Quelques pages écrites par un Prix Nobel

Réflexions sur l’économie d’aujourd’hui

29 mai 2007

En 1997, Muhammad Yunus a envie de confier à un large public son extraordinaire “aventure”. Celle qui commence le jour où, professeur d’économie dans une Université du Bengladesh, il se pose la question choc : à quoi bon enseigner de belles théories économiques qui montrent « qu’elles apportent des réponses à des problèmes de toutes sortes » quand, sur les trottoirs qui longent les bâtiments où il professe, des gens meurent de faim, à même le sol ou sous les porches ?

Je vous propose aujourd’hui et demain quelques pages du livre que le Prix Nobel de la Paix a publié en 1998 (
« Vers un monde sans pauvreté » - chez JC Lattés)... Elles pourraient vous inciter à vous interroger vous aussi sur l’engagement qui peut être celui de ce siècle face aux problèmes que vivent des centaines de millions de personnes dans le monde. Car si toutes les situations n’appellent pas aux mêmes solutions, elles ne peuvent échapper à une analyse et des actions adaptées.

Raymond Lauret

Des manuels à la réalité

« L’année 1974 m’a marqué à jamais. C’est celle de la terrible famine qui s’est abattue sur le Bangladesh.
La presse publiait des reportages effrayants, faisant état de morts et de famines dans les villages éloignés et dans les capitales régionales du Nord. L’université où j’exerçais les fonctions de chef du département d’économie était située à l’extrémité sud-est du pays, et dans un premier temps nous n’y prêtâmes guère attention. Mais on commençait à voir apparaître dans les gares de Dhaka des hommes et des femmes squelettiques. Bientôt, des morts. De cas isolés, on passait à un flot ininterrompu d’affamés déferlant sur Dhaka...
... Le gouvernement ouvrit des soupes populaires, mais chacune d’elles était rapidement débordée.
Les journalistes essayaient d’alerter l’opinion. Des instituts de recherche cherchaient à réunir des informations quant à l’origine des affamés, quant à leurs possibilités de survie.
Des organisations religieuses s’efforçaient de ramasser les corps pour leur offrir une sépulture décente. Mais les cadavres s’accumulaient à un tel rythme qu’il fallut bientôt y renoncer.
Il était impossible de ne pas voir ces affamés, impossible de faire comme s’ils n’existaient pas. Ils étaient partout, allongés, très calmes.
Ils ne scandaient nul slogan. Ils n’attendaient rien de nous. Etendus sur le pas de nos portes, ils ne nous en voulaient pas, à nous qui étions bien nourris, à l’abri du besoin.
On meurt de bien des façons, mais la mort par inanition est la plus inacceptable. Elle se déroule au ralenti. Seconde après seconde, l’espace entre la vie et la mort se réduit inexorablement.
A un moment donné, la vie et la mort sont si proches qu’elles en deviennent presque indistinctes, et l’on ne sait pas si la mère et l’enfant, prostrés là, à même le sol, sont encore parmi nous ou s’ils ont déjà rejoint l’autre monde. La mort survient à pas si feutrés qu’on ne l’entend même pas arriver.
Et tout cela faute d’une poignée de nourriture. Tout autour, le monde mange à sa faim, mais pas cet homme, pas cette femme. Le bébé pleure, puis finit par s’endormir, sans le lait dont il a besoin. Demain, peut-être, il n’aura plus la force de crier...
... Je me souviens de l’enthousiasme avec lequel j’enseignais les théories économiques, montrant qu’elles apportaient les réponses à des problèmes de toutes sortes. J’étais très sensible à leur beauté et à leur élégance. Puis soudain, je commençai à prendre conscience de la vanité de cet enseignement. À quoi bon, quand des gens mouraient de faim sur les trottoirs et devant les porches ?
Désormais, ma classe m’apparaissait comme une salle de cinéma où l’on pouvait se détendre, rassuré par la victoire certaine du héros. Je savais d’entrée de jeu que chaque problème économique trouverait une solution élégante. Mais lorsque je sortais de ma classe, j’étais confronté au monde réel »...

(à suivre...)


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