Sophie Coeuré dans mensuel 478 l’histoire daté décembre 2020
1920, congrès de Tours. Le coup de théâtre de Clara Zetkin
26 décembre 2020
Il y a cent ans le congrès de Tours provoquait la scission des socialistes et la naissance du parti communiste. Un des événements retentissants fut l’arrivée, dans le plus grand secret, de la révolutionnaire allemande Clara Zetkin. Quel rôle joua cette envoyée de Moscou ?
Le mardi 28 décembre 1920, vers 17 heures, une « petite femme âgée, vêtue de noir, l’air énergique » (Le Petit Journal), apparaissait à l’improviste à la tribune pavoisée de rouge du XVIIIe Congrès national du Parti socialiste, qui s’était ouvert à Tours trois jours plus tôt. Le président de séance présenta Clara Zetkin, la « célèbre révolutionnaire allemande, députée au Reichstag et membre de l’exécutif de la IIIe Internationale », « noble, grande et glorieuse femme ». C’est moins l’impact d’un discours ovationné par près de 300 délégués debout qui resta dans les mémoires que le coup d’éclat d’une arrivée clandestine et d’une efficace disparition immédiatement après son discours, rideaux tirés, portes fermées et téléphone coupé, empêchant la police de la poursuivre à la nuit tombée.
L’issue du congrès était en effet connue. Unifié depuis 1905 en Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), le Parti allait payer le prix de l’échec de la IIe Internationale socialiste, fondée en 1889, à empêcher en 1914 l’affrontement fratricide des peuples européens. En convoquant dès mars 1919 le congrès fondateur d’une IIIe Internationale (ou Komintern) Lénine enclenchait la dynamique de naissance de nouveaux partis, rassemblés autour de la révolution prolétarienne victorieuse à Moscou en 1917 sur les ruines du vieux monde capitaliste. Les délégués des fédérations départementales de la SFIO, élus les mois précédents pour le congrès de décembre, étaient porteurs de mandats qui ne laissaient aucun doute sur leur ralliement majoritaire à cette nouvelle organisation, qui offrait un modèle d’action révolutionnaire face à une IIe Internationale moribonde.
Encore fallait-il accepter les « 21 conditions » imposées pour être admis dans l’Internationale communiste, qui s’était réunie pour son IIe Congrès en juillet-août 1920 à Moscou. Les nouveaux partis communistes étaient pensés sur un mode radicalement nouveau par rapport aux anciens partis socialistes, comme des « sections » du Komintern. Élaborée par Fernand Loriot et Boris Souvarine et relayée par Marcel Cachin et Louis Oscar Frossard, la motion d’adhésion proposée au vote des congressistes restait discutée par un centre préférant la « reconstruction » de la IIe Internationale. Elle était fortement contestée par une « résistance » hostile aux bolcheviks. Ceux-ci avaient séduit de nombreux jeunes gens dégoûtés par la guerre et séduits par l’utopie des Soviets, mais aussi des révolutionnaires expérimentés.
C’était le cas de Clara Zetkin, membre du Parti social-démocrate allemand depuis plus de quarante ans, ralliée en 1918 au Parti communiste, puis membre du secrétariat pour l’Europe occidentale de l’Internationale communiste après un passage à Moscou à l’automne 1920. Sa spectaculaire prestation publique et son action plus discrète à Tours éclairent la bascule du monde ancien du militantisme socialiste européen vers un monde nouveau de l’internationalisme communiste, désormais mieux connu grâce à l’ouverture des archives. Clara Zetkin incarna aussi à cet instant l’ennemi intérieur et extérieur dont la peur travaillait cette France fragilisée par la guerre.
Agent de la IIIe Internationale
A 63 ans, l’oratrice surprise de Tours appartenait à une génération de dirigeants socialistes forgée dans les combats et les épreuves, dans laquelle quelques femmes puissantes s’étaient imposées. Née en 1857 en Saxe, d’un père instituteur de village, Clara Eissner avait fréquenté une école d’institutrices et avait porté le combat féministe dans le socialisme européen. Elle avait épousé un révolutionnaire russe, Ossip Zetkin. Proche de Nadejda Kroupskaïa, l’épouse de Lénine, ou d’Alexandra Kollontaï, comme elles exilée en Suisse et en France, elle fut présentée aux délégués français comme « l’amie intime de Rosa Luxemburg », figure tragique du socialisme allemand, assassinée à Berlin en janvier 1919 lors de la répression sanglante de la révolution spartakiste. Les noms de ces femmes étaient connus des services de police, mais aussi des militants.
