Quelques pages écrites par un prix Nobel - 2 -

Réflexions sur l’économie d’aujourd’hui

30 mai 2007

Nous poursuivons notre lecture du livre de Muhammad Yunus (“Vers un monde sans pauvreté” - chez JC Lattés avril 1998).

Le rôle redéfini

« Où était donc la théorie économique qui rendrait compte de leur vie réelle ? Comment continuer à raconter de belles histoires à mes étudiants ?
Je n’avais plus qu’une envie : prendre la tangente, abandonner ces manuels, fuir la vie universitaire. Je voulais comprendre la réalité qui entoure l’existence d’un pauvre, découvrir la véritable économie, celle de la vie réelle - et pour commencer celle du petit village de Jobra.
Jobra était proche du campus ; plus précisément, l’université avait été construite non loin du village, à l’initiative du maréchal Ayub Khan, ancien président du Pakistan. Arrivé au pouvoir en 1958 après un coup d’Etat militaire, Ayub Khan devait gouverner en dictateur jusqu’en 1969. Il éprouvait une profonde aversion pour les étudiants, qu’il considérait comme des fauteurs de troubles. Il décréta que toutes les universités fondées sous son régime devraient être situées à l’écart des centres urbains, afin de les mettre à l’abri de toute agitation politique.
Ainsi en allait-il de l’université de Chittagong.

Je décidai de redevenir étudiant. Jobra serait mon université ; les gens de Jobra, mes professeurs.
Je me promettais d’en apprendre le plus possible à propos du village. Dans mon esprit, ce serait déjà une chance d’arriver à comprendre la vie réelle d’un seul pauvre. J’aurais déjà franchi un grand pas par rapport à l’enseignement livresque. Sous prétexte d’offrir aux étudiants une sorte de vision panoramique des choses, les universités traditionnelles s’étaient coupées des réalités de la vie. Le résultat est qu’on finit par imaginer les choses au lieu de les voir.
Je décidai alors d’adopter le « point de vue du ver de terre ». Il me semblait que si je regardais les choses de près, je les verrais plus distinctement. Rencontrant un obstacle sur mon chemin, tel le ver de terre, je le contournerais et j’atteindrais mon but à coup sûr.
Je me sentais gagné par un sentiment d’impuissance face au flot grandissant d’affamés dans Dhaka. Les différents quartiers s’efforçaient de trouver de la nourriture. Mais combien d’hommes pouvait-on nourrir quotidiennement ? La famine s’étalait au grand jour, dans toute son horreur.
J’essayais de surmonter ce sentiment d’impuissance en redéfinissant mon rôle. Certes, je ne pourrais pas venir en aide à beaucoup de gens, mais je pourrais certainement me rendre utile à l’un au moins de mes semblables. Ce serait une grande satisfaction personnelle. L’idée d’apporter une aide véritable, même à petite échelle, au lieu de me payer de mots me redonnait espoir. Je me sentais revivre. Lorsque je commençai à visiter des familles pauvres de Jobra, je savais très bien le sens de ma recherche. Plus que jamais, je savais où j’allais ».

À suivre...


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