Appel des géographes contre une injustice

850 millions d’affamés, 850 millions de suralimentés

5 octobre 2004

Le 15ème festival international de la Géographie, du 30 septembre au 3 octobre, avait pour thème “Nourrir les hommes, nourrir le monde”. Les géographe ont mis le doigt sur un paradoxe : 850 millions de personnes souffrent de la faim alors que la nourriture produite sur terre suffit à satisfaire la population mondiale. Entre affamés et suralimentés, le match est tragique.

Cette année À Saint-Dié, les géographes “se sont mis à table”. Au programme de ce 15e festival international de géographie, du 30 septembre au 3 octobre dans les Vosges : la question de la faim dans le monde, avec le thème “Nourrir les hommes, nourrir le monde”.
Notre planète souffre d’un paradoxe : la nourriture produite, si elle était équitablement partagée, satisferait tous les besoins ; or actuellement, 850 millions de personnes souffrent de la faim. Et dans le même temps, précisent les participants du festival, 850 millions d’humains sont suralimentés (voir également notre page 15).
Les débats ont montré qu’à notre époque, les moyens technologiques sont suffisants pour anticiper sur les risques de famine, sur la croissance démographique ou sur les déplacements de population. Les moyens de déplacement donnent aussi la possibilité de faire face aux alertes. Alors, pourquoi souffre-t-on encore aujourd’hui de la faim ?
Pour le fondateur de la revue “Hérodote”, le géographe Yves Lacoste, les famines sont utilisées comme "une arme guerrière et idéologique". Et de citer l’exemple du Darfour, où il pense que la faim a été une arme supplémentaire de terreur. Ce qui amène les secours à traiter dans l’urgence et par l’humanitaire un problème politique, estime Sylvie Brunel, ancienne président d’Action contre la faim.

Accroissement de la fracture entre deux mondes

Les débats se sont conclus par un appel adressé aux gouvernements du monde pour "tout mettre en œuvre pour mieux nourrir les hommes" (voir encadré).
Le constat des géographes laisse songeur. Il traduit un monde inégal, où un effort dans la répartition d’une ressource permettrait d’éviter la mort de milliers de personnes par an. Et avec l’accroissement démographique prévu dans les pays qui ont le niveau de vie le plus faible, on ne peut que s’attendre à des tensions encore plus fortes entre ceux qui n’ont pas assez pour se nourrir et les autres. C’est la porte ouverte à un accroissement de la fracture entre deux mondes, en sachant que ceux qui ont les moyens les plus faibles, pour faire face à ce défi du droit à la nourriture pour tous, sont les plus nombreux.
On comprend le sens de l’appel des géographes à une solidarité Nord-Sud mais aussi entre les classes sociales d’un même pays pour relever ce défi.

M. M.


"L’encouragement aux produits de qualité"

L’appel lancé à l’occasion du 15ème Festival international de géographie se décline en quatre points : éducation, solidarité, prévention et qualité.

"C’est par une bonne éducation à la production alimentaire, à la nutrition, au goût qu’une société favorise sa qualité de vie et sa santé publique.

C’est par la solidarité Nord-Sud et entre classes sociales qu’une fin sera mise aux crises alimentaires et aux disparités de nutrition.

C’est grâce à la prévention de la mauvaise alimentation et au respect du principe de précaution que le développement durable d’une filière agro-alimentaire sera possible.

C’est par le maintien de la biodiversité, l’encouragement aux produits de qualité dans les terroirs que la richesse de notre planète sera préservée.

Mieux nourrir les hommes, mieux nourrir le monde : nous géographes demandons aux gouvernements du monde de tout mettre en œuvre pour atteindre les objectifs de ces quatre propositions indispensables pour l’avenir et l’unité du genre humain".


Laurent Carroué : "Il faut un monde plus solidaire"

Dans son édition d’hier, “Libération” rend compte d’un entretien avec Laurent Carroué, professeur de géographie à Paris-VIII, directeur scientifique du Festival international de géographie qui a attiré 40.000 personnes et auteur de “La mondialisation en débat”

Quelle est la carte de l’alimentation dans le monde ?

