Cancun et nous

Le ’marché mondial’ est-il une vue de l’esprit ?

L’exemple de la filière canne/sucre dans notre île et dans le monde

13 septembre 2003

D’un point de vue général, concernant le Conseil ministériel de l’OMC à Cancun - dont beaucoup disent qu’il ont peu de chance de déboucher sur un accord -, les pays "en développement" signalent que les engagements pris par ce Conseil à Doha (novembre 2001) n’ont pas été tenus. Les pays du Nord s’étaient engagés à faciliter l’accès de leurs marchés aux pays "en développement", en baissant leurs droits de douane. En "échange", les pays du Sud devaient aussi baisser leurs barrières douanières pour accroître leurs importations. Un échange évidemment inégal, en raison du rapport de forces entre les deux parties et masqué par le crédo libéral selon lequel seul le développement du commerce international peut faire baisser les prix des produits alimentaires.
Les libéraux présentent ces mécanismes comme un moyen de lutte contre la malnutrition dont souffrent plus de 840 millions d’humains à travers la planète. Malgré son caractère manifestement simpliste et fallacieux, ce credo de l’ultralibéralisme fascine les sphères dirigeantes de la planète, qui tentent de l’imposer à travers les règles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
En réalité, les pays pauvres de la planète observent que leur situation s’est encore dégradée depuis qu’ils sont devenus des importateurs nets de produits agricoles.
Selon la FAO, la part des denrées alimentaires dans les exportations des pays du Sud est péniblement passée de 30% à 34% en plus de vingt ans (1974-1997) tandis que la part des produits agricoles dans leurs importations grimpait de près de dix points, passant de 28% à 37%. [1]

Pays exportateurs et importateurs de sucre

Dans le domaine de la production sucrière mondiale, qui intéresse au plus haut point notre île, comment celle-ci est-elle organisée et en quoi consiste le "marché mondial" du sucre ? En quoi et comment l’application aveugle des règles de l’ultralibéralisme, qui voudraient imposer un marché dominé par les dérégulations et le libre échange, menace-t-elle la production sucrière mondiale et donc, notre filière canne/sucre ?
Les économistes définissent le marché comme "le lieu de rencontre de l’offre et de la demande" : de cette confrontation naît "le prix", qui étalonne la valeur d’échange d’un bien considéré.
Depuis trois à quatre décennies, de nombreux pays émergents de la zone intertropicale ont contribué à la croissance forte de la production mondiale de sucre (environ 150 millions de tonnes) et particulièrement de celle du sucre de canne, qui constitue les trois quarts de la production mondiale de sucre.
Les 120 pays producteurs de sucre (de canne et de betterave) produisent d’abord pour satisfaire leur consommation intérieure. Mais certains pays - l’Australie, le Brésil, la Thaïlande, l’Inde… - produisent plus qu’ils ne consomment et comptent parmi les pays exportateurs les plus importants. Ce sont aussi ces pays qui attaquent l’Union européenne devant l’OMC. [2] D’autres pays ont une production intérieure inférieure à leurs besoins et sont importateurs nets de sucre (Russie, U.S.A., Indonésie…).

Originalité européenne

L’Europe a une position particulière puisqu’elle est à la fois importateur et exportateur mondial de sucre. Elle est au 3ème rang derrière la Russie et l’Indonésie pour l’importation, devant les USA et le Japon. Mais à la différence de ces quatre pays, l’Union européenne importe alors qu’elle est largement autosuffisante en sucre.
Avec 5,4 millions de tonnes (14%), elle est le second exportateur mondial de sucre et inclut dans ce quota 1,8 million de tonnes de sucre préalablement importé des pays ACP au prix d’intervention communautaire.
Quant au marché des excédents mondiaux, que les économistes appellent aussi "marché de rebuts", il est caractérisé par des cours très volatils, dépendant d’une adéquation entre l’offre et la demande qui, dans le cas du sucre, reste marginale - elle porte sur environ 40 millions de tonnes, dont 13 millions (35%) proviennent du Brésil, ce qui met ce pays en position de "faire" le prix du sucre excédentaire.
Ce prix est le reflet des énormes inégalités qui marquent la société et l’économie brésiliennes. Si le président Lula, en accédant au pouvoir, s’est donné pour tâche prioritaire de faire reculer la faim au Brésil, cette orientation n’a pas encore produit d’effets visibles dans la politique de ce grand pays pour un rééquilibrage entre consommation intérieure et quotas d’exportation. [3]

Fortes hausses de production

Entre la campagne 2000/2001 et celle de 2003/2004, le Brésil a vu sa production passer de 17 millions à 23 millions de tonnes de sucre. S’il en consomme une grande part, il reste le principal fournisseur d’un "marché mondial" constitué de ses excédents et de ceux des autres principaux pays producteurs.
Dans l’ensemble de l’extrême-Orient et dans le sous-continent indien, la production 2002/03 s’est révélée plus élevée que prévu, d’après l’International Sugar Organisation (ISO). La Thaïlande a augmenté sa production de plus d’un million de tonnes, passant à 7,3 millions en 2002/03 (contre 5,2 millions de tonnes en 2001). Aux Philippines, la production de brut pourrait dépasser les 2 millions de tonnes.
En Chine, les prévisions de production de sucre blanc portent sur 10 millions de tonnes, contre 8,8 millions en 2001/02. L’Inde, dont le niveau de stock atteint la moitié de sa production totale (20 millions de tonnes), envisage de doubler l’objectif d’exportation, qui passe de 1,5 à 3 millions de tonnes pour 2003/04, selon une information du Business Standard datée de la fin août (Bulletin d’information de l’économie sucrière, fin août 2003).

