Crise financière : quelques détours par la théorie - 2ème partie

22 octobre 2008

Sa centralisation est le fait de grandes banques commerciales ou d’investissement financier, de compagnies d’assurance et de fonds de pension et de placements collectifs (les "Mutual funds"). Leur objectif est de valoriser cet argent (en obtenir des rendements) sur l’échelle la plus élevée possible sans quitter la sphère des marchés financiers et en prélevant une fraction comme profits (financiers) pour leurs propres actionnaires. Le capital de placement se place en extériorité à la production et en surplomb de la société. Pour se valoriser il emprunte une voie plus courte que celle, bien plus contraignante et longue, que doit suivre le capitaliste industriel. Ce capital nourrit l’illusion de valoriser l’argent à partir de l’argent sans passer par la production. Ainsi la domination est aussi celle du "fétichisme de l’argent" (6), dont nous voyons l’expression débridée et les conséquences aujourd’hui. L’essor à partir des années 1980 de marchés financiers garantissant à ce capital le pouvoir économique et social très fort associé à la "liquidité" (7), ont conduit des chercheurs à avancer l’hypothèse que le régime d’accumulation "successeur" du régime "fordiste", était un régime ordonné autour de rapports dont les assises se trouvaient dans la sphère de la finance. D’où le terme "régime d’accumulation dominé par la finance" ou "financiarisé", dit aussi "régime de croissance patrimonial". Le débat a porté sur les mécanismes de reproduction de cette forme d’accumulation tels qu’ils se sont formés vers le milieu des années 1990 aux États-Unis, ainsi que sur le caractère plausible de l’hypothèse défendue à l’époque par Michel Aglietta que la situation américaine préfigurait "le capitalisme de demain" (8).

Domination du capital de placement financier et essor du capital fictif

Au plan domestique, le fonctionnement du régime financiarisé aux États-Unis a reposé sur des enchaînements macro-économiques et macro-sociaux dont les marchés boursiers ont été le cœur. L’hypothèse optimiste voulait que la composante "consommation des ménages" de la demande effective inclue une redistribution vertueuse du revenu national, moyennant la capitalisation réussie des retraites et de l’épargne des salariés. L’expérience a été tout autre. Très vite il est apparu qu’il fallait qu’aux intérêts et aux dividendes viennent s’ajouter des éléments de valorisation tenant au niveau même des cours (9). Cela n’était possible que si les marchés étaient orientés de façon quasi permanente à la hausse. Il s’en est suivi l’endettement élevé des entreprises, obligées de racheter leurs actions pour en soutenir le cours et d’emprunter pour investir. Mais celui-ci s’est accompagné aussi de celui de plus en plus élevé des ménages. Le régime dominé par la finance a provoqué de forts changements dans la répartition des revenus au bénéfice du capital et des revenus les plus élevés, au détriment des salaires, surtout les plus faibles. Le crédit à la consommation et le crédit hypothécaire sont donc devenus des moyens permanents pour soutenir la demande des ménages toujours plus chroniquement insuffisante. À partir de 2002, le crédit hypothécaire a été soutenu de façon plus forte encore par des politiques ciblées, dont des taux d’intérêt très bas, jetant les bases de la crise de 2007. C’est ici qu’il faut introduire la notion de capital fictif prise chez Marx.
Le terme capital fictif désigne la nature économique tant des titres résultant des prêts à des États ou à des entreprises, ou du financement (le plus souvent initial) du capital des entreprises, que des créances nées du crédit. Les titres - obligations et actions - ouvrent des droits (mieux dire : des prétentions) à participer au partage du profit des firmes ou à puiser par le biais du service de la dette publique, dans les revenus publics tirés des impôts (10). Vus sous l’angle du mouvement du capital productif de valeur et de plus-value, ces titres ne sont pas du capital. Dans le meilleur des cas, ils sont le "souvenir" d’un investissement déjà fait. Leurs détenteurs voient en eux un "capital" dont ils attendent un rendement régulier sous forme d’intérêts et de dividendes (une "capitalisation"), tant par les ponctions sur la valeur qu’ils autorisent, que par la possibilité de les vendre sur les marchés financiers. Le crédit bancaire est l’autre forme de création de capital fictif. Les banques mettent à la disposition des "agents économiques" des sommes qui dépassent de très loin les dépôts effectués. On a affaire à une création ex nihilo (11).

François Chesnais, économiste, professeur émérite à l’université Paris 13 Villetaneuse

(6) Ici il faut lire le chapitre XXIV, d’accès bien plus facile que d’autres, du livre III du Capital. Il est intitulé "Le capital porteur d’intérêt, forme aliénée du rapport capitaliste".
(7) André Orléan, "Le pouvoir de la finance", Odile Jacob, 1999.
(8) Michel Aglietta, "Le capitalisme de demain", Notes de la Fondation Saint-Simon, n° 101, novembre 1998. Dans des réponses données à Dominique Sicot pour un article de L’Humanité-Dimanche, 13 avril 2008, Aglietta a défendu de nouveau l’idée d’une « puissante industrie des fonds de pension », alors que c’est elle qui a été le socle de l’accumulation financière autonome qui est au cœur de cette phase de la crise.
(9) Voir en particulier Frédéric Lordon, "Fonds de pension, pièges à cons ?", Raisons d’Agir, Paris,
(10) Au sujet de la théorie du "capital fictif" esquissée par Marx, à laquelle il faut maintenant donner son plein développement, voir mon chapitre dans Séminaire d’études marxistes, "La finance capitaliste", op.cit., pp. 82-90.
(11) L’expression est de Joseph Schumpeter, "La théorie de l’évolution économique", Dalloz, 1935.

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