Un scientifique tire la sonnette d’alarme

’A-t-on vraiment pris la mesure de l’urgence ?’

4 novembre 2005

Jean-Claude Sabonnadière est professeur émérite à l’Institut national polytechnique de Grenoble - retraité et bénévole à l’Institut - et conseiller du président de l’Institut polytechnique. Il est aussi président d’IDEA (Inventer la distribution électrique de l’avenir), groupement d’intérêt économique qu’il a créé il y a 4 ans et demi entre l’INPG, EDF et Schneider Electric Industrie - et dont il anime le conseil scientifique. Cette struture étudie l’impact de la libéralisation des marchés de l’énergie sur l’évolution des systèmes électriques - en particulier des systèmes de distribution.
Il a travaillé pendant 40 ans dans le domaine de l’électricité et a consacré les 10 dernières années à l’analyse de l’impact de la dérégulation du système énergétique sur l’évolution des systèmes électriques, des opportunités et des menaces que cela peut faire planer sur les systèmes énergétiques eux-mêmes.

Vous avez suivi de près les phénomènes de black-out, aux États-Unis et en Europe ces dernières années. Comment surviennent-ils ?
- Nos systèmes électriques vivent dangereusement. C’est la conséquence d’une évolution, avec l’entrée de nouveaux acteurs, la fin des monopoles, des interconnections qui se font ou ne se font pas... Un black-out est un incident, par surcharge d’une ligne. Si une ligne transporte trois fois plus que ce qu’elle transporte d’habitude, les pertes par “effet joule” (effet thermique) dans la ligne sont dix fois plus élevées. Et donc la ligne chauffe, se dilate, descend et vient toucher la crête des arbres, provoque un court-circuit (un “arc électrique”) entre la ligne et les arbres. Les disjoncteurs sautent et la ligne est hors service. La charge se reporte sur les lignes d’à côté, qui à leur tour chauffent... Ainsi de suite. On a le phénomène du château de carte.
C’est ce qui s’est passé il y a un an, sur une ligne qui alimentait l’Italie à partir de la Suisse : toute l’alimentation est tombée à zéro. Comme l’interconnexion avec la France est insuffisante, nous n’avons pas pu ré-alimenter l’Italie. Une grande partie de l’Italie du Nord est restée dans le noir. Le rétablissement peut prendre quelques heures... ou trois jours, en cas d’incident majeur, comme en France en 1978. Cela peut avoir des conséquences économiques considérables, des conséquences humaines très fortes pour des gens malades, dépendants d’appareils branchés.

Et à La Réunion, que vous observez depuis quelque temps déjà, quelle situation décririez-vous ?
- Lors de mon premier voyage ici, en juillet 2004, j’avais constaté qu’on était aux limites de la production, avec moins de 10% de marge - habituellement, on demande qu’il y ait 25% de réserve. J’ai appris depuis qu’il y a eu un incident sur un moteur de la centrale du Port. C’est 20 Mégawatts (MW) en moins.
Les deux problèmes majeurs ici sont la capacité de production, pour passer la pointe de la demande de consommation et l’acheminement de l’électricité c’est-à-dire le réseau. Le schéma électrique de l’île est fait de 210 MW au Port, 64 MW à la Rivière de l’Est, 26 MW à Takamaka2, 17 MW à Takamaka1, plus Le Gol et Bois Rouge qui font, en gros, 60 MW chacun. Ce qui se passe, c’est que cela suffit de moins en moins à passer la pointe. Une démographie importante augmente la consommation d’électricité de 7,5% par an. En prolongeant la courbe actuelle, même si elle s’infléchit, ont aura besoin d’environ 2.600 Gigawatts par heure en 2010. Et il faut remplacer la centrale du Port, qui pollue et qui est très vétuste. Il faut remplacer 200 MW et ajouter tous les ans des tranches de 100 MW.

