Mardi soir sur France 2, quand Chirac “fait l’article”...

La ’mauvaise foi’ des uns et des autres

6 mai 2005

(page 5)

Le président Chirac, mardi soir lors de sa prestation télévisée sur France 2, n’a pas hésité à tenter de culpabiliser les électeurs décidés à voter “non” au projet de Constitution européenne : "On ne peut pas dire “je suis européen et je vote non”. Je vous le dis très franchement : ça n’est pas possible, (...) ce n’est pas honnête". Et de taxer ceux qui ne pensent pas comme lui de "mauvaise foi". En invoquant “l’honnêteté” (et donc la malhonnêteté !) et la “mauvaise foi” d’au moins la moitié de ses concitoyens décidés à aller voter le 29 mai, Chirac offre une intéressante porte d’entrée aux propos qu’il a tenus à l’occasion de cette “session de rattrapage” qui se voulait “pédagogique”. Examinons donc quelques-unes des affirmations présidentielles, en nous interrogeant à notre tour sur la “bonne foi” et “l’honnêteté” intellectuelle de leur auteur.

1. Le projet de Constitution constitue pour Chirac "un rempart contre le libéralisme". À tel point que ce sont d’après lui les partisans du “non” qui laisseraient "le champ libre à tous les porteurs de la philosophie d’une Europe zone de libre échange".
Si les mots ont un sens, et malgré l’opacité des textes soumis aux électeurs, chacun pourra constater au contraire que c’est dès l’article 3 (3 sur 448 !) que le principe du libéralisme économique est sacralisé. Il est explicité au titre des tout premiers objectifs fondamentaux de l’Union européenne, de la façon la plus claire qui puisse être : "L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté (...) et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée" (art ?. I-3-2). C’est ce principe posé d’entrée qui constitue le socle libéral de la construction européenne : tout le reste en dépend. Alors renverser “tête en bas” la réalité des choses, cela relève-t-il de la bonne ou de la “mauvaise foi” du “pédagogue” ?

2. Le projet constitutionnel instaure pour Chirac "une Europe à vocation sociale". "Toute la vocation de la Constitution c’est de tirer le social vers le haut". Il ajoute même qu’il représente "un pas décisif vers une situation plus sociale" (sic).
Ici aussi, c’est dès la première page du volumineux texte reçu dans nos boîtes aux lettres que le rideau de fumée chiraquienne se déchire. L’article I-3-3 dispose que "l’Union œuvre pour (...) une économie sociale de marché hautement compétitive". L’expression sonne bien et peut à la limite résister à une lecture très distraite, mais elle ne tient pas debout, car elle dit dans le même temps une chose et son contraire (1) . L’économie, pour être "sociale", doit permettre les aides, les régulations, les correctifs venant mettre des garde-fous à la loi de la jungle du marché. Or c’est tout cela précisément qui est formellement interdit dans l’économie "de marché", de surcroît "hautement compétitive" ! A-t-on déjà vu la course au rendement et l’obsession de la compétitivité engendrer un plus grand respect des salariés, ou un progrès dans leurs droits sociaux ? Et l’article III-209 est tout aussi mystificateur qui voudrait nous faire croire que "l’amélioration des conditions de vie et de travail (...) et la lutte contre les exclusions" résulteront "du fonctionnement du marché intérieur". Alors, sur le volet social, le président n’a-t-il pas été carrément de “mauvaise foi” ? (2)

3. La notion de service public, a soutenu le président, est "reconnue pour la première fois dans la Constitution" européenne.
On ne peut que réagir en lui disant respectueusement : “C’est faux”. Plongé dans son bain de "concurrence libre et non faussée", le traité n’intègre les "services publics" ni dans les "valeurs" de l’Union - régression majeure par rapport au Traité de Nice qui, lui, les intégrait dans ses "valeurs communes" -, ni dans ses "objectifs". Il reprend la notion de "services d’intérêt économique général" (SIEG) qui figurait déjà dans le Traité de Rome, en les considérant comme des dérogations tolérables, mais sous conditions (3). On voit ici encore combien la pédagogie élyséenne est sujette à caution...

