L’Île Maurice : une terre d’édition méconnue - 2 -

30 août 2007

Le dixième anniversaire du National Library Act, créant la Bibliothèque Nationale de Maurice et du dépôt légal est l’occasion de faire un état des lieux de l’édition mauricienne et de son évolution durant cette période. En voici la deuxième partie.

La majorité des ouvrages mauriciens sont écrits en anglais (50,6% de l’ensemble), le français venant derrière (36,3%). Cette situation du français est peu visible pour le grand public, car, les ouvrages littéraires et religieux sont à prédominance francophones : 48% pour les premiers et plus de 60% pour les seconds.

Les langues

La domination de l’anglais s’explique par la présence d’ouvrages de science et de sciences sociales (droit, économie, etc.) anglophones à une très large majorité (85%) et par le fait que depuis 1979, Maurice produit ces propres livres scolaires, forcément anglophones.
Le français est donc passé d’une position monopolistique (13) à un statut de seconde place car de 1821 à 1953, sur 1630 ouvrages recensés par Toussaint, 1334 étaient écrits en français.
Cependant, les chiffres concernant les ouvrages en double version anglaise et française montrent que la première version est, à chaque fois, tirée à un nombre plus important que les livres en anglais : sur l’ensemble de la série à succès Tikoulou, le tirage en français est de 59.050 contre 27.850. Au pays du Dodo, en particulier, a été tiré à 19.000 exemplaires en français et 11 600 en anglais (14). Le tirage en français (3300) des quatre derniers tomes de la série, était même le double du tirage en anglais (1700) et les derniers retirages du mois de mai 2006 de Le trésor de Tikoulou (tome 2, sorti en 2000) et Mystère à la citadelle (Tome 3, sorti en 2001) n’ont concerné que la version française. Dix ans auparavant, L’île gourmande, premier titre édité par Vizavi en double version, était tirée à 1350 exemplaires en anglais contre 1250 exemplaires en français...
La langue créole occupe 3,7% de l’ensemble de l’édition locale. Cette situation n’est pas nouvelle puisque les ouvrages en créole ne représentaient qu’à peine 1% des ouvrages recensés par Auguste Toussaint, qui précisait d’ailleurs que « The books in creole are not the work of "creole" writers but actually of french writers... ».
De nos jours, la diffusion dans cette langue repose sur les épaules de quelques maisons d’édition militantes non subventionnées que sont Ledikasyon pu travayer (LPT), Federation pre school playgroups (FPSP), Bukié banané. De fait, toute baisse d’activité de ces maisons militantes entraîne une baisse sensible de la production écrite créolophone (15). Pourtant, on peut noter l’apparition depuis 30 ans d’une véritable édition en créole. De 1971 à 2001, 240 ouvrages en créole ont été publiés à Maurice, avec une moyenne numérique très stable de 8 par an, dans une production générale en forte hausse. Exception par rapport à l’ensemble (16), seuls 73 livres édités en créole ne concernent pas la littérature, avec une dominante du théâtre (52 ouvrages) et de la poésie (53 œuvres). Le plus grand succès reste le dictionnaire kreol - anglé, édité par LPT en 1984, vendu à plus de 8.000 exemplaires.

