L’Île Maurice possède une grande tradition du livre. Le premier roman publié dans l’hémisphère sud le fut à Maurice (à l’époque Île de France) en 1803 : Sidner ou les dangers de l’imagination de Barthélemy Huet de Froberville. Cette originalité s’explique par une tradition déjà ancienne de l’imprimerie avec l’introduction de celle-ci à Port Louis en 1768, à l’initiative de l’intendant Pierre Poivre. Puis, tout au long du 19ème siècle, on doit à l’imprimerie du cernéen la publication d’un certain nombre d’ouvrages. La fondation en 1915 par le mécène Thomy Esclapon de la General Printing and Stationery, et d’un prix de l’édition, permet durant l’entre-deux-guerres, la publication de 120 auteurs dont beaucoup de grands noms de la littérature mauricienne. En parallèle, dès le début du XIXème siècle, l’Île Maurice disposait de librairies - cabinets de lecture où l’on pouvait trouver des ouvrages en provenance d’Europe. Cette tradition de l’écrit subsiste puisque les ouvrages mauriciens sont souvent d’une qualité esthétique et plastique remarquable.
Le recensement des ouvrages produits à Maurice, toutes disciplines confondues, donne le chiffre de 1747 productions entre 1996 et 2005, hors réédition et réimpression. Le nombre d’ouvrages édités a été multiplié par 6 en 10 ans : de 56 livres en 1996, la production interne est passée à 123 livres en 1999, à 227 livres en 2003 puis à près de 400 en 2005 (1). L’édition mauricienne indépendante est plus prolifique que la coloniale. En effet, Auguste Toussaint (2) recensait 1630 livres publiés entre 1811 et 1953, se divisant entre 807 ouvrages de 1811 à 1900 et 823 entre 1901 et 1953 (3).
En comparaison, La Réunion, pour la même période, a édité 1109 ouvrages avec un très fort soutien public à l’édition, mais sans l’apport des ouvrages scolaires (4) et Mayotte ne dépasse pas les dix titres annuels. Aux Seychelles, pays de 83.000 habitants, 24 ouvrages ont été publiés en 2004. Sur le continent, le Congo - Brazzaville comptabilise 1600 titres entre 1962 et 1994. La RDC, fortement peuplée, comptabilise plus de 11.000 ouvrages parus entre 1960 et 2004, et le Maroc édite, annuellement, une moyenne de 1000 titres.
L’édition mauricienne se caractérise donc par un fourmillement éditorial étonnant pour sa taille et sa population, malheureusement peu visible à l’extérieur. À l’image du pays, en pleine évolution, elle est passée d’une production encadrée et limitée d’une colonie britannique de langue française à une édition multilingue, pluriculturelle, ouverte sur le monde et décomplexée, phénomène unique dans les pays francophones du sud. Elle est aussi, malheureusement, en butte aux réalités socio-économiques d’un petit pays isolé où une partie de la population vit encore dans des conditions très difficiles, où l’État n’a pas une grande tradition de soutien à la création et où les éditeurs et auteurs ne peuvent souvent compter que sur eux-mêmes.
La vitalité de la production du livre
Cette explosion éditoriale s’explique par la multiplication des maisons d’édition, l’explosion du nombre d’auteurs et l’intérêt de toutes les communautés pour le fait littéraire.
Les opérateurs du livre
Parmi les ouvrages édités par des maisons d’édition, 60,1% l’ont été par des privés, 27,4% par des institutions gouvernementales et parapubliques et 12,4% par des institutions religieuses.