La Britannique Dora Montefiore, qui avait manifesté aux côtés de Zetkin et Luxemburg au congrès socialiste de Bâle en 1912 et partageait leur combat féministe comme leur évolution vers le pacifisme radical et le communisme, intervint à la toute fin du congrès de Tours pour transmettre le « salut fraternel » du jeune Parti communiste anglais, déjà entré dans la IIIe Internationale. Convier des camarades européens était une pratique courante des congrès socialistes. Parlant en pleine nuit, alors que le vote décisif avait déjà eu lieu, Dora Montefiore fut bien oubliée, alors même qu’elle était l’unique étrangère à avoir pu parvenir officiellement à la tribune.
Car Clara Zetkin n’était pas comme elle invitée d’un parti frère, mais envoyée par le comité exécutif de l’Internationale communiste (IC), ce qui révélait une nouvelle conception de l’internationalisme, plus organisée et centralisée, au-delà des partis nationaux. C’est d’ailleurs Grigori Zinoviev, secrétaire du comité exécutif de l’IC depuis sa création, qui aurait dû être présent comme il l’avait été au congrès du Parti social-démocrate allemand à Halle deux mois auparavant. Mais, devenu indésirable pour la police française aux frontières, il avait renoncé à son voyage. Le régime de passeports et de visas obligatoires généralisé depuis 1914 n’avait pas disparu.
C’est à Zinoviev que l’on attribua le télégramme que le comité exécutif était parvenu à envoyer par radio depuis Moscou, en passant par Riga (la Lettonie ayant reconnu la jeune Russie des Soviets, contrairement à la France). Arrivé tout à fait légalement à la poste de Tours, il n’avait pas été transmis à la police par le receveur, qui fut convoqué et réprimandé... Ce texte avait été lu à la tribune le matin même du 28 décembre, avant la lettre que Zetkin avait envoyée par précaution, ne sachant si elle pourrait entrer en France. Le télégramme prenait nettement position sur l’application de la 7e et de la 21e condition d’admission à l’IC, qui avaient été fortement discutées. Elles stipulaient en effet la rupture impérative avec les « réformistes avérés » et l’exclusion de tout militant n’acceptant pas l’ensemble des « thèses » des nouveaux partis communistes. Le comité exécutif exigeait qu’aucune exception ne soit faite, pas même pour Jean Longuet, cité nommément. Pourtant petit-fils de Marx, chef de file des pacifistes modérés pendant la guerre, celui-ci était accusé dans le télégramme de faire partie des « agents déterminés de l’influence bourgeoise sur le prolétariat » et mis à l’écart sans ménagement.
Sur la scène et en coulisses
Entre-temps, Clara Zetkin avait réussi à parvenir à Tours le 27 au soir, alors qu’elle avait annoncé sa venue et que l’entrée lui avait été refusée par le gouvernement français. Son itinéraire suscita bien des rumeurs - était-elle arrivée à pied, en bateau, voire en avion ? -, mais elle affirma dans un entretien à L’Humanité en 1928 qu’il avait été fort simple : entrée en France depuis l’Allemagne à la gare de l’Est, non déguisée, « sans faire attention aux policiers qui étaient venus pour l’épier », elle aurait pris tranquillement un taxi, se serait cachée chez un camarade en banlieue parisienne. On sait à présent qu’elle fut aidée par Marguerite Thévenet-Rosmer, Amédée Dunois et Auguste Mougeot, qui servit de chauffeur pour Tours.