- Il faut distinguer le quantitatif et le qualitatif. Aujourd’hui, 850 millions de personnes ont faim, et sur les 6,5 milliards d’habitants de la planète, 2 milliards souffrent, entre autres, de fortes carences en sels minéraux ou en protéines.
D’ici à 2030, il y aura des tensions alimentaires. Les pays les plus fragiles se situant aux Proche et Moyen-Orient, au Maghreb, dans la vallée du Nil, en Afrique de l’Ouest et en Afrique subsaharienne... La faim est liée à la pauvreté mais ce sont les zones rurales et agricoles qui en souffrent le plus.
Or, aujourd’hui, 45% de la population active mondiale est agricole. La géographie s’intéresse aussi aux rapports entre nature et société : les famines aujourd’hui sont politiques, l’objectif de certains gouvernements étant de liquider certaines ethnies par la faim. Tous les pays n’ont pas eu la capacité ou la volonté de parvenir à une autonomie alimentaire. L’agriculture des grandes puissances, comme les États-Unis ou l’Europe, s’articule autour de politiques publiques. En Suisse, 70% du revenu agricole provient de la subvention publique. Un pays comme l’Australie est une exception car les surfaces cultivées y sont immenses.

Le monde pourra-t-il nourrir le monde ? Les géographes sont-ils optimistes ?

- Il n’y a aucune fatalité naturelle, les possibilités de développement agricole restent importantes. La terre peut supporter 6 ou 7 milliards d’hommes. Mais la réponse ne peut être uniquement technique, ce qui est trop la tendance : hausse de l’irrigation, OGM... Les décisions sont politiques et sociales. Il faut réfléchir en termes de rapports sociaux, de ressources humaines, formation, alphabétisation... Il faut un monde plus solidaire.

Et la situation en France ?

- Paradoxalement, jamais on n’a aussi bien mangé, jamais on n’a eu autant d’enfants menacés d’obésité et jamais les Restos du cœur n’ont servi autant de repas. On ne peut réfléchir sans introduire la géographie culturelle.
Jusqu’à la fin du 19ème siècle, être gros était signe de richesse et de bonne santé. Aujourd’hui, c’est signe de pauvreté : la Seine-Saint-Denis a le plus fort taux d’obésité chez les enfants. Mais en Chine, l’enfant obèse est l’enfant unique des couches moyennes, que l’on gave.
Autre paradoxe chez nous : la qualité et la sécurité alimentaires n’ont jamais été aussi importantes, mais les peurs alimentaires aussi.
Se pose la question de la rupture du modèle des cinquante dernières années : nous avons produit massivement une alimentation bas de gamme à faible prix.
Les exigences nouvelles vont conduire à un rapport plus dual : les couches à hauts revenus consommeront des produits haut de gamme quand les autres devront se contenter d’articles bas de gamme produits en grande quantité.
Ceci peut avoir des impacts géographiques et territoriaux si on développe une autre agriculture dans certaines régions.


An plis ke sa

Prix Vautrin Lud : le “Nobel” de la géographie
Philippe Pinchemel, professeur émérite de l’université Panthéon-Sorbonne, est le lauréat cette année du prix "Vautrin Lud" attribué lors du Festival. Cette récompense est considérée comme le "Nobel" de la géographie.
Vautrin Lud était un chanoine de Saint-Dié qui a dessiné en 1507 la première carte de ce que l’on appelait à l’époque les Indes occidentales et qui lui trouva le nom “Amérique”, rendant ainsi hommage à l’explorateur italien Amerigo Vespucci. Philippe Pinchemel est un spécialiste de la géographie humaine et s’intéresse à la science des lieux.
Le prix Ptolémée pour “Les poubelles de la mondialisation”
Autre récompense attribuée à l’occasion du Festival international de géographie : le prix "Ptolémée". Il met en valeur un ouvrage géographique tout public (support écrit ou audiovisuel).
Cette année, c’est le film d’Hubert Dubois, "Les poubelles de la mondialisation", qui a été primé. Il explique comment les plus pauvres du Caire, qui exercent le métier de chiffonniers, ont été privé de travail suite à la concurrence d’une multinationale.
"Un sujet éternel, joyeux et grave à la fois"
Le 15ème Festival International de Géographie a abordé "un sujet éternel, joyeux et grave à la fois, celui de l’alimentation. Manger", rappelle le fondateur du festival et maire de la ville, Christian Pierret, "est une nécessité et un plaisir pour tous, y compris les plus pauvres, mais aussi une angoisse devant la rareté qui se transforme en drame du dénuement total pour plus de cinq cents millions d’êtres humains !"
À noter l’invité d’honneur de cette édition 2004 : la Jordanie.


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