La décision va venir très tard, avec peut-être une lenteur calculée. Avec une nouvelle grosse centrale, nous resterions sur la lancée actuelle d’une production très centralisée. Vous, vous parlez plutôt de décentralisation. Mais comment la réaliser, et où ?
- Au lieu de rajouter les centrales au même endroit, on peut les répartir sur l’ensemble de l’île, pour permettre un acheminement de l’énergie cohérent, pour éviter de tirer de nouveaux réseaux vers des lieux peu habités. On peut alimenter des “péninsules électriques” - ce sont des endroits relativement isolés : comme vers Saint-Philippe, les cirques de Salazie, Cilaos... Mafate est un cas particulier. Mais dans les deux autres cirques, tirer un réseau revient cher et, au bout de la ligne, cela fait une “antenne” c’est-à-dire un phénomène électrique de chute de tension, due à une résistance. Or on doit garantir 220 volts, pour lesquels sont faits la plupart des appareils. C’est là un des problèmes de sécurité. Au lieu de tirer des réseaux pour alimenter des péninsules dans des conditions difficiles, des systèmes de production décentralisés pourraient être une réponse adaptée dans ces endroits-là.
Si on fait une centrale de 300 MW, l’avantage est celui d’un effet d’échelle. Par contre, on perd ensuite en équipements d’infrastructure électrique et on perd en sécurité. Dans ce cas, il peut être plus judicieux de mettre en place un outil de production qui permet de maintenir la tension et de maintenir la puissance dans de bonnes conditions.
Les énergies renouvelables sont “intermittentes” et il faut donc concevoir le système électrique pour avoir une partie garantie (par le thermique, par combustion des déchets ou par la co-génération et une partie d’énergie renouvelable gratuite, non polluante.

Après la production et l’acheminement, un autre problème important est celui de la sécurité. À La Réunion, depuis quelque temps - vous le disiez - nous sommes en “zone rouge”...
- La situation de l’île me fait penser à la parabole de l’étang et du nénuphar, qui double de surface tous les jours. Le jour où il occupe la moitié de la surface de l’étang, tout le monde dort encore sur ses deux oreilles en disant : "ce n’est pas grave, la moitié de l’étang est encore libre !" Sauf que c’est le dernier jour.
Il faut au moins cinq ans pour installer une centrale. Et si on n’a mis que 300 MW en 2010, je pense qu’on sera juste. S’il y a des coupures et si d’ici six mois, 1 an ou deux, un autre moteur tombe en panne, le risque est d’avoir une grande partie de l’île sans électricité, avec les dangers d’explosion sociale que cela peut entraîner.
Tout fonctionne à l’électricité ! Si on perd 10% de la puissance actuelle et si des coupures doivent se répéter, un peu toujours - ou souvent - dans les mêmes secteurs, cela peut être plus grave à l’avenir que cela ne l’a été. Les responsables ont-ils pris vraiment conscience de l’urgence du problème ?

Vous essayez d’imaginer un réseau renforcé pour La Réunion, mais quelle sera la place réelle des énergies renouvelables dans ce réseau ?
- Cinq ans, c’est très court pour mettre en place un système électrique et construire un réseau qui puisse supporter la situation nouvelle. Et les énergies renouvelables risquent d’être très minoritaires. Si l’on prend le projet éolien, c’est 110 MW à échelle de dix ans. Mais c’est 110 MW quand tout fonctionne à pleine puissance, s’il y a du vent. La plupart du temps, on aura 30 ou 40 MW. Même chose pour le photovoltaïque. Mettons qu’on ait 100 MW crête. Il faut un hectare par MW de photovoltaïque à produire, cela représente 100 ha de terrain.
L’opération de maîtrise de l’énergie par les chauffe-eau solaires a été fabuleuse : avec eux, c’est comme si on avait installé 60 MW. Ce sont des mégawatts évités (les “Néga-watts”) et c’est la première des énergies renouvelables. Dans les préconisations que j’ai faites à l’université d’été, figure aussi “le pilotage de la charge” : ce sont des coupures préventives concertées.

Ce que vous dites-là suppose une concertation approfondie entre les acteurs. Où en sommes-nous, d’après votre expérience ici ?
D’abord, l’État doit prendre des décisions fortes, avec la Commission de régulation de l’Énergie. Ce n’est pas raisonnable d’avoir attendu si longtemps. Et il faut rassembler tous les acteurs - communes, EDF, collectivités territoriales, ADEME, etc. - autour d’une table.
J’ai le sentiment qu’il y a des incompréhensions. D’après ce que j’ai vu, lu ou entendu, le président Vergès a une très bonne vision des choses. Mais cette volonté est-elle exprimée, en termes de concertation, avec l’ensemble des acteurs ? Si EDF a réellement pris la mesure du problème, c’est à l’État de dire, très vite, ce qu’il projette de faire. Et il y a urgence. Sinon, la population risque de juger les élus redevables des incidents qui pourraient se produire.

Propos recueills par P. David


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