Pendant très longtemps, Maurice n’a compté aucune maison d’édition privée, Jean Georges Prosper écrivait en 1976, « depuis 1803 jusqu’à nos jours, les ouvrages littéraires publiés à l’Île Maurice ne le furent, sauf exception, qu’à compte d’auteur et par des imprimeries. Il n’a jamais existé de maison d’édition à l’Île Maurice » (5). Auguste Toussaint précisait « From 1811 to the present day some 80 book-producing establishments were active in Mauritius. » (6) Tout changea en 1977 avec la création des Editions de l’Océan Indien (EOI). Désormais, l’association des éditeurs mauriciens regroupe officiellement sept membres (7). Les deux maisons d’édition les plus prolifiques et leaders sur le marché sont les EOI (229 titres) et les Editions Le printemps (73 titres) qui assurent leur propre diffusion dans le pays et à l’étranger. Ces deux maisons d’édition bénéficient du marché scolaire puisque plusieurs de leurs titres sont sur la liste recommandée par le Ministère de l’éducation (MIE). Derrière, suivent Vizavi (18 titres), Ledikasyon pu travayer (27 titres), Educational tools Editions (12 titres). A ceci se rajoutent les Editions de la tour, Bartholdi, Immedia, Alma et La maison des mécènes (ces deux derniers membres fondateurs de l’association des éditeurs). Du coté des organismes publics, les principaux sont le Mahatma Gandhi Institute (75 ouvrages publiés de 1975 à 2002 dont 27 titres pour la période concernée), le Ministère de l’Education (31 titres), le Mauritius College of air (10 titres), le Centre Nelson Mandela et le Centre Culturel islamique.
Les coéditions avec des éditeurs européens sont devenues rarissimes, au fil des années. Dans les années 70 et 80, les EOI, par exemple, avaient publié en coédition avec Nathan (4 titres) et des éditeurs britanniques (4 titres dont 2 avec Mac Millan). Par la suite, 4 titres furent édités en coédition avec ARS Terres créoles (La Réunion) entre 1992 et 1999. Depuis, les coéditions les plus récentes se font avec l’Inde, en particulier avec Dhingra book house donnant lieu, en 2005, à la série à succès Mes contes préférés (20 000 exemplaires vendus) qui reprend des contes traditionnels libres de droits comme Aladin, Le chat botté ou La belle et la bête. Une autre coédition avec Star publication pour des dictionnaires trilingues (8) (tirage moyen de 1000 exemplaires), s’est également très bien vendue. Les EOI comptent, toujours par le biais de la coédition, s’attaquer par la suite, au marché indien avec des produits en langue française.
Concernant les autres éditeurs, la dernière coédition en date concerne la collection Le caméléon vert, lancée en Afrique par Edicef en 1999, et qui avait concerné Vizavi (9).
En ce qui concerne les auteurs, on en compte, de 1996 à 2003, 788 pour 1076 ouvrages
dont 351 institutions (associations, ministères, firmes...) et 437 auteurs individuels, chiffre important pour un aussi petit pays où vivre de ces droits d’auteur est difficile... Il s’agit sans doute d’un record : Jean Georges Prosper comptabilisait des origines à 1993 « Deux cent vingt-cinq auteurs... Près de sept cents ouvrages littéraires » pour la seule littérature française il est vrai... (10) Le nombre d’ouvrages édités à compte d’auteurs constitue 20 à 25% de l’ensemble des ouvrages, ce qui dénote également un changement important dans le paysage littéraire puisque, du fait de l’absence d’éditeurs, tous les ouvrages étaient publiés à compte d’auteur jusqu’en 1975.
Les lieux
À la différence de La Réunion où l’essentiel de l’édition est regroupé autour de l’agglomération de Saint Denis, Maurice est l’objet d’un véritable éparpillement éditorial avec 29 villes. La capitale, Port Louis, n’est d’ailleurs pas le lieu principal d’édition et ne représente que 28,3% de l’ensemble des ouvrages (11). Beau Bassin - Rose Hill (siège des éditions de l’Océan indien) est la plus prolifique avec 38,1%, suivi par Vacoa - Phoenix (siège des éditions Le printemps) avec 16%.
L’île de Rodrigues, compte également une maison d’édition depuis 2002 : les éditions Payenké qui ont édité cinq ouvrages à ce jour (12).
Ce phénomène est assez nouveau puisqu’Auguste Toussaint précise dans son étude bibliographique de 1954 : « The place of printing is Port Louis. Very few printing presses were active in other towns and only 18 books bearing the imprints of printing establishments situated in the rural districts are recorded ».
Les domaines
Près de 22,8% de l’ensemble de la production du pays relève de la littérature (contes, poésie, roman, théâtre, nouvelles), suivi par les ouvrages de sciences sociales (21,4% du total). Les ouvrages de religion constituent le troisième pôle d’excellence avec 12,2% des ouvrages déposés à la bibliothèque nationale, juste devant les ouvrages de langues et d’histoire-géographie qui viennent après avec 11,3% chacune.
L’évolution au cours de ces cinq dernières années voit cependant une certaine érosion de l’importance quantitative de ces cinq disciplines puisqu’elles passent de plus de 80% de la production entre 1996 et 2000 à moins de 69% entre 2001 et 2005.
La littérature a vu son importance s’éroder progressivement, voyant sa représentation passer de 26% du dépôt légal en 1996 à 18% en 2005 et la reléguant après les sciences sociales. Les ouvrages traitant d’histoire géographie ont également connu une baisse importante, passant de 13% de l’ensemble des titres produits à la fin des années 90 à 9% lors des cinq années suivantes. Les ouvrages de langue et de sciences sociales restent stables.
L’augmentation la plus spectaculaire reste les ouvrages de science (physique, chimie, mathématique) et de science appliquée (médecine, agriculture, mécanique, bricolage) dont le nombre a été multiplié par 2 lors de ces cinq dernières années passant de 12% de l’ensemble à plus de 20%. Il s’agit d’une réelle nouveauté pour l’édition mauricienne autrefois très littéraire et religieuse.
Les éditeurs mauriciens commencent à éditer des documents numériques : Les aventures de Momo le dodo, premier Cd-rom mauricien pour enfants, Maurice 1900-2000, le temps d’un siècle de Talipot productions et la série des treize ouvrages Cd-rom de Dev Virahsawmy, Devsa, produite par la librairie Le cygne. A ceci se rajoute l’importante production multimédia pédagogique du Mauritius College of air.
(à suivre)
Christophe Cassiau-Haurie, Orane Fabien, Sophie Le Chartier
Centre Charles Baudelaire
Rose Hill - Île Maurice
(Africulture)
(1) Avec la structuration du dépôt légal, les ouvrages recensés ont probablement augmenté mécaniquement.
(2) Bibliography of Mauritius (1502-1954), Toussaint, Auguste et Adolphe, H., Esclapon Limited, Port Louis, Mauritius. Cependant, comme le rappellent les auteurs, cette bibliographie est sujette à oubli et erreur.
(3) Données signalées à titre indicatif : moins peuplée, sans éditeurs, en proie à une censure fortement dissuasive jusqu’en 1832, Maurice ne produisait pas non plus ses propres manuels scolaires.
(4) La totalité des manuels scolaires utilisés par les écoles réunionnaises vient de métropole.
(5) Histoire de la littérature mauricienne de langue française. Jean Georges Prosper, 1994 (2ème éd.), E.O.I.
(6) Bibliography of Mauritius (1502-1954), Op. cit. p.4.
(7) Editions de l’Océan Indien, Educational tools, Vizavi, Federation of pre school, Graphic press, Ledikasyon pu travayer, L’île aux images. Les Editions Le printemps n’en font plus parti depuis 2005. Cf. l’express "L’association des éditeurs voit large", 13 novembre 2006 sur http://www.lexpress.mu/display_archived_news.php?news_id=75881
(8) Cf. Restructuration des Editions de l’OI in Le Mauricien, 07/06/06.
(9) Audrey Raveglia, Le caméléon vert ou l’ambiguïté d’une coopération nord/sud, Africultures, N°57.
(10) Histoire de la littérature mauricienne de langue française, Op. Cit.
(11) À noter que 13 % des ouvrages édités à Maurice ne comportent aucun lieu d’édition.
(12) Successivement : Les délices de Rodrigues (2002), Guides de Rodrigues (2003), Rodrigues, le petit livre (2004), Guides de Rodrigues touristique (2005) et Guide de l’hébergement (2006). Au sujet des premiers essais littéraires à Rodrigues, cf. Rodrigues, l’île désirée, Centre de recherche india - océanique, 1985, Saint Leu (Réunion).