Langues orientales

Le tirage moyen est tombé de 2 500 exemplaires dans les années 90 à 1000 de nos jours, avec 30 à 40% de vente la première année.
L’édition en langues orientales n’est, en apparence, pas très développée à Maurice. Auguste Toussaint soulignait déjà que « The actual number of books issued in hindi is probably larger than recorded here, since the law on the registration of books was ignored by oriental printers... (17) ». C’est toujours le cas de nos jours où la production du Hindi speaking union, du Urdu speaking Union ou du Tamil Cultural Center est très rarement déposée à la Bibliothèque Nationale. Les responsables du Hindi speaking Union estime à environ 200 livres publiés en hindi au cours des 30 dernières années.
En effet, l’impression en langues orientales est déjà ancienne à Maurice. Le premier recueil de poèmes en hindi Raspunj Kundalya paraît à Maurice en 1923, et dès 1843, Le Mauricien publiait des avis en tamoul.
Au cours de cette dernière décennie, le nombre d’ouvrages en langues orientales atteint 4,8% de l’ensemble, ce qui représente à peine 80 ouvrages enregistrés avec une pointe en 2004 et 2005 où 42 titres furent édités. La langue orientale majoritaire reste l’hindi, loin devant l’urdu, le tamoul et le bhojpuri.
Plus d’une dizaine d’ouvrages religieux en langue urdu (utilisant l’écriture arabe) ont été édités à Maurice en 2004 et 2005, productions facilitées par la création du Mauritius Urdu Institute. Un seul ouvrage a été édité en chinois, malgré une presse présente depuis plusieurs décennies dans le pays. Enfin, très peu d’ouvrages ont été édités en télégou et marathi au cours des 10 dernières années. Cette production se concentre massivement dans deux domaines : le domaine confessionnel et scolaire où toutes ces langues sont enseignées.
Le nombre d’ouvrages multilingues, pour sa part, est assez faible au vu du riche contexte linguistique : à peine 4% de l’ensemble, ce qui fait 69 ouvrages de 1996 à 2003. La tendance est plutôt d’éditer un même titre en plusieurs versions. Une exception notable reste les 13 ouvrages de la collection Maurice, véritable panorama de la littérature mauricienne, qui édite, en plusieurs langues, des textes de signatures prestigieuses devenues rares à Maurice (18). Quelques éditeurs, comme Vizavi, publient des ouvrages en version bilingue anglais - français (22 titres) comme Le dodo caché, Les jeux du dodo ou Album photo botanique avec à chaque fois un premier tirage moyen de 3.000 exemplaires, supérieur à la moyenne nationale. Les ouvrages multilingues concernent également les langues orientales (6 ouvrages), le créole (28 ouvrages) et quelques ouvrages quadrilingues (bhojpuri - anglais - français - créole), et trilingues (tamoul, anglais, français ou anglais, français et hindi).
Enfin, soulignons que les ouvrages anglais - créole sont numériquement plus importants que les ouvrages français - créole (13 publications contre 4), grâce aux publications du FPSP.
Malgré la domination des langues européennes, on peut donc constater l’apparition d’autres langues du pays, signe extrêmement positif dans un pays aussi communautarisé...

Un environnement hostile à son développement

Malheureusement, si Maurice produit des ouvrages de qualité, si son milieu littéraire est prestigieux (Carl de Souza, Edouard Maunick, Ananda Devi, Malcolm de Chazal...), il reste encore un pays en voie de développement faiblement peuplé, avec un taux d’analphabétisme important (plus de 15%) et où éditer demeure une aventure périlleuse.