Ce fut une surprise lorsque, dans l’après-midi, au milieu d’un long discours du secrétaire général de la SFIO Louis Oscar Frossard, elle prit la parole. L’Écho de Paris évoqua ainsi son apparition : « Une vieille dame aux cheveux blancs tirés en arrière. Sa mise sévère et simple contraste avec les fourrures et les toilettes des dames d’ailleurs fort élégantes qui sont assez nombreuses dans la salle. On se regarde. Quelle est cette inconnue qu’on mène à la tribune et qui prend la place de la présidence ? C’est Clara Zetkin, dont on avait dit ce matin qu’elle avait été empêchée par le gouvernement de passer la frontière. L’Assemblée l’acclame et chante L’Internationale. Très calme, très digne, et visiblement émue, Mme Clara Zetkin prononce avec un accent assez prononcé un long discours écouté dans un profond silence. »
S’exprimant en français, Zetkin reprenait les mots des bolcheviks, dénonçant les « social-patriotes », « social-pacifistes », « opportunistes », « contre-révolutionnaires ». Elle défendait un « Parti centralisé et fortement discipliné », indispensable préalable à la « renaissance » du socialisme et à la victoire de la révolution mondiale.
On sait maintenant, par deux rapports qu’elle envoya respectivement à Zinoviev et Lénine au tout début de l’année 1921, que, quand elle monta à la tribune, Zetkin n’était pas informée de l’envoi du télégramme dit « de Zinoviev ». C’est donc à elle qu’il incomba, au pied levé, d’apaiser l’indignation déclenchée chez une partie des socialistes, auprès desquels Longuet restait populaire, et qu’il importait de rallier à une motion finale la plus proche possible des demandes de Moscou.
Les archives révèlent aussi qu’elle avait organisé deux réunions secrètes en marge du congrès, pour discuter avec des délégués partisans de la IIIe Internationale, comme Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier, de l’organisation du futur Parti, de sa propagande et du statut du journal L’Humanité. Ces négociations eurent des effets au moins aussi importants que l’impact politique et médiatique de son discours.
L’intervention surprise de Zetkin venait en réalité parachever l’envoi clandestin, depuis plusieurs mois, de militants internationalistes sûrs - envoi connu par les archives ouvertes à Moscou à partir des années 1990. Alexandre Abramovitch était le seul présent à Tours sous le pseudonyme de Zalewski, repéré par la police et par les cercles les plus proches de Moscou, mais resté incognito pour la grande majorité des délégués et du public. Avec lui, Stoyan (ou Stepan) Minev (ou Stepanov), sous le nom de Lorenzo Vanini, Vladimir Diogott, Elena (Sofia) Sokolovskaïa (Kirilovna) dite aussi « la camarade Hélène », ou encore Rosalie Barberet (Barberey), Française communiste de Russie, avaient dans les mois précédents installé un émetteur radio clandestin, transmis des messages, de l’argent et des instructions, en France mais aussi en Italie, en Allemagne, en Suisse. Dans les rapports qu’elle envoya à son « cher ami Lénine », Clara Zetkin rendit hommage à leur action mais critiqua aussi leur méconnaissance du terrain, leurs rivalités internes, et certaines « actions stupides » du comité exécutif du Komintern dans les politiques de création des partis communistes européens.
Dans les lettres qu’elle envoie à Moscou, Clara Zetkin montre à quel point elle avait intégré les nouvelles exigences de la IIIe Internationale. Rompant avec les pratiques - et même le vocabulaire - des congrès de l’avant-guerre, elle proposait une évaluation des personnalités, à la recherche de « camarades déterminés et loyaux » ralliés au communisme bolchevique et susceptibles de constituer le noyau dirigeant des futurs partis européens. Chez les Français, on trouvait, selon elle, « ce qui se fait de mieux parmi les éléments prolétariens révolutionnaires », mais aussi des « gens sentimentaux », chez qui les conflits personnels prennent le pas sur les analyses politiques. Ils lui semblaient moins dangereux que certains « ânes révolutionnaires » allemands, « imbéciles politiques », « scélérats » pour lesquels elle suggérait un grand « coup de balai ».
Parmi ceux qui avaient déjà fait le voyage à Moscou à l’été 1920 elle préférait le « fiable » Marcel Cachin, député de la Seine depuis 1914 et directeur de L’Humanité depuis 1918, à Louis Oscar Frossard, « politicien à l’ancienne [...] repeint en révolutionnaire ». Elle recommandait Paul Vaillant-Couturier et Marguerite Thévenet, rentrée en France alors que son compagnon Alfred Rosmer était resté en Russie comme membre permanent du comité exécutif de la nouvelle organisation : « Elle a un oeil vif et un bon jugement sur les affaires et les personnes. »
Clara Zetkin réussit à s’éclipser après son discours sans être inquiétée. Son arrivée illégale révélait l’échec cinglant des services du ministère de l’Intérieur. Le commissaire de Tours fut sanctionné, on lança des contrôles aux frontières, depuis le port du Havre jusqu’aux « sentiers de montagne » frontaliers de la Suisse et de l’Italie, diffusant des photos et un signalement qui avaient cruellement manqué à la veille du congrès. Mais elle ne revint jamais en France.
