Raymond Mollard, conseiller régional

Le 29 mai : changer de vérité, ou changer de peuple ?

24 mai 2005

(pages 4 & 5)

Pendant plus de trois mois, d’avril à juillet 2003, nous avons défilé par dizaines de milliers dans les rues des principales villes de La Réunion pour nous opposer à la casse de l’École Républicaine et au démantèlement du système de retraites que s’était donné la Nation depuis la Libération.
Raffarin et son gouvernement (notamment M. de Robien, qui fut le premier à se déshonorer par le refus du dialogue et le choix de la répression), ne nous ont répondu que par le mépris, les sarcasmes, les charges de gardes mobiles, les grenades lacrymogènes, les inculpations et les procès engagés à l’encontre de certains des manifestants.
La droite locale, et notamment ses parlementaires, répondant avec une belle unanimité à la voix de son maître, apporta comme on s’en souvient son soutien entier à cette ignominie : non qu’elle fût persuadée du bien-fondé du travail de gangsters accompli par ses grands chefs blancs, mais parce que, de tout temps, elle a pour sa part compris qu’il ne fallait pas "doné in koudpié dans son zasiette manzé". On voit aujourd’hui qu’elle a réussi à faire partager par d’autres ses convictions alimentaires, ce qui l’amène à rajouter quelques sièges à ses repas de famille. Félicitations. Quoique, à se retrouver si nombreux autour de la même gamelle, on risque parfois d’en ramasser une plus grande...
Bref, la démolition s’est poursuivie à marche forcée, malgré l’extraordinaire mobilisation qui, au long des mois, a fait descendre dans la rue les personnels enseignants et non enseignants, les retraités actuels ou futurs, les chercheurs, les lycéens, et bien d’autres catégories : les TOS furent "décentralisés" (!), la sécurité sociale "réformée" (!), et la promulgation de la loi Fillon sur l’École, ou l’affaire du Lundi de Pentecôte, ne constituent que de nouvelles étapes de la même offensive.
Le sort en était bien jeté : dans le sillage du panache immaculé d’un président élu à plus de 80 %, appuyé sur ses panzers de droite comme de gauche (c’est l’éléphant Pierre Mauroy qui proposa le premier la décentralisation des TOS, et de bien d’autres...), le credo libéral s’est attelé au nettoyage social comme d’autres se sont consacrés au nettoyage ethnique. Il fait table rase des "avantages acquis", ces répugnants vestiges d’un passé honteux, et ouvre largement la voie à la sacro-sainte "concurrence libre et non faussée", par laquelle les peuples de l’Union Européenne auront la chance de recevoir l’onction, et d’accéder par ce baptême à la révélation de la Mondialisation, dans laquelle ils trouveront l’inépuisable jaillissement d’une eau qui étanchera toutes leurs soifs. Malraux nous avait déjà, c’est le cas de le dire, tuyautés : le vingt-et-unième siècle sera religieux ou ne sera pas...
Mais dans une démocratie, le moment vient toujours où les gouvernants et ceux qui les soutiennent ont rendez-vous avec leur propre vérité. Et ils n’ont plus alors d’autre alternative que de changer de vérité, ou changer de peuple. Nous y sommes. Le 29 mai sera ce moment du carnaval où la folie du corso et le clinquant des paillettes se figent brusquement, ou chacun doit retirer son masque et montrer qui il est. Spectacle édifiant à coup sûr, mais à déconseiller aux enfants et aux âmes sensibles !

