Carburants

L’État, les pétroliers et nous

8 avril 2011, par Geoffroy Géraud-Legros

« Une goutte de pétrole vaut une goutte de sang », écrivait Georges Clémenceau à la fin du Premier conflit mondial, alors que les évolutions des technologies de guerre avaient définitivement imposé l’usage de machines et de véhicules utilisant les dérivés du précieux liquide. Près d’un siècle plus tard, la relation entre pétrole et pouvoir d’État est au centre du jeu politique. Un rapport qui se décline dans notre île, comme le montre l’analyse des évènements de la semaine qui s’achève.

Produit hautement stratégique, le pétrole est au cœur de la stratégie des États, qui n’ont cessé, d’intervenir dans le secteur des hydrocarbures. S’assurer la maîtrise des approvisionnements ; contrôler l’acheminement, les prix et la distribution de cette matière sur laquelle repose toute la civilisation contemporaine.

Des liens intimes et opaques

La politique française, et plus particulièrement dans les relations qu’elle entretient avec l’Afrique, est largement organisée autour de l’enjeu pétrolier. Avec les nationalisations qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’État a directement possédé les grandes compagnies pétrolières : la diplomatie et l’appareil militaire de la France ont été très régulièrement employés à défendre les intérêts de ces géants économiques, plus particulièrement dans des pays issus de l’ancien Empire colonial tels que le Congo ou le Gabon. La relation fusionnelle entre le monde du pétrole et le champ du pouvoir s’est aussi exprimée par le va-et-vient incessant de personnalités entre les cercles dirigeants publics et ceux des grandes entreprises pétrolières. Elle a été illustrée de manière éclatante par les multiples scandales qui ont révélé les complexes réseaux de financement de partis de pouvoir via les opérateurs pétroliers et les dirigeants des États producteurs.
Ni la cession de Total-Elf à la sphère privée, engagée en 1993, ni la condamnation en 2002 par la jurisprudence européenne, de la fameuse « action spécifique » permettant à l’État de contrôler ouvertement la politique de fusion de l’entreprise, n’ont modifié la règle du jeu. Au contraire, pourrait-on dire, la privatisation n’a fait qu’obscurcir encore un peu plus les relations entre État et pétrole.

À La Réunion, une connivence attestée

La question pétrolière à La Réunion fournit sans doute le meilleur exemple du rapport intime qui existe entre État et intérêts pétroliers. Celui-ci est d’ailleurs inscrit dans les textes même : de nombreux consommateurs l’ignorent, mais dans notre île, c’est bien le Préfet, représentant de l’État, qui fixe les prix des hydrocarbures. Dans son esprit, ce régime légal est supposé protéger les prix du poids exercés par la structure monopolistique du marché du pétrole dans notre île.
La pratique se situe aux antipodes du but affiché par le texte : selon un rapport remis au mois de juin 2009 par l’Autorité de la concurrence, la Préfecture était tout au plus, au moment où les experts appréhendaient son rôle dans la formation des prix pétroliers, la "chambre d’enregistrement" des opérateurs marchés. « Les pétroliers », résumaient les auteurs du rapport « donnent un prix au Préfet, qui s’exécute ». Inévitablement, cette profonde connivence rejaillit sur le jeu politique, dès lors que s’exerce une pression populaire et-ou professionnelle pour exiger des prix plus justes.

Rôle politique du cartel État-pétroliers

En bonne logique, l’action des Préfets à La Réunion lorsque de telles circonstances interviennent n’est que le décalque du schéma appliqué du pouvoir d’État envers les compagnies pétrolières : elle consiste à protéger les intérêts de ces dernières, et à leur éviter autant que possible un abaissement de leurs profits.
Dans le contexte réunionnais, le rôle des collectivités est décisif. Ces dernières peuvent afficher une attitude conciliante, voire une collaboration active envers le cartel État-pétroliers. Dans ce cas de figure, les trois parties conviennent de satisfaire les revendications en ayant recours aux ressources locales.
C’est à ce scénario que nous assistons aujourd’hui : avec la décision de créer un fonds de compensation permanent alimenté par une imposition locale (l’octroi de mer), en vue de compenser les hausses présentes et à venir des carburants, la Région Réunion fait de facto supporter la montée des prix par la population, destinataire des recettes de l’octroi de mer via un mécanisme de redistribution impliquant les communes.
L’histoire a montré que des solutions préservant les intérêts régionaux pouvaient être trouvées, pour peu qu’elles soient défendues par des responsables politiques volontaires. Ainsi, comme l’a rappelé avant-hier "Témoignages", la détermination du président guyanais Antoine Karam lors de la crise de 2008 avait permis d’obtenir une baisse généralisée de 50 centimes d’euros, sans porter atteinte aux ressources régionales. À La Réunion, la même détermination était alors affichée par Paul Vergès et son équipe. La réponse du lobby pétrolier pétrole et de son allié institutionnel consista, on le sait, à retourner certains professionnels de la route, emmenés par Joël Mongin, contre la collectivité. Demandant 2,5 millions d’euros, celui-ci mit tout en œuvre pour détourner la pression sociale contre la Région, soulageant ainsi l’État et les intérêts pétroliers.

Aucun changement en perspective ?

Les évènements de cette semaine sont porteurs de clarifications, mais aussi d’interrogations renouvelées. Ainsi, le comportement de Joël Mongin au cours de cette semaine donne un éclairage définitif sur son rôle dans la crise qui s’est déroulée il y a trois ans. En 2008, M. Mongin imposait un blocus de trois jours à la Région Réunion, dans le but d’obtenir 2,5 millions d’euros. Il demande aujourd’hui le double à cette institution… mais se garde bien de l’assiéger, et se contente d’une petite promenade au Port, escorté par des forces de police qui avaient brillé par leur inaction en 2008. La raison de la modération de M. Mongin et de l’activisme préfectoral tiennent sans doute au changement de locataire de la pyramide inversée, dont l’occupant actuel est au diapason du pouvoir d’État et des intérêts du pétrole.
La question de fond, elle, demeure : comme le rappelait hier Philippe Bodilis, directeur de Total Réunion, « le prix des carburants est administré par le Préfet ». Cette disposition rappelée, la question du rapport entre l’État — via son représentant — et les intérêts pétroliers demeure. M. Baudilis met en avant des « réductions de marge de 15% » auxquelles auraient procédé les importateurs.
Une baisse dont il est bien difficile de mesurer l’impact, puisque le rapport de l’Autorité de la concurrence précité signalait, lui, une hausse de 77% des marges pour la seule période comprise entre 2001 et 2008, contre 20% seulement aux Antilles. Le flou absolu qui continue de régner sur les profits réels des pétroliers ne pourra finalement être dissipé que par la mise au point d’outils de mesure, d’observation et de contrôle réels, disposant des moyens d’instaurer une véritable transparence. Un but qui ne pourra être atteint que par un changement complet de l’approche des questions pétrolière par l’État et les compagnies… changement que rien ne permet d’espérer aujourd’hui.

Geoffroy Géraud-Legros

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