Etre éleveur de vaches laitières à la Plaine des Cafres ...

... ou la mort annoncée d’une filière

27 mars 2007

Elysée Gigan est éleveur de vaches laitières à la Plaine des Cafres, au 19ème kilomètre. Un mois après le passage du cyclone Gamède, sa production de lait redémarre à peine. Mais cet éleveur ne peut désormais plus compter sur l’activité laitière pour faire vivre sa famille et son exploitation. Il semble que la filière lait réunionnaise soit vouée à disparaître : « Dans 10 ans, la Sicalait ira charroyer de l’eau de mer pour la dessaler ! »

Avant de se lancer dans l’élevage en 1993, Elysée Gigan « pataugeait dans le maraîchage ». Ce père de 5 enfants et sa femme, Marie-Jeanne, ont dû faire de nombreux sacrifices pour lancer l’exploitation. Après 2 années fastes en 1995-1996, elle ne survit plus aujourd’hui que grâce à la vente de cabris et de vaches croisées.

« On ne vit pas du lait »

Elysée Gigan a perdu une génisse suite au passage de Gamède. Le cyclone a surtout agi sur la baisse de la production laitière. L’ensemble de ses vaches a été affaibli par les fortes pluies. « Après un cyclone, elles sont grippées, perdent l’appétit », confie Elysée, qui a mis quelques-unes d’entre elles, les plus fragilisées, à l’écart du troupeau pour leur prodiguer des soins et une attention particuliers. « Elles recommencent juste à refaire un peu de lait, et encore..., constate l’éleveur. I fodra atann ankor dë moi, ziska jouin-juiyé pou ropartir kom i fo, lo tan in nouvèl lèrb i ropouss. Isi, lèrb lé pa rish, pa nourisan ». Comme d’autres éleveurs ou maraîchers, Elysée n’a pas jugé rentable de déposer une demande d’indemnisation auprès des autorités. Recevoir 30 à 35% de dédommagement pour une génisse à 500 euros ne couvrirait « même pas mon gasoil pour aller chercher l’alimentation pour les bêtes ». Quant à la baisse de la production laitière, comme pour les œufs d’ailleurs, elle n’est pas prise en compte par l’état de catastrophe naturelle. Avec ses 45 vaches, il tourne à peu près à 500 litres de lait par jour, alors qu’il devrait en produire au moins 700. Et l’éleveur d’expliquer qu’« on ne vit pas du lait ». Acheté par la Sicalait à près de 0,7 centime d’euro le litre, Elysée Gigan ne rentre pas dans ses frais. De plus, l’aliment pour les bêtes est d’autant plus cher que les quantités à donner aux vaches ont augmenté. « L’aliment est appétant pour les cabris, pas pour les vaches. Je pense qu’il est à revoir », explique l’éleveur qui achète entre 15 et 17 tonnes de préparation par mois à l’Urcoopa pour un montant variant autour de 250 euros. Il constate qu’en 1996, 10 kilos d’aliments suffisaient par jour à une vache pour qu’elle produise 30 litres de lait. Aujourd’hui, il lui en faut le double. « Avan, nou té i donn kann-fourazèr sinon lo shou an kompléman. Zordi, i fo ashèt lo foin, é lo méyèr kalité ankor (...). Beaucoup d’éleveurs voient ça, poursuit Elysée, mais si on se met à crier, on va nous montrer 10-15 éleveurs qui, eux, font du lait, et dire que si on n’en fait pas, c’est qu’on est pas capable ». Elysée Gigan note pourtant avoir le même type de vaches qu’en 95-96, avec la même génétique.

« I inport bèt èk maladi épi i tié zélvèr »

En plus du coût des produits qui augmente, des effets Gamède... acharnement du sort, la fille aînée de M. Gigan, Alice, 18 ans, qui se consacrait à ses côtés aux travaux de l’élevage avec l’objectif d’en faire son métier, s’est coupée les tendons arrières de la cheville en juillet de l’année dernière. Depuis cet accident, l’éleveur a dû modifier son système de production et vendre une vingtaine de vaches. En plus des brunes, exploitables pour leur lait et leur viande, il a entamé des croisements entre Chevrolet et Blonde pour les vendre et ainsi « payer mes échéances à la fin du mois. Mais, du lait, on ne vit plus », affirme à nouveau l’éleveur. « Y’a trop d’abus : on paie entre 30 et 60 euros de vétérinaire par bête. Kréol la finn arivé dann in léta ousa li di 30 euro lé pa shèr. Nou rotrouv pi anou èk lero-là ». Elysée Gigan élève aussi 80 cabris qui servent uniquement à la reproduction pour être vendus. Suite au passage de Gamède, il en a heureusement vendu 8 pour surmonter la crise. Mais là encore, ce marché ne fonctionne plus, selon lui, aussi bien que par le passé. « Nout problèm sé kank zot i oi nana inn filièr i marsh, zot i inport. Soman, i inport bèt èk maladi épi i tié zélvèr ». Autre conséquence périphérique de l’ouverture des marchés, les normes de traçabilité et de suivi sont de plus en plus contraignantes.

