Pascal Duret, Professeur de Sociologie

La “Task Force” débarque sur la planète Terre

24 mai 2005

(pages 4 & 5)

La Task Force ? Non, il ne s’agit pas d’une nouvelle escouade de “rangers” de l’espace, ni d’une équipe de héros aux super pouvoirs, mais d’un groupe d’économistes experts internationaux mandatés par le Conseil de l’Europe. Présidé par l’ancien ministre des Pays-Bas Wim Kok, la Task Force a déjà produit deux rapports édifiants sur l’emploi qui permettent de se faire une idée bien précise de ce que à quoi ressembleront les effets économiques de la Constitution européenne, qui eux non plus ne seront malheureusement pas de la science-fiction si le “oui” l’emporte.

Au niveau de l’emploi, le texte de la Constitution européenne semble prendre la forme d’un paradoxe, d’une part les États gardent leurs prérogatives pour gérer les emplois, d’autre part ils devront tenir compte des lignes directrices élaborées par le Conseil de l’Europe (Art III, 206). Mais la contradiction n’est, en fait, qu’apparente. En effet, les politiques nationales ne devront pas contredire ni la politique économique européenne, ni l’article I-3 qui précise que "la concurrence doit être libre et non faussée" et concerne aussi "la circulation des personnes" (donc des salariés). Le conflit qui oppose actuellement la Commission européenne et le Parlement européen sur le thème du temps de travail hebdomadaire (que la Commission européenne ne veut pas limiter à 48 heures) illustre à l’envie les difficultés qu’à le Parlement européen pour tenir son rôle dans la politique européenne pour l’emploi (1). Il n’est donc pas sans intérêt de se tourner vers les préconisations déjà fournies par la Task Force pour réorienter la politique européenne de l’emploi engagée depuis le sommet de Lisbonne en 2000. Comment ne pas garder en mémoire, que le recul de l’âge de la retraite de cinq ans (tant contesté en France), constituait une des premières suggestions européennes dans le cadre de cette nouvelle orientation ?
Ainsi quand le texte constitutionnel souhaite viser un "niveau élevé d’emploi" (art. III-205), le Conseil européen, dans les faits, entend atteindre cet objectif par l’assouplissement du marché du travail, la généralisation de la flexibilité et du temps partiel. Je cite un rapport de la Task force intitulé “L’emploi, l’emploi, l’emploi” (novembre 2003) "Réduire les obstacles au travail à temps partiel est également une condition nécessaire dans beaucoup d’états membres afin d’augmenter la participation au marché du travail et les niveaux d’emploi". Ou encore, dans le même rapport : "Les États membres et les partenaires sociaux sont invités à examiner, et à adapter si nécessaire, le niveau de flexibilité offert par leur contrat type (de travail) de manière à s’assurer que ces contrats restent attrayant pour les employeurs". Ce qui est précisé par "Les employeurs doivent avoir la possibilité d’adapter leurs objectifs au moyen d’une interruption de contrat sans préavis ni coûts excessifs, une fois que les autres mesures, telles que la flexibilité du temps de travail ou la formation des travailleurs ont atteint leurs limites". L’éloge appuyé de l’adaptabilité au service de l’entreprise colporte sa part d’incohérence. Comment améliorer son niveau de formation si l’on est continuellement obligé de changer son fusil d’épaule ? N’est-ce pas l’effet inverse qui est produit, comme ne le savent que trop ceux qui courent de stages de formation en stages de formation sans voir augmenter notablement leur chance d’accéder à une carrière ? Dans les faits, l’adaptabilité devient synonyme de précarité, de nivellement par le bas de l’employabilité, de culpabilité et de souffrance personnelle accrue pour les perdants de la compétition de l’emploi. Là encore la Task Force conseille sans vergogne et très explicitement "d’abandonner le modèle restrictif d’emploi pour la vie au profit d’un nouveau modèle dont l’objectif consiste à développer la capacité des travailleurs à rester et à progresser sur le marché du travail" (2) . Mais à quel titre pourrait-on se faire une place dans des entreprises que la Task force souhaite de plus en plus spécialisées si l’on est pas soit même un “spécialiste pointu” du domaine ?
La question salariale quant à elle "doit être réglée par la situation sur le marché de l’emploi", soit autrement dit (d’une manière moins allusive et sans faux fuyant), le salaire doit résulter simplement de la rencontre entre l’offre et la demande de travail, sans référer à toute forme de régulation par l’État jugée superflue. Si l’"aide sociale" (le chômage) en cas de perte d’emploi est un droit reconnu par le projet de texte de Constitution, (art. II-94), elle doit être, elle aussi, comprise à la lecture des recommandations émises par la Commission et le Conseil européen. Le rapport de la Task Force déjà cité rappelle par exemple qu’il "faut rendre le travail intéressant financièrement", et que "les trappes à chômage - c’est-à-dire le fait que les chômeurs n’ont pas d’incitation à renoncer aux indemnités de chômage au profit d’un emploi - reste un problème sérieux dans beaucoup d’États membres". Loin d’espérer qu’un tel constat amène à revaloriser les salaires, il faut craindre au contraire que les “minima sociaux” soient diminués pour ne pas entrer en concurrence avec les bas salaires.
Les écrits de la Task Force prennent vraiment parfois les lecteurs pour des enfants. Comment des experts si qualifiés ont-ils pu servir une telle bouillie premier âge qui, mélangeant la bonne santé des entreprises et de leurs actionnaires avec celle de leurs employés comme le petit pot Blédina mélange poireaux et carottes, aboutit à la conclusion que si les entreprises font du profit alors leurs employés se portent comme un charme. Et ce sont évidemment les laudateurs d’une telle confusion, indifférents aux plus élémentaires règles de rigueur intellectuelle (sans mêmes parler de rigueur scientifique) qui accusent ceux qui ont l’audace d’en parler de faire preuve de parti pris. Cependant les rapports de la Task force ont un intérêt incontestable : celui de montrer avec clarté et sans fard que le libéralisme n’est pas une maladie de jeunesse de l’Europe, l’équivalent de la rougeole ou des oreillons pour les enfants, par laquelle il faudrait bien passer, mais bien une pathologie récurrente et chronique contre laquelle il faudra sans cesse lutter. Lutter avec de rares occasions d’être entendu alors autant ne pas rater celle du 29 mai. Le texte de la Constitution européenne est certes un compromis et à ce titre rien de plus normal qu’il ne soit pas idéal. Mais, qui va négocier pour un texte plus satisfaisant ? Sûrement pas T. Blair, ni S. Berlusconi, ni J. Chirac. Après les dernières élections en Allemagne on voit mal, J.L. Zapareto tirer à lui tout seul le projet plus à gauche. Raison de plus pour ne pas laisser passer l’occasion du 29 mai et refuser d’entériner pour une cinquantaine d’années le rapport de forces politique actuel.

Pascal Duret,
Professeur de Sociologie,
Directeur du Curaps

(1) Voir le dossier dans Le Monde du 13 mai 2005.
(2) “Relever le défi, la stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi”, rapport de la Task Force, Nov. 2004.


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