présents dans la capitale portugaise ont retenu un "objectif stratégique fort" visant à faire de l’Union européenne (UE), d’ici à 2010, "l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale".
Cet objectif appelle non seulement "une transformation radicale de l’économie européenne", mais aussi "un programme ambitieux en vue de moderniser les systèmes de Sécurité sociale et d’éducation".

"La stratégie de Lisbonne"

Les systèmes éducatifs européens doivent donc réaliser ce qu’on appelle désormais "la stratégie de Lisbonne". Elle consiste à mettre l’éducation au service d’une économie compétitive.
Les buts à atteindre seront précisés un peu plus tard, en 2001 lors d’un Conseil européen réuni à Bruxelles. Les ministres de l’Éducation de l’UE s’accordaient sur trois buts majeurs à atteindre d’ici à 2010 : améliorer la qualité et l’efficacité des systèmes d’éducation et de formation dans l’UE ; assurer que ceux-ci soient accessibles à tous ; ouvrir l’éducation et la formation au monde extérieur.
Ils convenaient aussi entre eux de treize objectifs spécifiques portant sur tous les niveaux et types d’éducation et de formation (formelles, non formelles et informelles) et visant à faire de l’éducation et de la formation tout au long de la vie une réalité. Parallèlement, la Commission mettait au point, avec le concours d’experts, des indicateurs appelés “benchmarks”, un terme utilisé ordinairement pour mesurer les performances financières des entreprises, afin d’assurer un suivi des progrès accomplis en direction de ces objectifs fixés pour 2010.
Selon un de ces benchmarks, le nombre total de diplômés de l’enseignement supérieur en mathématiques, sciences et technologie, qui était en 2001 à l’indice 593, devrait atteindre l’indice 680, soit une progression de 15%. C’est, à la décimale près, l’objectif que s’assigne le projet de loi Fillon, qui vise aussi l’horizon 2010. Si le ministre français décrète que "la proportion de jeunes filles dans les séries scientifiques générales et technologiques augmentera de 20%", le programme “Éducation et formation 2010” veut, lui, "réduire le déséquilibre entre hommes et femmes" dans les filières scientifiques et technologiques.

"Répondre aux besoins du marché de l’emploi"

Ce ne sont pas là les seuls objectifs européens repris ou adaptés dans le projet Fillon. La promotion et la revalorisation de l’enseignement professionnel ou l’augmentation de 50% du nombre des apprentis dans les formations en apprentissage dans les lycées proposés par Fillon ? On en trouve des traces dans le texte européen : "l’enseignement et la formation professionnels jouent un rôle essentiel dans la réalisation des objectifs de Lisbonne, car ils fournissent aux citoyens les compétences et qualifications nécessaires pour répondre à l’évolution rapide des besoins du marché de l’emploi moderne", explique un rapport intermédiaire du Conseil et de la Commission daté du 3 mars 2004, qui suggère, en conséquence, d’"améliorer l’image et le prestige de la filière professionnelle".
La proposition Fillon pour faire qu’à chaque niveau (école, collège, lycée), 80% des élèves soient titulaires d’un brevet attestant des compétences en technologies de l’information et de la communication (TIC) ? Le rapport de la Commission du 3 mars 2004 demande de "développer des services recourant aux TIC" dans les méthodes et l’organisation pédagogiques.

"L’éducation considérée sous l’angle économique"

Le chercheur Christian Laval, membre d’ATTAC et de l’Institut de recherche de la FSU, note que "la politique européenne de l’éducation est un chapitre de la politique de l’économie et de l’emploi poursuivie par l’UE. L’éducation n’y est en effet considérée que sous l’angle économique, en tant que formation du capital humain indispensable à l’économie de la connaissance compétitive".
Suivant ces impératifs, les membres de l’Union remodèlent donc chacun leurs systèmes éducatifs. Mais les réformes ne vont pas assez vite au goût du Conseil européen qui, en 2003, appelle à "un sursaut [...] indispensable à tous les niveaux pour pouvoir réussir Lisbonne".
Message reçu en France, où le projet de réforme de l’école est en route. Et, de fait, les passerelles entre la stratégie de Lisbonne et le projet de François Fillon sont nombreuses. La plus emblématique étant le tant décrié "socle commun de connaissances et de compétences", véritable copie du "bagage de compétences clés" de la Commission et du Conseil européens.

