« Ce n’est pas l’islamisme qui gêne les Etats-Unis, c’est l’indépendance »

27 juin 2012, par Geoffroy Géraud-Legros

Destruction des régimes laïcs, extension de l’influence des Etats-Unis d’Amérique… Les enjeux géopolitiques dominent le bilan des “révolutions arabes”.

Il y a plus d’un an, dans le feu des révolutions arabes, “Témoignages” s’interrogeait sur les véritables origines d’un mouvement qui, déjà, apparaissait pris entre les stratégies de palais et les menées des mouvements fondamentalistes. Tant les premiers que les seconds, notions-nous, avaient la faveur d’une diplomatie américaine en pleine recomposition. Dans cette nouvelle donne, pour faire face à l’émergence des puissances du monde multipolaire- Russie et Chine en particulier - Washington est amenée à reconsidérer partiellement les options stratégiques de l’ère Bush. Dont, en particulier, le parti-pris d’hostilité générale envers l’Islam issu de la théorie du “Choc des civilisations” et même, semble-t-il, le soutien inconditionnel accordé à la politique israélienne par les “Faucons” de l’entourage du Président républicain. A l’heure où le scrutin égyptien scelle la fin du processus révolutionnaire en Afrique du Nord, nous proposons à nos lecteurs un premier bilan.

Feu sur les régimes laïcs du monde musulman

A première vue, les révolutions arabes qui ont réussi présentent une troublante caractéristique commune : celles d’avoir mis à bas, sans exception, des régimes laïcs construits à l’époque des grands engagements tiers-mondistes… et de leur avoir substitué des gouvernements à l’inspiration religieuse affirmée. En Tunisie, Etat à la laïcité pointilleuse forgé par Bourguiba et berceau du mouvement révolutionnaire, le parti islamiste conservateur Ennahda est désormais au pouvoir. En Lybie, c’est une coalition internationale qui est venue à bout du régime africaniste de Mouammar Kadhafi, et y appuie une sorte de confédération tribale qui, peu à peu, installe un ordre juridique inspiré de la loi islamique. Enfin, en Egypte, le processus électoral vient de porter au pouvoir Mohammed Morsi, candidat d’une organisation séculaire, les “Frères musulmans”.

Transitions négociées

Ces transitions politiques ont un autre point commun. Au-delà de la rhétorique du changement et du langage révolutionnaire qui les entoure, elles se présentent en réalité comme autant de transactions, entre les officines des anciens pouvoirs et l’arrivée aux responsabilités de cadres d’organisations revendiquant l’Islam politique. En, Tunisie, le Parti islamiste conservateur “Ennahda” qui a conquis le pouvoir il y a neuf mois, après une transition chaotique assurée par les anciens cadres du régime de Ben Ali. En Libye, les anciens collaborateurs de Mouammar Kadhafi tiennent le haut du pavé. Une continuité symbolisée par la personnalité de Mustafa Abdel Jalil, ancien ministre de la Justice sous l’ancien régime devenu Président du CNT, qui a le 23 octobre 2011 proclamé l’instauration de la Sharia. C’est sans doute en Egypte que le partage de l’influence entre les dignitaires de l’ancien régime et le nouveau pouvoir est le plus visible. Elu face à l’ancien Premier ministre d’Hosni Moubarak, Mohammed Morsi hérite d’un poste présidentiel très largement vidé de sa substance par les militaires, détenteurs véritables du pouvoir économique. Dans son discours d’investiture, le candidat des Frères musulmans a veillé à rassurer l’armée, et a réaffirmé de manière allusive une continuité de la politique de paix avec Israël, facteur essentiel de la bonne entente avec le protecteur américain.

La diplomatie américaine grande gagnante des révolutions

Un gage donné aux Etats-Unis d’Amérique et à leurs relais occidentaux, qui accueillent décidément avec bienveillance cette dé-laïcisation en œuvre en Afrique du Nord. Le premier chef d’Etat à annoncer sa volonté de travailler avec M. Morsi est d’ailleurs François Hollande, qui a coiffé les USA au poteau dans la course aux congratulations. Les USA, on s’en souvient, avaient bien vite « lâché » Ben Ali et Hosni Moubarak, avant d’aller eux-mêmes abattre Mouammar Kadhafi, par OTAN interposé, malgré les préventions de certains hauts gradés qui s’alarmaient de l’omniprésence de l’islamisme armé au sein du mouvement anti-Kadhafi basé en Cyrénaïque. Comment interpréter ce revirement de la diplomatie US, qui était pourtant le principal soutien des régimes laïcs Nord-Africains, et s’était engagée dans une lutte présentée comme « sacrée », contre l’Islam politique ? Le déplacement des enjeux géopolitiques vers l’Orient, dû à la renaissance de la puissance russe et à la montée de la Chine populaire, explique certainement cette nouvelle distribution des rôles. Assurés de dominer la péninsule arabique grâce au soutien affirmé envers des monarchies autocratiques et à un ordre ultra-religieux, les Etats-Unis voient très visiblement un atout dans le développement de l’islamisme radical sunnite. En témoigne, a contrario le traitement du soulèvement républicain déclenché par la jeunesse du Royaume de Bahreïn. Cette révolte, susceptible de déstabiliser un royaume pro-américain et de menacer le dispositif militaire anti-iranien, n’a pas reçu le label de « révolution démocratique » délivré par la diplomatie américaine aux révoltes du monde musulman, malgré des mots d’ordre favorables aux libertés et aux droits de l’homme sans doute plus appuyés que partout ailleurs. Le mouvement a finalement été écrasé en toute tranquillité par le pouvoir bahreïni, grâce au concours de l’armée saoudienne et à l’accord tacite de l’administration Obama.

Enjeux géopolitiques

A l’analyse, la promotion d’un islam politique « dur », une fois conjurée la figure d’Ousama ben Laden, ne peut que servir les intérêts américains. D’une part, cette stratégie resserre l’étau autour de l’Iran chiite, principal obstacle opposé à la stratégie américaine de contrôle du Moyen-Orient et de ses ressources pétrolières. Une orientation qui explique largement le soutien apporté par l’administration américaine aux islamistes sunnites syriens, contre le régime laïc de Damas, très lié à Téhéran, dirigé par Bashar-El-Assad. De plus, l’exacerbation des tensions religieuses constitue une arme redoutable contre les grands États plurinationaux et multireligieux que sont la Russie, la Chine et l’Inde, trois puissances dont les deux premières au moins menacent ouvertement le leadership mondial des Etats-Unis d’Amérique. Les effets de cette stratégie sont déjà sensibles dans l’agitation à la fois pro-américaine, anti-russe et fondamentaliste au sein des anciennes Républiques « musulmanes » de l’Union soviétique. La politique de déstabilisation touche aussi la Chine : au Xinjiang, des groupes armés financés par les USA et dirigés par des mouvements fondamentalistes exilés en Californie attisent le conflit entre les Ouïgours et les Chinois de l’ethnie Han. En parallèle, le désintérêt de Washington pour les forces progressistes et l’islam politique démocratique dans monde musulman est criant, tout comme apparaît la volonté américaine de détruire les tentatives d’émancipation par le développement. Une orientation résumée de manière lapidaire par l’intellectuel américain Noam Chomsky : « ce n’est pas l’islamisme qui gêne les Etats-Unis, c’est l’indépendance ».

Geoffroy Géraud-Legros

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