A Tours, le congrès se poursuivit. Zetkin indiquerait par la suite que son discours était arrivé trop tôt, et qu’elle aurait pu « dégainer » plus efficacement contre Longuet en parlant après lui, juste avant les votes cruciaux. Il n’en constitua pas moins l’un des temps forts et de nombreux journaux de toutes tendances titrèrent sur la présence de Clara Zetkin et le coup de théâtre de son arrivée « comme surgissant d’une trappe » (Paris-Midi), « tombée du ciel sans passeport » (Le Gaulois).
Le 29 décembre, la motion d’adhésion « sans réserve » fut adoptée par 69 % des voix. Un second vote confirma la ligne ouverte par Zinoviev et Zetkin en adoptant l’obligation pour chacun de s’en tenir avec discipline aux décisions prises par le congrès, sans imposer d’exclusion, mais entraînant aussitôt le départ des « longuettistes » et de la droite du Parti. La voie était ouverte à la scission le lendemain entre « la vieille maison » SFIO (Léon Blum) et le nouveau Parti socialiste - Section française de l’Internationale communiste (qui deviendrait le Parti communiste français). Frossard en fut désigné secrétaire général (il démissionnerait dès 1923). L’Humanité, le journal de Jaurès créé en 1904, en devint l’organe de presse. La SFIO n’en survivrait pas moins, ainsi que la IIe Internationale.
Le « système de Moscou »
Durant le congrès, si personne n’osa critiquer ouvertement l’intervention de Clara Zetkin, figure tutélaire et courageuse du monde socialiste, dont l’action en sous-main restait d’ailleurs inconnue de la plupart des militants, la brutalité du télégramme de Zinoviev et les rumeurs de présence d’émissaires secrets soulevèrent l’inquiétude. Plusieurs orateurs dénoncèrent une « ombre qui plane sur le congrès », une « surveillance occulte », et plus précisément le fait que « les « ordres [étaient] donnés par Moscou ». Choisir l’Internationale communiste, était-ce rallier une « Internationale russe » ? Le 27 décembre, Léon Blum avait, dans un discours qui allait faire date, disséqué le « système de Moscou », tant dans son idéologie que dans ses pratiques de clandestinité et de dictature de « quelques chefs ».
Le lendemain, Clara Zetkin tenta de rassurer : « Un Parti, constitué par les 21 conditions, loin d’anéantir l’autonomie nationale, sera une source de vie et de force pour les actions nationales et internationales. » S’appuyant sur la tradition du mouvement ouvrier français, elle ironisait sur la peur du « knout » moscovite, projetant habilement son auditoire vers l’avenir : « Vous n’allez pas écrire ici de l’histoire, mais vous allez en faire. »
La « Bochesse révolutionnaire »
Cette confusion entre la nouvelle Internationale et le bolchevisme désormais au pouvoir en Russie alertait, on l’a vu, mais pour d’autres raisons, le gouvernement français. Le dossier de Clara Zetkin à la Sûreté générale fut longtemps conservé au secret au ministère de l’Intérieur dans le « fonds Panthéon » des personnalités les plus surveillées1. En décembre 1921 un arrêté d’expulsion préventif serait émis contre cette « propagandiste dangereuse des théories anarchistes et communistes ». Alors que le traité de Versailles venait d’être signé, « l’agitatrice allemande » incarnait le danger d’un complot alliant deux exclus de l’Europe nouvelle : le « Boche » à peine vaincu et le bolchevik dont la subversion révolutionnaire venue de Russie menaçait de contagion toute l’Europe.
