Sciences

Un phénomène majeur pour les pêcheries mondiales

Comportement agrégatif des grands poissons pélagiques

13 novembre 2003

La tendance de certaines espèces à se rassembler sous les objets flottants à la surface des océans est appelée par les scientifiques "phénomène agrégatif". Bien qu’encore peu étudiée, l’agrégation des grands poissons de haute mer représente un phénomène majeur pour les pêcheries mondiales.
La communauté scientifique s’est récemment penchée sur l’usage des DCP pour la pêche thonière. En cours de développement, plusieurs programmes de recherche tentent ainsi de mieux comprendre et de mieux évaluer les impacts du comportement agrégatifs des grands poissons pélagiques. C’est notamment l’objectif du programme DORADE (Dynamique et organisation des ressources agrégées autour des dispositifs épipélagiques), récemment lancé par le laboratoire Ressources halieutiques de l’IFREMER à La Réunion, sous la responsabilité de Marc Taquet. Le modèle biologique retenu pour cette étude est la dorade coryphène (Coryphaena hippurus), qui, pêchée dans tous les départements et territoires français d’outre-mer de la zone intertropicale, est une espèce économiquement importante pour les marchés locaux.

La vidéo sous-marine à la rescousse

Dynamique spatiale de l’espèce autour de l’objet flottant, répartition selon la profondeur d’eau, quantification du lien agrégatif, importance du facteur trophique (nutritionnel) et rôle des comportements sociaux dans les mécanismes d’agrégation et de désagrégation des groupes d’individus, constituent autant de questions scientifiques abordées par cette étude à l’aide de protocoles expérimentaux développés autour de DCP dérivants. C’est au cours de campagnes à la mer de 10 à 15 jours, effectuées dans le Sud-Ouest de l’océan Indien à bord d’un catamaran de pêche hauturière de la société Technipêche, que l’IFREMER a mouillé ces DCP expérimentaux.
Des travaux scientifiques sont également poursuivis sous les DCP ancrés autour de l’île de La Réunion à partir du navire de pêche côtière de l’armement Berthier. Le marquage de poissons à l’aide de dispositifs acoustiques (émetteur, transmetteurs, station d’écoute) permet d’aborder la dynamique agrégative à l’échelle locale. Ces données sont ensuite complétées par des observations directes en plongée sous-marine, où des systèmes vidéo permettent l’enregistrement de comportements spécifiques. Une technique qui facilite le dénombrement des bacs et l’identification des proies nécessaires à l’établissement des inventaires de la faune autour des DCP. L’analyse des contenus stomacaux prélevés à l’occasion de pêches commerciales et/ou expérimentales permet d’évaluer l’importance du facteur trophique dans le mécanisme de l’agrégation.

Une colonisation rapide

Les premiers résultats montrent une distribution bathymétrique (répartition de la mesure des profondeurs marines - NDLR), très spécifique de la dorade coryphène, différente le jour et la nuit, mais toujours près de la surface. Le rayon agrégatif se limite à quelques centaines de mètres pour cette espèce. Le lien agrégatif peut s’établir pour de longues périodes (plusieurs semaines) mais reste sensible à toutes les perturbations comme, par exemple, l’arrivée de gros prédateur (un globicéphale tel que le calmar ou un marlin notamment). La présence d’un observateur-plongeur n’engendre pas de perturbations de l’agrégation tant qu’il n’a pas un comportement agressif ou prédateur. Après une courte période d’observation, le plongeur passif est intégré au système. La dorade coryphène se nourrit de jour comme de nuit. Bien que ses proies favorites soient les poissons volants (Exocœtidae), elle chasse une large diversité d’espèces de tailles différentes. Les premières analyses montrent que les proies sont prioritairement puisées dans les espèces non agrégées, issues des migrations jour/nuit, les espèces agrégées étant consommées de façon opportuniste lorsque la nourriture de passage est peu abondante.
La colonisation des DCP dérivants commence très rapidement, dès les premières heures de dérive, par l’agrégation de poissons juvéniles. Ces premiers arrivants sont des représentants d’espèces récifales qui n’ont pu retrouver le récif après leur phase larvaire et qui colonisent l’objet flottant protecteur, à défaut de leur habitat naturel à ce stade : le lagon. Pour ces petits poissons, la fidélité au premier objet flottant rencontré est très forte et constitue, la plupart du temps, la seule alternative à la prédation des grands pélagiques. Il existe une stabilité du mécanisme agrégatif qui permet de retrouver toujours les mêmes espèces concentrées dans une région donnée. Cette stabilité permet d’envisager l’utilisation du DCP comme un outil indicateur de richesse et de biodiversité d’une zone océanique.
Les premiers résultats montrent que les objets flottants naturels et artificiels peuvent influencer de manière sensible la répartition et la dynamique spatiale et temporelle de la dorade coryphène dans le Sud-Ouest de l’océan Indien. Si les expériences de marquages se poursuivent jusqu’à la fin de l’année 2003, c’est à l’issue de l’année 2004 que seront publiés les résultats définitifs du programme DORADE. Les ressources des océans sont comptées. Le recensement de la faune marine permettra notamment d’estimer l’impact humain sur la biodiversité.

