Production fruitière, écoulement, exportation

La filière “fruits” manque de maturité

6 octobre 2004

Les fruits réunionnais sont excellents, mais cela ne suffit pas pour les vendre en Métropole. Le manque de concertation et d’organisation entre producteurs, exportateurs, transportateurs et importateurs porte préjudice à tous.

L’air, la musique et les paroles sont connues. Chaque année, à la même période, la question revient invariablement sur le tapis : “on” ne peut pas exporter nos bons fruits faute de fret disponible dans les avions. Dans le même temps, on apprend que des avions-cargos qui viennent approvisionner les chaînes de supermarchés repartent à vide...
Il suffirait donc de remplir ces avions et tout le monde serait content. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Pour résumer, disons que les maillons existent, mais que du producteur réunionnais au consommateur de l’Hexagone, la chaîne est loin, très loin d’être réellement constituée.
Que les fruits réunionnais sont de bonne qualité et mériteraient d’être davantage connus sur le marché métropolitain est une lapalissade. Tant en qualité qu’en quantité, les agriculteurs de l’île ont montré qu’ils ont acquis un réel savoir-faire.
Ananas, agrumes, letchis, bananes, pour ne prendre que les principales productions fruitières, ont connu un réel bond en avant ces quinze dernières années. Seulement, produire, c’est bien, mais écouler, c’est mieux.
"Il n’y a rien de plus désespérant pour un agriculteur que de savoir que ses produits sont de bonne qualité, alors qu’il n’arrive pas à les écouler",
lançait un intervenant lors du débat sur l’agriculture réunionnaise organisé par la Fédération régionale des coopératives agricoles le 15 septembre dernier à Saint-Pierre.
Comme toujours, lorsque l’on évoque la production fruitière et son écoulement, la question de l’exportation revient immanquablement sur le tapis. Sauf que l’on oublie une chose : il n’y a pas qu’à l’export que ça coince.
Les producteurs n’arrivent pas non plus à trouver d’interlocuteurs leur permettant d’avoir des débouchés significatifs auprès des collectivités, ni auprès des grandes surfaces.

8.500 tonnes d’agrumes, 200 producteurs

Prenons le cas des agrumes : il s’en produit bon an mal an quelque 8.500 tonnes dans l’île, alors que dans le même temps il s’en importe 4.000 tonnes annuellement.
"Les collectivités, les grandes et moyennes surfaces, les transformateurs ne jouent pas le jeu", clament les producteurs. Mais avec 350.000 repas servis dans la restauration scolaire sur l’ensemble de l’île, à raison d’un fruit par semaine par élève, et à raison de 25 semaines d’école entre avril et septembre, période de production d’agrumes, cela représenterait 800 tonnes, soit 9,5% de la production annuelle.
Certes, les producteurs n’ont sans doute pas tort de dénoncer “ceux qui ne jouent pas le jeu”. Mais encore faudrait-il que les acheteurs potentiels sachent avec qui jouer.
Car si l’on prend la production d’agrumes, elle se caractérise par une atomisation de la production : 8.500 tonnes produites par 200 agriculteurs sur une surface totale de 380 hectares. Soit une surface moyenne par producteur d’environ un demi-hectare et une production moyenne de 42,5 tonnes par exploitant...
Ce constat vaut également, même si les proportions sont différentes, pour les autres productions fruitières qui ne constituent en général que des revenus de complément et s’insèrent dans une diversification qui, quoi qu’en pensent certains, est déjà une réalité.
Ce constat débouche sur une réalité : la production fruitière réunionnaise, forte de ses 45.000 tonnes, est inorganisée. Et c’est là que le bât blesse. Car faute de filières organisées, les collectivités, les grandes et moyennes surfaces et les compagnies aériennes ont alors beau jeu de se plaindre et d’affirmer qu’elles ne peuvent multiplier à l’infini les interlocuteurs qui, de plus, ne peuvent véritablement offrir une planification de la production et des livraisons...