Après l’école, la recherche

Une différence existe néanmoins entre ces objectifs. La version européenne comprend en effet un inquiétant "esprit d’entreprise", absent du projet Fillon. Sans doute un peu délicat à vendre en France.
La stratégie de Lisbonne concerne tout autant les universités et la recherche. La création d’un marché libre de la main-d’œuvre en Europe, écrit Christian Laval, "suppose non seulement l’uniformisation des diplômes universitaires, mais également la mise en conformité de tous les étages du système scolaire sous la forme d’un socle commun de compétences clés".
Une fois la loi d’orientation pour l’avenir de l’école adoptée, le ministre François Fillon s’attaquera à un autre gros morceau : la loi d’orientation et de programmation de la recherche. Une version “brouillon” de ce projet, sortie des murs ministériels, a déjà réveillé le mouvement des chercheurs, si remuant l’an dernier...


Qui manipule qui ?

La protestation lycéenne ne cesse pas. En France comme à La Réunion. On se prépare à de grandes manifestations le 8 mars.
C’est clair, les jeunes ne veulent pas de la réforme Fillon. Et lorsque dans une démarche citoyenne les jeunes demandent des explications, on les accable. On les dit irresponsables, mal informés sinon manipulés.
Mais qui manipule qui ? Car la réalité, c’est que la réforme Fillon n’est pas celle du ministre, pas plus qu’elle n’est celle du gouvernement et pas plus enfin qu’elle ne résulte de la vaste consultation engagée dans l’école, dont le rapport Thélot serait le résultat. La réforme Fillon porte un autre nom. Elle est la contribution de la France à la "stratégie de Lisbonne", ainsi dénommée par la Commission européenne. C’est-à-dire la stratégie définie en 1991 dans la capitale portugaise pour l’Europe, dans la logique libérale de la Constitution qui nous est proposée. Ou plus exactement que l’on voudrait nous imposer.
De quoi s’agit-il ? D’assurer "non seulement une transformation radicale de l’économie européenne, mais aussi un programme ambitieux en vue de moderniser les systèmes de sécurité sociale et d’éducation". Ce sont les termes même de la Commission qui, pour l’école, se déclinent en trois mots : "flexibilité, efficacité, ouverture".
Flexibilité ? À chacun son parcours et son bac à géométrie très variable, selon que l’on sera d’un lycée riche ou pauvre. Efficacité ? C’est le socle de connaissances de base pour pouvoir se mouvoir dans l’espace européen avec le bagage qui convient à la précarité. Ouverture ? À l’entreprise bien sûr. Mais aux conditions patronales.
Est-ce forcer le trait ? En aucune manière, et c’est bien cela que les lycéens ont compris, quand bien même la dimension européenne de ce qui se met en place n’est pas évidente à tous, comme à l’opinion. N’est-ce pas déjà cela qui était au cœur des luttes des enseignants face à la décentralisation Raffarin : la mise en cause délibérée de l’éducation nationale et des valeurs qu’elle continue à porter, au profit d’une concurrence entre régions, entre établissements, entre formations ?
Ce n’est pas un hasard si, dans un département comme le Pas-de-Calais, dont on sait comment il est frappé par les vagues de licenciements, 750 emplois d’enseignants ont été supprimés depuis 1997. La fabrique à chômeurs n’a pas besoin de profs.
C’est aussi de cela qu’il faudrait parler quand on parle d’Europe. Que les partisans du “oui”, et pas seulement à droite, nous expliquent en quoi et pourquoi ils approuvent cette "stratégie de Lisbonne". À commencer par les socialistes réunionnais qui, d’un côté disent condamner le projet Fillon mais de l’autre approuvent la construction européenne dont est issue justement la réforme.


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