L’ennemi extérieur rencontrait l’ennemi intérieur. Le mouvement social massif qu’avait connu la France avec les grèves du printemps 1920 trouvait un écho politique avec ce nouveau Parti communiste, malgré la vague d’arrestations et d’inculpations touchant notamment les leaders du ralliement socialiste à la IIIe Internationale, Fernand Loriot et Boris Souvarine, emprisonnés depuis le mois de mai à la prison parisienne de la Santé pour « complot contre la sûreté de l’État ». Clara Zetkin eut beau rappeler sa lutte de longue date contre le militarisme allemand, sa condamnation de l’occupation de la Belgique et du nord de la France et de la destruction de la cathédrale de Reims pendant la guerre, elle n’en fut pas moins assimilée aux « bocho-bolcheviks ».
Il est vrai que dans ses interventions à Tours, suivant les thèses de Lénine, elle réfutait tout attachement national, appelait à la solidarité des classes ouvrières et renvoyait dos à dos les impérialismes allemand, français et britannique, condamnant l’intervention aux côtés des « Blancs » en Pologne et dans la guerre civile russe. La police française redoutait même que Zetkin fasse la jonction entre communistes français et allemands, facilitant l’envoi de « communistes de couleur » pour subvertir les troupes coloniales françaises qui occupaient les rives du Rhin depuis 1919.
On se situe ainsi au moment précis de la construction d’un imaginaire anticommuniste articulant les réalités avec les angoisses nationales et impériales, sociales et politiques, souvent antisémites. Le 30 décembre 1920, des députés d’extrême droite interpellèrent au Parlement le ministre de l’Intérieur Théodore Steeg. Ils dénonçaient violemment les « incapables » qui avaient laissé passer Clara Zetkin et livraient la France aux étrangers, « Levantins », « Israélites », faisant l’amalgame entre l’immigration économique, la criminalité et le danger révolutionnaire. Si Marcel Cachin tenta de défendre « son amie », Xavier Vallat s’exclama à la tribune : « Je demanderai à M. le Ministre de l’Intérieur quelles mesures il compte prendre pour protéger notre pays contre l’invasion d’une foule d’indésirables en général et contre l’invasion de certains propagandistes bolchevistes et, en particulier, même lorsqu’elle se présente sous les apparences d’une femme âgée et, à certains égards, parfaitement respectable. Les soldats de France font taire les Berthas : il appartient au gouvernement de la République de fermer la bouche aux "Clara". » Ce jeu de mots douteux entre le prénom de la socialiste et les canons allemands surnommés « grosse Bertha » reçut de « vifs applaudissements prolongés » et fut repris par Léon Daudet en première page de L’Action française, qui avait déjà dénoncé la « Bochesse révolutionnaire ».
La misogynie ordinaire délégitimant les quelques femmes connues alors en politique se déployait plus largement contre Clara Zetkin, qui avait joué un rôle clé dans la naissance d’une Internationale socialiste des femmes. La presse conservatrice décrivait une « harpie », « coléreuse, frappant du pied », « vieillie », « grassouillette », donc peut-être finalement moins dangereuse que son rôle dans le complot communiste déployé à Tours n’aurait pu le laisser penser. Du reste, celle-ci avait de son côté utilisé son apparence rassurante et ses cheveux blancs pour passer les contrôles policiers...
Après s’être éclipsée du congrès de Tours, Clara Zetkin continua sa tournée des congrès socialistes, où elle intervint, selon le même procédé spectaculaire, à Differdange, au Luxembourg, le 1er janvier 1921 et à Milan en octobre 1921. Elle termina en juin 1933 sa vie tout près de Moscou, où les communistes français la visitaient régulièrement. Staline et son bras droit Molotov portèrent l’urne qui contenait ses cendres, tandis qu’André Marty, présent à leurs côtés sur la place Rouge, rappelait son combat pacifiste et féministe comme son rôle dans la victoire sur le réformisme, les « social-chauvins ».
En France, le discours de Clara Zetkin conserva une place dans la mémoire officielle du Parti communiste, figée par l’ouvrage de Jean Fréville La nuit finit à Tours (1950). Le PCF sollicita, en 1970, les derniers témoins de l’intense émotion soulevée par son apparition, mais sans vouloir trop insister sur l’intervention de l’Internationale moscovite dans la naissance du communisme français. De nouvelles archives pourront sans doute préciser son rôle exact dans les coulisses du congrès de Tours.