Daniel Desbruyères, chercheur à l’IFREMER :
« Les grands poissons sauvages ont été pêchés de manière si considérable que 90% de ces espèces ont disparu »
Près de 15.300 espèces de poissons viennent d’être recensées à travers le globe par le programme de recensement de la vie marine, Census of Marine Life (COML), lancé en 2000. Une quête inachevée puisqu’il resterait 5.000 espèces de poissons marins à identifier et que l’inventaire des autres êtres océaniques ne fait que commencer.
Des mammifères jusqu’aux virus, en passant par les coraux, 210.000 formes de vie marine ont été décrites jusqu’ici. « Or les chercheurs américains estiment que 10 à 100 millions d’espèces peuplent les océans », explique Daniel Desbruyères, chercheur à l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) et collaborateur du COML. « Une part importante de biosphère reste donc inconnue. L’homme a eu directement accès à seulement quelques centaines de kilomètres carrés de l’océan profond. Or, celui-ci s’étend sur quelque 307 millions de kilomètres carrés ! »

Toute cette méconnaissance, ces formes de vie anonymes et ces fonds inconnus constituent sans doute un manque à gagner considérable car, correctement exploitée, la faune marine représente un véritable trésor. « C’est un potentiel énorme de richesse biologique pour l’humanité », souligne Daniel Desbruyères. Cette ressource naturelle est indispensable pour trouver de nouveaux médicaments ("Libération" du 25 octobre). Les milliers d’espèces qui viennent d’être découvertes intéressent la recherche pharmaceutique et industrielle. Pour mieux évaluer le peuplement des mers, les scientifiques s’efforcent de comprendre la répartition géographique des poissons, l’adaptation de la vie à différents milieux, et décrivent les espèces et les écosystèmes marins. L’objectif est surtout d’expliquer comment la vie évolue sous la surface de l’eau pour mieux estimer les variations naturelles et l’impact de l’homme sur la biodiversité.

C’est que le constat des méfaits humains est accablant. Les océans se peuplent de poissons de plus en plus petits. « Chaque espèce de grands poissons sauvages a été pêchée de manière si considérable au cours des cinquante dernières années que 90% de chacune de ces espèces ont disparu », constate Daniel Desbruyères. Aujourd’hui, pour survivre au fond des mers, il faut éviter les mailles des filets de pêche, même si la surpêche n’est pas la seule cause de destruction des espèces et des écosystèmes. « La destruction du littoral, la pollution mais aussi l’introduction de nouvelles espèces constituent un véritable danger pour les océans », ajoute le chercheur de l’IFREMER.

Dans un communiqué, Ronald O’Dor, directeur scientifique du COML, soulignait que « le recensement de l’immense diversité de la vie marine n’est pas seulement un indicateur de la condition des océans, c’est surtout un moyen de les protéger ». En identifiant les espèces en danger et les zones fragiles, notamment les aires de pontes, les chercheurs contribuent au développement des stratégies de gestion et d’exploitation durable des ressources marines. Une prise de conscience qui se diffuse dans tout le milieu scientifique. En parallèle de ce programme COML, qui regroupe 300 chercheurs de 53 pays, l’Administration nationale océanique et atmosphérique américaine (NOAA) a lancé un autre programme, "Explore", également axé sur l’étude de la vie dans les océans.


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