« Une différence de nature de marchés »

Ceux qui, dans le débat mondial sur le rôle et les règles du libre échange, s’opposent à l’Organisation commune du Marché du sucre (OCM sucre) de l’Union européenne, reprochent à cette dernière de maintenir artificiellement un trop grand décalage entre le cours mondial du sucre (entre 200 et 250 euros par tonne) et le prix d’intervention de l’Union européenne, de 619 euros par tonne de sucre blanc - et 557 euros par tonne de sucre brut. [4]
« Cette comparaison serait valable si le secteur sucrier répondait à une organisation des échanges où l’ensemble de la production mondiale était confrontée à l’ensemble de la consommation mondiale pour fixer un prix mondial. Tel n’est pas le cas », explique Jean-François Moser, délégué général du Syndicat des Fabricants de sucre de La Réunion.
« En réalité, le rapprochement des deux valeurs ne traduit pas une distorsion de concurrence, mais une différence de nature de marchés entre des marchés intérieurs régulés et un marché mondial limité aux surplus », ajoute-t-il.

Un marché régulé

Au plan mondial, les deux-tiers de la production sont destinés aux Industries Agro-Alimentaires (IAA), le sucre entrant dans la composition d’une très grande variété d’autres produits alimentaires (boissons, plats, conserves...). C’est ce qui fait la dimension stratégique du sucre, pour toute économie industrielle souhaitant ne pas dépendre d’un seul fournisseur.
Ce caractère stratégique du sucre est ce qui a décidé de la politique européenne, dans son choix de soutenir la production des pays membres (14 des 15 membres de l’UE actuelle sont producteurs de sucre), plutôt que de laisser faire la "loi" de l’offre et de la demande et la concurrence, qui auraient mis la production européenne sous le contrôle des trois ou quatre plus gros complexes, organisant la dépendance d’une majorité de pays membres à l’égard des principaux producteurs.
La politique des quotas et des programmes d’aide aux producteurs visent à préserver la capacité, pour chaque pays membre, de satisfaire sa demande intérieure. Cette organisation caractérise un marché régulé.

Concentrations et monopoles

À quoi conduirait la dérégulation prônée par ceux des pays producteurs (et exportateurs) qui veulent faire condamner l’UE par l’Organisation mondiale du Commerce ? Une étude en provenance d’Afrique du Sud apporte un élément de réponse.
Selon le vice-président de la South African Cane Growers’ Association, seuls quatre pays - toujours les mêmes : le Brésil, l’Australie, la Thaïlande et en partie l’Afrique du Sud, grâce aux bas salaires et à des réglementations environnementales et sociales "moins strictes" - pourraient supporter le choc de la libéralisation du marché du sucre. Cette même source indique qu’en cas de libéralisation, la filière sucre sud-africaine devrait néanmoins réduire ses coûts de production au rythme de 1,5% par an pour survivre (B.I.E.S, juin 2003).
Ceci montre que, loin de répondre aux besoins alimentaires de la planète en confortant les agricultures des pays où ces besoins sont les plus criants et en consolidant l’emploi, les thèses libérales et les discours sur le libre échange préparent des concentrations, des constitutions de monopoles capables d’imposer leurs prix et leurs conditions à travers le monde. Ces options tournent le dos à l’autosuffisance alimentaire et à un développement durable appuyé sur la consolidation des filières.

Question à Jean-François Moser,
délégué général du Syndicat des fabricants de sucre
Selon l’OCDE (juin 2003), les soutiens globaux à l’agriculture, dans les pays membres ont totalisé quelque 338 milliards d’euros, dont 249 milliards de soutiens à la production (31% des recettes agricoles totales de la zone, comme en 2001). Les prix perçus par les agriculteurs ont été en moyenne supérieurs de 31% aux prix mondiaux.

Ceci ne fait-il pas ressortir le caractère nécessaire des aides à l’agriculture ? D’une façon générale -et cela vaut pour la filière sucre- pourquoi les pays bénéficiaires n’en proposent-ils pas l’extension aux pays les plus pauvres, qui ont le plus besoin de protéger leur production ?

- « Tous les pays sans exception ont mis en place des politiques publiques de protection et de soutien de leur production sucrière.

Certains pays reconnaissent leurs politiques de régulation (OCM sucre européenne avec quotas et prix garantis, licences de production aux USA). D’autres pays "habillent" des soutiens indirects (programme pro alcool au Brésil). Il est savoureux de noter à cet égard que les producteurs (planteurs de cannes comme fabricants de sucre) de plusieurs pays membres du groupe de Cairns (prônant en théorie la libéralisation et le démantèlement des aides) - comme par exemple la Thaïlande et l’Australie -, ont ces dernières années demandé et obtenu des subventions directes ou indirectes de leurs gouvernements respectifs (taxes sur les imports, taxes sur la consommation intérieure, prêts bonifiés,...) pour soutenir leur compétitivité.

Dans tous les pays producteurs au monde, le prix sur le marché intérieur est donc encadré par les politiques publiques - qu’elles soient économiques, fiscales, financières, ou douanières - qui régulent le marché du sucre. Ce prix est totalement insensible aux variations du cours mondial. »


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