4. Cette Constitution, a affirmé le président, la main sur le cœur, "n’est ni de gauche, ni de droite". Et faisant preuve de la plus rigoureuse “honnêteté” intellectuelle, il a développé ainsi son propos : "Les gouvernements (nationaux, Ndlr) de droite feront des politiques de droite, les gouvernements de gauche des politiques de gauche".
Hors-jeu, flagrant hors-jeu, crie l’arbitre de touche en levant son drapeau ! Comme l’explique avec une grande clarté le professeur Yves Salesse, co-président de la Fondation Copernic (4) , "une Constitution, c’est quoi dans une optique démocratique ? C’est l’énoncé de valeurs communes, l’affirmation de principes fondamentaux, et cela ne doit entrer dans le détail que pour ce qui concerne le fonctionnement des institutions. Or nous avons là un texte qui est d’une tout autre nature : les trois quarts des articles sont la définition très précise de choix politiques, économiques et sociaux, et toujours dans le sens libéral" (5) .
À partir de cette perversion de la "norme suprême", tout ce qui devrait relever du débat démocratique permanent devient comme “intouchable”. Par un tour de passe-passe, ce qui doit être du domaine de la loi a été constitutionnalisé, érigé en règle au-dessus de la politique. Contrairement à ce que prétend Chirac, on ne peut plus changer d’orientation selon les éventuels changements de majorité politique.
La “bonne foi” de Chirac est mise ici encore à rude épreuve. Car il s’emploie à empêcher le citoyen de comprendre que cette Constitution réalise en fait la vieille utopie des libéraux les plus radicaux : mettre l’économie hors de portée du contrôle politique.

5. L’Élysée a retenti de cette envolée présidentielle : cette Constitution "est la fille de 1789". "Elle reprend toutes les valeurs qui sont celles de la France".
Dès son quatrième article (art 1-4-1), la Constitution européenne énumère ainsi les "libertés fondamentales" : "la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement". C’est le credo fondamental du libéralisme pur et dur qui est érigé au rang des "libertés fondamentales". La liberté pour le plus fort d’éliminer le plus faible, en allant toujours plus loin, toujours plus haut. C’est une “innovation” majeure par rapport à la Constitution française, mais une triste innovation, qui interdit en tout cas au président de la République de décréter la filiation avec les valeurs qui sont celles de la France de 1789. Si cette Constitution comme il le dit est la fille de 1789, il ne peut que s’agir d’une fille adultérine. À force d’aller trop loin, à force de vouloir faire l’article, la crédibilité élyséenne s’effiloche.

Nombreux sont les citoyens qui n’ont pas accepté mardi soir ce jeu imposé de la “bonne foi” du “oui” contre la “mauvaise foi” du “non”. Et c’est en fin de compte la “bonne foi” du président qui a été mise sur la sellette.

Alain Dreneau

(1) Cela s’appelle un oxymore, étrange figure de style qui, nous dit le dictionnaire, consiste à placer l’un à côté de l’autre deux mots opposés. Exemples : "cette obscure clarté qui tombe des étoiles" ou encore "un silence assourdissant"... Ce procédé, nous disent les spécialistes, "permet de créer un paradoxe, une métaphore surprenante". "En exprimant ce qui est inconcevable, le poète crée ainsi une nouvelle réalité poétique". Peut-être, peut-être... Mais pas une nouvelle réalité sociale ! Et Chirac est un bien mauvais poète.
(2) Encore un peu et il allait nous dire que "délocalisations d’entreprises" et "alignement social par le haut", c’est du pareil au même...
(3) Ils sont "soumis aux règles de la concurrence" (III-166-2). "Les aides accordées par les États-membres ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence" sont "incompatibles avec le marché intérieur" (III-167-1), et donc interdites.
(4) voir “Témoignages” du 6 avril 2005
(5) Il s’agit de toute la partie III (Les politiques et le fonctionnement de l’Union) qui représentent quand-même 334 articles sur 448 !


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