Inutile de tout lire pour comprendre l’essentiel

Point n’est besoin, même si nombre d’entre nous l’ont fait, de s’immerger dans les eaux glauques d’un traité comportant 448 articles, suivis de 36 protocoles, de deux annexes et d’un acte final, pour se faire une idée des lendemains radieux que ce texte nous prépare. Il faut au contraire s’élever au-dessus de ses miasmes technocratiques (les vrais amateurs regretteront bien sûr le yin et le yang des décisions prises "à la majorité qualifiée", ou "à l’unanimité", ou des exceptions qui confirment la règle sans préjudices des cas où la règle consiste en l’exception...) pour en saisir ce message essentiel : les êtres, les idées, les principes, sont des billevesées qui n’ont aucune valeur "en soi", mais seulement une valeur marchande. Et tout est marchandise : le travail, la production, les biens, l’énergie, les arts, la culture, la naissance, la vieillesse, le sucre, les chaussettes, l’amour, la mort, peut-être même l’éternité (le texte reste obscur sur ce point, l’héritage chrétien étant resté rangé dans l’arrière-boutique).
L’économie sociale de marché guide désormais les peuples vers leur nouvel Orient, et trace un parcours initiatique qui débouche, en sa forme suprême, sur l’économie sociale de supermarché, laquelle permet au PDG de Carrefour de quitter le navire avec un jackpot de 38 millions d’euros, tandis que ses caissières (comme à Port-de-Bouc, dans les Bouches-du-Rhône) sont en grève depuis des semaines pour obtenir quelques euros de plus en fin de mois. Inconséquente piétaille, qui n’a pas compris qu’il y aurait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus : on ne sort pas de la prophétie de Malraux...
Quant aux Services Publics, qui sont, avec les cuisses de grenouilles, la spécialité française qui soulève le plus de nausées chez les dirigeants européens de droite comme de gauche, le saint chrême libéral les rebaptise en "SIEG" (Services Économiques d’Intérêt Général), ce qui leur permettra de survivre sous une vague coloration wagnérienne, mais à la stricte condition de demeurer “non” rentables, faute de quoi les walkyries de la concurrence les ramèneront au triple galop dans l’écurie des valeurs marchandes. On voit par là quel gain considérable s’annonce pour notre industrie touristique. De même qu’en Afrique du Sud on visite les Bochimans dans leurs réserves, nos “Nouveaux touristes mondialisés” viendront, le cœur ému, photographier en France, dans les bureaux de poste, les écoles ou les gares restantes, quelques fonctionnaires résiduels s’affairant à de mystérieux rituels, parqués derrière les barreaux rouillés que leurs ancêtres avaient eux-mêmes forgés à l’aube des temps, et baptisés de façon prémonitoire "grilles indiciaires".

Des problématiques sans réponse

Trêve d’ironie, ce sont bien là les perspectives auxquelles nous conduisent les choix de société portés par le projet de Constitution élaboré par M. Giscard d’Estaing, applaudi par le baron Seillère, et soutenu par Blair, Berlusconi et autres brachiosaures de la ploutocratie européenne. Il nous faut donc, le 29 mai, leur répondre clairement “non”. Leur dire que s’il existe un génie historique de la France, il ne consiste certainement pas en l’art de s’intégrer au troupeau, mais bien de rechercher, seul s’il le faut, des voies originales pour répondre à l’attente des plus démunis, en matière de service public, de justice, de protection sociale, de laïcité, de solidarité, de droit au travail, d’accès au savoir et à la formation pour tous les jeunes, d’accueil des étrangers, de coopération internationale, d’exercice de la citoyenneté, de lutte contre toute discrimination.
Répétons-le avec force : malgré le verni des mots, aucune de ces problématiques ne trouve de véritable réponse, ni même d’approche satisfaisante, dans le projet de Constitution qui nous est soumis. Et qui ne voit, pourtant, que l’Europe ne peut s’en tenir à une définition par défaut du service public ? Ce n’est pas au Marché que la nation doit demander la définition des choix de solidarité, c’est à l’État. Ce qui est moderne et urgent aujourd’hui, ce n’est pas de sacraliser la concurrence en bradant les valeurs économiques, culturelles et sociales sur les rayons de l’hypermarché européen, c’est de clarifier et de conforter le rôle de l’État, pour que la liberté des individus se fonde sur les solidarités collectives dont il est seul garant. La France, et a fortiori La Réunion (menacée par la baisse catastrophique des fonds structurels dès 2006), ont tout à perdre à se noyer dans un ensemble qui tournerait le dos à cette exigence fondamentale.
C’est donc un nouveau champ d’action que doivent se donner dès le 30 mai toutes les forces démocratiques des pays de l’Union Européenne, pour que les tractations de couloirs échafaudées à Bruxelles cessent d’usurper la légitime expression de la volonté populaire.
Encore plus nombreux que dans la rue, et tout aussi unis, nous devons nous retrouver le 29 mai pour dire “non” à l’Europe de Chirac, de Raffarin, et de ceux qui, protégés par leurs golden parachutes au fond de leurs conseils d’administration, tirent les fils de ces marionnettes. Et qui ne font que répondre, à leur manière de soudards, à une autre prophétie, celle de Guy Debord dans sa dernière préface à la "Société du Spectacle" (1992) : "Partout se posera la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècles : comment faire travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ?"

Raymond Mollard
Conseiller régional


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