500 tonnes de letchis exportées sur 10.000

Cette absence d’organisation des différentes filières de production constitue un réel frein à l’écoulement de fruits dont tout le monde reconnaît la qualité. À quoi bon lancer une campagne pour mettre l’eau à la bouche des consommateurs de France et d’Europe, si en amont, on n’est pas capable d’assumer ses promesses...
Illustration par l’exemple : le 9 décembre 2003, la presse dans son ensemble faisait ses gros titres : des ballots de letchis avaient été exportés sur Paris, histoire de “gate la bouche” de ces messieurs-dames des ministères.
Quelques jours plus tard, c’est le Conseil général de La Réunion qui se fendait d’une publicité dans les pages du quotidien “Libération” avec cette accroche : “goute nout letchi”. Mais le lendemain, des agriculteurs de la CGPER déversaient une tonne de mangues, de letchis et d’ananas devant l’aérogare de Gillot pour dénoncer le fait que 140 tonnes de fruits restaient en souffrance à l’aérogare fret, alors que dans le même temps, des avions-cargos décollaient à vide pour remplir leurs soutes au Kenya, sur le chemin du retour vers Paris.
Au total, malgré des campagnes de promotion alléchantes en Métropole, nous n’avons exporté qu’à peine 500 tonnes de letchis l’an dernier, pour une production totale de 10.000 tonnes ! Quand on sait que le marché local n’absorbe que 4.000 tonnes de letchis, on mesure à la fois le gâchis et le chemin qui reste à parcourir...
Pour ce qui concerne l’ananas, le problème est le même. À quoi bon promettre monts et merveilles aux consommateurs français et européens, fût-ce avec un label, si l’on ne peut ensuite exporter de manière régulière ? Qu’est-ce qui a changé depuis les dernières campagnes de promotion mises en place en 2003 ? Rien de bien significatif.
À qui la faute ? À ce petit jeu, tout le monde se renvoie la patate chaude. Les producteurs dénoncent les compagnies aériennes et le manque de disponibilité en fret en fin d’année, période de pleine production fruitière... qui coïncide également avec la période de pointe pour les déplacements aériens.
De leur côté, les transporteurs avancent des chiffres de capacité de fret, mais se plaignent de l’inorganisation des filières et de l’absence de prévisions. Quant aux importateurs et distributeurs de Métropole, qui ont l’habitude de traiter avec des marchés organisés, avec des volumes réguliers, ils brandissent une menace sans nuance : plus question de travailler avec La Réunion si le problème du transport n’est pas réglé de manière pérenne. Et retour à la case départ !

"Tout le monde ment, personne ne dit la vérité"

Bien évidemment, comme cela se voit souvent en pareil cas, professionnels et organisations syndicales se retournent vers les élus pour leur demander “d’agir”. Mais d’agir au nom de qui ? De 200 producteurs d’agrumes qui jouent chacun leur carte personnelle, ou au nom d’une filière structurée, capable de parler d’une même voix pour défendre des intérêts communs ?
À l’instar de ce qui s’est produit pour la filière canne, il y a urgence. Nous avons certainement les meilleurs fruits du monde, mais chez les distributeurs, importateurs et grossistes de France et d’Europe, nous n’avons pas de place réservée. À plus forte raison si nous essayons d’y accéder en ordre dispersé.