« Avant, on avait une relation de confiance avec la banque »

2.600 euros par an pour le comptable, 1.000 euros par mois pour le foin, 500 à 600 euros par mois à la Sicalait, pour les frais de vétérinaire, l’entretien des machines à traire, le produit pour le pis des vaches, l’engrais... Heureusement que Marie-Jeanne Gigan fait des ménages à côté et qu’il y a la vente des cabris, car « la banque ne veut plus prêter d’argent aux éleveurs », constate encore l’éleveur. « Ça fait 1 an que j’ai fait une demande de prêt, mais pas de réponse : ni un oui, ni un non ». Depuis que l’IEDOM a évalué que sur 100 agriculteurs, seulement 20 tenaient une comptabilité, sa banque a adopté le principe du scoring, de la notation des exploitants. M. Gigan est quant à lui comptabilisé, et même bien noté, mais « il faut toujours taper du poing sur la table. Avant, on avait une relation de confiance avec la banque, car la personne qui venait nous voir sur l’exploitation voyait très bien qu’on travaillait, qu’on se battait pour s’en sortir et qu’on rembourserait l’emprunt, quitte à se priver. Elle nous faisait confiance, mais aujourd’hui... ». Aujourd’hui, sans tracteur, dont le prêt a été refusé faute d’apport personnel, Elysée coupe toute son herbe à la débroussailleuse et la charge dans son 4X4. Un travail uniquement manuel sur cette exploitation qui prend beaucoup de temps et d’énergie. « Les 2 premières années, on n’a fait que rembourser le prêt pour l’achat des bêtes, et pour l’apport personnel, c’est la Sicalait qui le retirait sur le lait. Il ne nous restait plus rien. Je faisais à l’époque 5 places de ménagères, et on mangeait du riz chauffé tous les jours, on se privait pour donner d’abord aux enfants », confie à son tour Marie-Jeanne Gigan. Aujourd’hui, la situation n’est guère plus réjouissante. Les fins de mois sont très serrées, et cela ne promet pas de s’arranger. Tant qu’à diversifier, peut-être vont-ils envisager de planter des pieds de bananes en plus de l’élevage.

Stéphanie Longeras


Un petit tour dans les Hauts de l’île, ça fait réfléchir

L’avenir sera-t-il fait de lait en poudre et de viande sous cellophane ?

Le fils aîné d’Elysée et Marie-Jeanne Gigan n’a pas souhaité prendre la relève de son père. Seul garçon de la famille, âgé de 23 ans, il a « pris son particulier » et exerce le métier de chauffeur-livreur. C’est un choix que son papa respecte parfaitement. « Lu gingn sa pèy, li sant alu ërë, pou moin lé bien. Si inn fiy vé prann la rolèv, mi mèt aèl an gard pou pa èl i akiz amoin apré. Pou nou, té dir, akoz nou navé krédi, soman pou zot, nora pi pou péyé. Zot mèm i shoisi kosa zot i vé fé d’zot vi ». Marie-Jeanne, la maman, de rajouter plus loin qu’elle sera heureuse quand tous ses enfants seront placés, qu’elle pourra profiter de ses petits-enfants et, avant cela, quand son mari prendra sa retraite. Elle souhaiterait que cela soit dans 5 ans, à ses 55 ans, mais elle ne se fait guère d’illusion.
Pour l’instant, Elysée continue ses cadences infernales de travail : levé 3 heures 30 du matin et couché à 20 heures. Pendant la convalescence de sa fille Alice, ce sont ses 2 plus jeunes filles, Emilie, 14 ans et Hélène, 13 ans, qui aident leur père. Scolarisées au Tampon, elles se lèvent tous les matins à 5 heures pour soigner les cabris avant que leur père ne les conduise à l’école. Dès leur retour, elles s’occupent à nouveau des bêtes avant de se pencher sur le devoir le soir. L’assurance d’Emilie à la tâche est impressionnante. Si son papa possède encore l’élevage, elle se dit prête à prendre sa suite. Pour Hélène, c’est autre chose. Elle fait sa part de travail sans trop d’engouement, car son ambition est de devenir infirmière. Voir ces 2 jeunes filles à l’ouvrage à l’âge où leurs copines s’échangent des SMS et entretiennent des ambitions de Stars devant les télé-réalité est d’un décalage saisi, comme voir l’ensemble de cette famille soudée dans la difficulté qui se démène à contre-courant pour s’en sortir est saisissant de courage, mais aussi révélateur des incohérences de notre système.
Veut-on vraiment priver éleveurs et agriculteurs de leur outil de travail pour que demain, lait en poudre et viande sous cellophane remplissent nos réfrigérateurs ? Veut-on vraiment, alors que l’on dénonce l’assistanat plus qu’il n’en faut, continuer à laisser des gens se tuer au travail, sans même les aider à en récolter les fruits ? Que devient pour eux le fameux « Travailler plus pour gagner plus » ? Aller à la rencontre de ces gens de la terre, dans le sens le plus noble du terme qu’il soit, est des plus instructifs. Nos dirigeants ne devraient pas attendre un cyclone pour s’en préoccuper et se donner bonne conscience en distribuant quelques enveloppes au nom de la solidarité nationale.