Un marché réduit et fragile

Le public intéressé par la lecture reste assez limité dans le pays. Une étude menée en 1997 estimait que 70% des Mauriciens n’avaient lu aucun livre durant l’année écoulée, 7% le font quotidiennement et 7%, deux ou trois fois par semaine (19).
Le pouvoir d’achat reste limité, 73% des acheteurs de livres dépensent moins de 5.000 roupies chaque année (20).
Concernant le marché du livre, il existe peu de chiffres fiables. L’étude de marché lancée par les EOI en 2005 estime les importations d’imprimés (presse, livres, calendrier...) à 300 millions de roupie par an, soit environ 8 millions d’Euros (dont 1,82 million depuis la France). C’est beaucoup moins que la Réunion qui a importé de Métropole pour 25,67 millions d’euros d’imprimés en 2003 (21). Les quelques données communiquées pour le marché interne du livre confirment ce chiffre : un article de Patrick Hilbert dans l’express (22), cite, pour 2004, 250 millions de roupies de chiffre d’affaires annuel pour l’ensemble des librairies du pays avec une domination assez nette de Le printemps (23) (100 millions de roupies de chiffre d’affaires) et des Editions de l’Océan Indien (70 millions pour 5 millions de bénéfice (24)) qui maîtrisent toute la chaîne du livre en étant à la fois éditeurs, diffuseurs et libraires.
Les ouvrages non-scolaires sont imprimés en moyenne entre 500 et 2.000 exemplaires (25). Le marché, reste donc très étroit, même si, incontestablement, ces chiffres sont en hausse par rapport aux décennies précédentes (26). La diffusion se fait essentiellement par le biais des librairies, qui sont au nombre de 66 pour l’ensemble de la République (27) et des grandes surfaces commerciales. Les principales librairies sont Le trèfle, Le cygne, Allot, (rachetée par le groupe de diffusion CODIP), Bookcourt (qui a deux enseignes sur l’île), Le Printemps et les réseaux des 6 librairies Le bookstore des E.O.I. À l’exception de Allot, toutes ces librairies importent elles-même leurs ouvrages, ont leur propre site Internet, et ne dépendent pas de IPBD et CODIP, principaux diffuseurs implantés dans les hôtels et dans les autres librairies.

Best Sellers

Un succès éditorial tourne autour de 6000 exemplaires vendus (28). Le best-seller mauricien reste Tikoulou, véritable phénomène de société avec plus de 65.000 ventes depuis 2006 pour les 9 titres de la série dont 30.000 pour le premier titre Au pays du dodo qui a vu ces 6 tirages successifs passer de 1.500 à 5.000 copies en novembre 2005. Lors des deux salons du livre de jeunesse de La Réunion en 2005 et 2006, Vizavi a réussi à vendre 300 exemplaires de la série de Tikoulou. L’autre phénomène de librairie, Ombres et lumières des EOI, s’est vendu à 20.000 exemplaires en 5 ans. Dans le domaine du parascolaire pour les petits, les chiffres de Educational tools Edition, maison d’édition créée par Nazal Rosunally, tournent autour de 25.000 à 30.000 exemplaires vendus en plusieurs années pour chacun de ses titres, avec des pointes à 40.000 pour le livret musical Lapino lapini (édité en 1996) et pour le manuel Alpha bêta (édité en 1992) (29).
Les réimpressions ou rééditions représentent en moyenne 15% du marché mauricien, principalement des ouvrages scolaires. Au printemps, par exemple, pour 75 titres scolaires, le nombre de rééditions et de réimpressions est de 166, alors que pour les 67 livres non scolaires, le nombre de réimpressions ou rééditions n’atteint que 94. Les exportations en dehors des frontières mauriciennes sont essentielles pour assurer la rentabilité des ventes. Les éditeurs mauriciens en sont conscients et font des efforts dans ce sens. Le printemps réalise 20% de son chiffre d’affaires à l’exportation en particulier dans les pays anglophones ayant le même programme scolaire de Cambridge que Maurice. Les E.O.I en étaient, en 2005, hors coédition, à « 2% de leur C.A pour l’exportation de manuels scolaires et de dictionnaires vers les Seychelles, le Zimbabwe et Madagascar (30) ». En parallèle, les Editions de l’Océan Indien n’hésitent pas à concourir lors d’appels internationaux dans la sous-région et à être présent dans les salons du livre d’Asie (31), comme en 2006, où les EOI ont remporté un contrat de 22 millions de roupies avec les Nations Unies pour la fourniture de manuels scolaires malgaches (32). Le marché français, y compris réunionnais, reste extrêmement difficile à pénétrer. Les éditions Vizavi, par exemple, n’ont vendu que 1500 albums dans les grandes surfaces de l’île voisine durant toute l’année 2005. Ceci est dû à une question de visibilité, de diffusion mais aussi de tirage puisqu’avec une moyenne de 2.000 exemplaires, exporter est difficile. Mise à part Vizavi, aucun éditeur mauricien n’est présent dans le catalogue Afrilivres, organisme qui facilite la diffusion des ouvrages du sud en direction du nord, ni n’est membre de l’Alliance des éditeurs indépendants, regroupement d’éditeurs du sud pratiquant un travail de lobbying en direction des marchés européens. Pourtant selon le Syndicat National de l’Édition (France), Maurice, avec 305.000 euros en 2003 est le 5ème pays francophone exportateur de livres vers la France (33).

(À suivre)

Christophe Cassiau-Haurie, Orane Fabien, Sophie Le Chartier
Centre Charles Baudelaire
Rose Hill - Île Maurice
(Africulture)


(13) Monopole plus fort de 1811 à 1900 (689 français, 107 anglais) que de 1901 à 1953 (645 français, 169 anglais)
(14) Ce titre a également fait l’objet d’une version allemande (2900 ex.) et italienne (1000 ex.), expérience renouvelée en allemand pour Sos requin.
(15) La situation est similaire à La réunion, avec 49 titres (4,68% de la production), et une maison d’édition militante IDIR, qui bénéficie d’aides du conseil général.
(16) Données issues de Langaz kreol zordi : papers on kreol, ledikasyon pu travayer, 2002. ISBN 99903 33 44 0.
(17) Bibliography of Mauritius, TOUSSAINT, Auguste et ADOLPHE, H., Esclapon Limited, Port Louis.
(18) À noter cependant que les Editions Le Printemps éditent toujours les deux premiers ouvrages de Ananda DEVI, que Carl DE SOUZA a été édité chez Vizavi, La tififi citronnelle en 1999 et Bartholdi a édité Cinquante quatrains pour narguer la mort de Edouard Maunick.
(19) Études pluridisciplinaires sur l’exclusion à Maurice, Chap. Pratiques culturelles et inclusion/exclusion. pp. 103-127. Editions de l’Océan indien, 1997.
(20) Brève trouvée sur le site des EOI : 27% des visiteurs achètent plus de 5.000 Rs. de livres par an. http://www.eoi-info.com/index.php?action=article&id_article=439388
(21) Luc PINHAS, Editer dans l’espace francophone, Alliance des éditeurs indépendants, 2005.
(22) L’express, samedi 5 novembre 2005, disponible sur http://www.lexpress.mu/display_archived_news.php
(23) Un sondage en ligne réalisé sur le site des EOI indique les résultats suivant pour les achats de livres : Le printemps : 30%, les EOI : 17%, Le cygne : 8%, etc...
(24) L’Express du 31 mai 2006 précise le chiffre de 77 millions pour 2005-2006 avec un bénéfice de 24 millions de Rs contre 5 millions l’année précédente. Le chiffre d’affaires aurait légèrement augmenté par la suite : 83 millions de roupies (conversation entre l’auteur et le directeur des EOI).
(25) Par comparaison, en Algérie ou au Maroc, les tirages sont de 1000 à 3000 ex. pour les ouvrages de fiction et de 3.000 à 5000 ex. dans le parascolaire.
(26) En 1975, Malcolm De Chazal faisait éditer Sens plastique à 300 exemplaires (Jean Georges Prosper, Op. Cit.)
(27) Directory of libraries, documentation centres and bookshops in Mauritius, edited by Yves CHAN Kam Lon, National library, 2000. ISBN 999-03-72-00-4.
(28) À titre d’exemple pour 2005, Le best of des librairies locales, L’express du 23 avril 2005, visible sur http://www.lexpress.mu/display_archived_news.php?news_id=40470
(29) Entretien avec l’auteur, 08/02/2007.
(30) Cf. Restructuration des éditions de l’Océan Indien, Le mauricien. 07/06/2006
(31) Nouveau départ pour les éditions de l’Océan Indien, L’express. 31/05/2006. http://www.lexpress.mu/display_article.php?news_id=65581
(32) Source : http://www.eoi-info.com
(33) Il peut s’agir de travaux d’impression et de retours de librairie (très rare à Maurice, cependant).


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