Cette inorganisation qui plombe l’écoulement local et l’export de nos fruits peut paraître paradoxale lorsque l’on sait qu’il existe un “Comité de pilotage expert” au sein duquel se retrouvent producteurs, exportateurs, transporteurs aériens, transitaires et Chambre d’agriculture.
Ce comité serait-il un “machin” de plus ? Certains membres ne sont pas loin de le penser. "Les chiffres fournis lors des différentes réunions me paraissaient peu fiables, pour ce qui concerne les productions annoncées, les capacités de transport des compagnies aériennes ainsi que pour les coûts de transport", explique dans une note de décembre 2003, un membre du Conseil économique et social qui résumait sa pensée : "j’avais le sentiment d’un jeu aux cartes biseautées".
Pourtant, ce comité se réunit régulièrement et devrait donc, en toute logique, permettre aux producteurs et aux transporteurs de trouver un terrain d’entente. Apparemment, il n’en est rien. Ainsi, le 12 novembre 2003 une réunion de ce comité était convoquée d’urgence, justifiée par le fait qu’un "important différentiel entre la planification de certains membres du comité de pilotage et la réalité des disponibilités était apparu, provoquant un ralentissement et parfois un arrêt des expéditions des fruits réunionnais".
Cela est d’autant plus incompréhensible et illogique que pour le mois de novembre, l’offre de fret était de 895 tonnes alors que la demande pour l’exportation de fruits n’était que de... 354 tonnes !
En fait, il apparaît clairement que la grosse demande des producteurs est concentrée sur le mois de décembre, avec un besoin à l’export pour les fruits de 850 tonnes, pour un besoin global, tous frets confondus de 1.235 tonnes alors que sur cette même période, les possibilités des compagnies aériennes ne sont que de 1.045 tonnes, soit un déficit de 190 tonnes.
Selon certains observateurs, ces réunions du Comité de pilotage export prennent parfois des allures de “poker menteur”. Un des participants à cette réunion du 12 novembre 2003 le dit sans détour : "Nous avons été incapables lors de cette réunion de savoir quelles étaient précisément les quantités de fruits à transporter. Impossible également, note ce même participant, de savoir si les prévisions du mois précédent s’étaient révélées justes, si elles avaient été respectées, s’il avait fallu des réajustements..."
La réponse était d’autant plus difficile à donner qu’un des exportateurs, absent à cette réunion, représente à lui tout seul 50% des quantités à exporter. Face à cette situation ubuesque, Guy Dérand, président de la Chambre d’agriculture, avait poussé un coup de gueule, lançant un vibrant : "Tout le monde ment ici, personne ne dit la vérité !". Une accusation qui n’a suscité aucune réaction...

Rien n’a été décidé

Toujours au cours de cette réunion, une proposition était lancée d’affréter un avion-cargo. Un exportateur et un transitaire se déclaraient intéressés. Pourtant, lorsque la réunion s’est achevée vers 16 h 30, rien n’avait été décidé. "Les parties semblant s’accommoder d’une situation qui n’était pas claire à cent pour cent, mais à laquelle chacun pensait pouvoir faire face", lit-on dans une note du CESR.
Si en plus de l’inorganisation et de l’absence de structuration des filières, les réunions du Comité de pilotage expert s’apparentent à des parties de poker menteur, ce n’est pas demain la veille que les letchis et ananas estampillés “Réunion” régaleront le palais des consommateurs de France, d’Europe et de Navarre...

S. D.


Existe-t-il des soutes de première classe ?

L’inorganisation de la filière “fruits” semble profitable à quelques maillons de la chaîne. Au départ de La Réunion, on retrouve pas moins de 8 exportateurs. Si l’on prend l’exemple du letchi, lorsqu’il trouve place à bord d’un avion, il se retrouve à 12 euros sur le marché de gros de Toulouse. Ce qui le range dans la catégorie des produits de luxe sur la table des consommateurs, alors qu’il quitte notre île à un euro du kilo...
Existerait-il des soutes de première classe qui justifieraient un tel écart de prix ? En tous cas, ce n’est pas dans les réunions du Comité de pilotage expert que l’on pourrait le savoir. "Les coûts de transports, si l’on s’en tient aux déclarations des uns et des autres en séance, restent plutôt flous (...) probablement que cela doit relever du secret commercial", lit-on dans une note du CESR (Conseil économique et social régional).
Au final, ce n’est que par recoupements que l’on apprend que le coût du transport se situerait entre 1,60 et 2 euros. "La vraie question est de savoir à qui va ce différentiel", s’interroge l’auteur de la note du CESR.
On apprend aussi dans cette note que la concurrence du letchi malgache est assez particulière. En effet, là où nous n’exportons péniblement que 500 tonnes, pour une production de 10.000 tonnes, Madagascar produit 30.000 tonnes, dont 10 à 15.000 exportées, avec 1.000 à 2.000 tonnes expédiées par avion.

Les règles ne sont pas les mêmes pour tous

Mais à la différence de ce qui se fait chez nous, ce sont directement les importateurs métropolitains qui affrètent des avions-cargos pour venir chercher, à leurs frais, le letchi malgache. Pour le coup, on ne peut plus vraiment parler de concurrence, dans la mesure où les règles ne sont pas les mêmes pour tous.
À La Réunion, ce sont les exportateurs qui doivent supporter les frais de transport. À Madagascar, ce sont les importateurs qui viennent chercher les letchis et assument les coûts de transport...


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