SL


Réaction du Président de la Chambre d’Agriculture

Mort programmée de la filière laitière ?

« On craint... ça nous inquiète beaucoup »

Interpellé sur le cas d’Elysée Gigan et de l’avenir de la filière laitière en général, le Président de la Chambre d’agriculture rejoint nombres de constats émis par l’éleveur. Il ne cache pas son inquiétude quant à l’avenir de la filière, au déséquilibre qui s’accentue entre soutien aux petits exploitants et importation. Lait frais péï ou en poudre made in dehors ? C’est un vrai choix de société.

« Ces éleveurs ont les reins solides »

Destruction des voies de circulation, empêchant le ravitaillement en alimentation, épidémies générées par les pluies et le défaut d’abris (comme sur les terres de l’ONF), morts de nombreux bovins : Gamède a porté un coup dur à la filière élevage de La Réunion. « L’activité commence à reprendre doucement, souligne Jean-Yves Minatchy. Nous avons remis un dossier complet sur Gamède au Préfet et à Paris. Nou espèr zot i sa ténir zot promèss ». S’agissant de la branche laitière, il est reconnu que le prix de l’alimentation a augmenté, alors que le prix d’achat du lait aux éleveurs n’a pas bougé ces 10-15 dernières années. « I fo valoriz alu. Métié-là lé vréman difisil. I fo kinz an pou lans in léksploitasion èk tout bann kou d’produksion. I fo bann zélvèr i trouv zot kont... La filière mérite vraiment d’être soutenue ». Et Jean-Yves Minatchy ne démentira pas : « Il est de plus en plus difficile d’obtenir le soutien des banques. Surtout lorsque la production diminue, il est plus dur d’obtenir un prêt ». La logique comptable ne sert pas l’activité agricole, qui a besoin de temps pour rentrer dans ses frais, rentabiliser ses investissements. Pour un petit exploitant comme pour un plus grand, l’acquisition d’un tracteur est pourtant nécessaire. Il faut compter 70.000 euros pour acquérir un 100 chevaux. Sur 5 ans, sans compter les intérêts, le coût est élevé pour un petit exploitant, mais il a besoin de cet outil de travail pour améliorer sa productivité. Autant priver un maçon de sa truelle !
« Nous avons interpellé le ministre sur la fragilité des petits éleveurs, poursuit le Président de la Chambre d’agriculture. C’est bien de monter un élevage, d’avoir une reprise d’exploitation, mais on dit aussi aux autorités que les jeunes filles et jeunes gens qui luttent contre ce taux de chômage de plus de 30% à La Réunion ont besoin de moyens pour produire. Il faut aller voir pour se rendre compte. Samedi après-midi, on était encore sur le terrain, eh bien, ces éleveurs, ils ont les reins solides. On craint que d’ici 10-15 ans, il ne reste plus que 10 éleveurs au lieu de 130. Ça nous inquiète beaucoup, on surveille ça de très près. On essaie de faire comprendre aux autorités qu’il faut maintenir un équilibre, surtout quand on produit 1 million de litres de lait par an, c’est déjà très nettement en dessous de nos besoins. On importe du lait en poudre. Il faut que les éleveurs y trouvent leur compte, il faut de la place pour produire. Le métier d’éleveur est vraiment dur, il suffit de voir leurs conditions de travail. Il faut leur tirer un coup de chapeau ».

Propos recueillis par SL

Elysée et Marie-Jeanne Gigan, un combat de tous les jours pour la survie de l’exploitation.

Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus