Anatomie d’une Constitution ultralibérale - 2 -

Le social en peau de chagrin

16 mars 2005

Certains partisans du projet de Traité constitutionnel européen estiment que cette Constitution apporte un “plus” aux citoyens européens dans le domaine social. À l’appui de cette thèse, ils citent notamment l’intégration de la Charte des droits fondamentaux de l’Union dans la partie II du texte soumis à référendum.

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La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reprend pour l’essentiel les acquis de la Convention européenne des droits de l’Homme des droits adoptée en 2000. Celle-ci avait été critiquée pour son flou et la faiblesse des protections qu’elle garantissait au monde du travail. Elle aurait dû être renégociée, de façon plus démocratique ; là voilà confirmée par son inscription dans la Constitution.

1. La définition des droits est lapidaire. Pas de référence au "droit au travail", auquel se réfère le préambule de la Constitution française : ici n’est affirmé que le très ambigu "droit de travailler" II-75.1), assorti de la non moins rocambolesque "liberté de chercher un emploi" (II-75.2). Le droit du travail, son statut, sa durée, les conditions de rémunération ? Rien. La garantie par la puissance publique de la protection sociale ? L’article II-94 se contente d’affirmer le "droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux", sans préciser bien-sûr si cet accès relève de la solidarité ou de l’assurantiel. Le droit au logement ? À la rigueur le droit "à une aide au logement".

2. Ces droits minimaux sont d’autant moins contraignants qu’ils sont en pratique contredits par le reste du texte. Tout est placé dans le cadre d’une stricte concurrence où les politiques publiques sont corsetées par le Pacte de stabilité et où les "services d’intérêt économique général" sont soumis aux règles de la concurrence. La mise en œuvre des droits n’est soumise à aucune obligation dûment constatée : leur "haut niveau" proclamé reste sur le papier.

3. Au total, l’adoption de la Charte "ne crée aucune compétence ni aucune nouvelle tâche pour l’Union" (II-111.2). Les articles de la partie II ne peuvent même pas être invoqués devant une Cour de Justice (II-112.5). L’Europe sociale est un pur ectoplasme.

L’État, oui... mais régalien

La Constitution introduit quelques mesures rendant plus transparent le fonctionnement de certaines institutions européennes. En apparence, il sanctionne le maintien d’une sphère publique censée être égale en dignité aux prérogatives du marché "libre". En fait, s’il conforte l’État, c’est dans sa version régalienne, celle d’un État garant de l’ordre et non de l’égalité.

1. Dégagé de l’essentiel de ses missions de service public (la libéralisation est en elle-même un objectif constitutionnel), l’État est renvoyé au détail de ses fonctions traditionnelles : la Justice, la police et la défense, la monnaie étant placée désormais sous le contrôle de la très indépendante BCE. La volonté de contrôle social, l’idéologie sécuritaire et l’esprit de fermeture de "l’Europe de Schengen" sont prorogés.
Quant à la politique étrangère et de sécurité européenne, elle gagne pour une part en épaisseur, avec l’institution d’un ministre des Affaires étrangères de l’Union. Mais le cadre de son exercice est contestable : "les États membres s’engagent à développer leurs capacités militaires" (I-41.3), et la solidarité militaire entre les États de l’Union s’exerce conformément "aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord" (I-41.7), ce qui suppose que la politique de défense européenne doit être "compatible avec la politique commune de sécurité et de défense définie dans ce cadre" (I-41.2). La paix, valeur théorique de l’Union (I-3.1), par l’accroissement des dépenses militaires et l’insertion dans l’Otan !

2. Le dispositif des institutions politiques européennes est pour l’essentiel maintenu. Le Parlement européen élira le président de la Commission, mais il n’a toujours pas l’initiative des lois. Les citoyens ont le droit de pétitionner "pour soumettre une proposition appropriée" à la Commission, mais celle-ci n’est nullement tenue d’y répondre. La "démocratie participative" affirmée de façon solennelle dans l’article I-47 reste un vœu pieux, faute de moyens concrets de son épanouissement.
Au total, la Commission continue de disposer de pouvoirs exorbitants. Elle est seule à avoir le droit d’initiative des lois (I-26.2). Elle exerce "les fonctions de coordination, d’exécution et de gestion" qui en font un véritable gouvernement de l’Union. Elle contrôle les coopérations renforcées pour les maintenir dans le cadre libéral du droit communautaire. Elle est l’institution centrale de l’Union.
En dehors de la poudre aux yeux participative, le cadre politique général ne change pas. Le socle libéral est promu au rang de valeur démocratique fondamentale, tandis que la pratique intergouvernementale et la régulation par les technostructures restent le mode d’organisation par excellence de l’Union. Privée de la citoyenneté de résidence, soumettant l’immigration à un contrôle tatillon, corsetée par l’omniprésence de la "tour de contrôle" représentée par la Commission, la démocratie européenne ne risque pas de surmonter les désastres de la méfiance populaire.

Un billet sans retour ?

Aucun traité européen n’a formulé, avec autant de cohérence, autant de protections pour la libre concurrence et autant de limites à la marge de manœuvre des États.
Une Constitution définit théoriquement le cadre de l’exercice démocratique et l’équilibre des pouvoirs. Celle-ci entre dans le détail des politiques publiques sectorielles, avec un seul objectif : empêcher, en les dénonçant par avance, les obstacles à la "libre circulation". Toute adaptation conséquente, dans un sens antilibéral ou démocratique, rendra ainsi nécessaire une procédure de révision constitutionnelle.
Or celle-ci constitue un véritable parcours du combattant, où la fonction de filtre principal est attribuée au Conseil européen, où la proposition est examinée par une Convention travaillant au consensus, où le dernier mot revient non aux peuples mais aux gouvernements, où la règle de l’unanimité prime sur toute autre.
Théoriquement, la Constitution prévoit une procédure simplifiée qui ne requiert pas l’unanimité du Conseil pour procéder à la révision (IV-444). Mais pour que cette procédure "simplifiée" soit enclenchée, il faut obtenir l’autorisation... de l’unanimité des États membres !
Il n’y a pas de fin de l’Histoire. Quand bien même cette Constitution serait adoptée in fine, l’action antilibérale ne s’arrêterait évidemment pas. Mais force est de constater que les recherches d’alternatives seraient un peu plus difficiles encore. Mieux vaudrait donc éviter ce fardeau supplémentaire.


Pour la fédération socialiste

Les Réunionnais : des alimentaires

On dit de manière péjorative d’une personne qu’elle est “alimentaire” lorsque sa principale et unique préoccupation est de se trouver de quoi manger quotidiennement.
Depuis le début de la campagne référendaire, les dirigeants de la fédération socialiste usent d’arguments ayant traité à “la bouffe”. Jean-Claude Fruteau a dit, en substance, que voter c’est "donner un coup de pied dans son assiette de mangé".
Avant-hier, reprenant une expression qui lui a été soufflée par Gilbert Annette, il a comparé le projet constitutionnel à une marmite : "le traité, c’est la marmite. La politique, c’est ce qu’on fera cuire dedans. On ne refuse pas une marmite toute neuve par peur qu’on y mette un mauvais carry dedans !".
Il n’y a pas que de la difficulté à trouver de bons arguments dans ces emprunts au vocabulaire gastronomique ou culinaire. Il y a derrière la vision qu’ont les dirigeants socialistes des Réunionnais. Aux yeux de Gilbert Annette ou de Jean-Claude Fruteau, leurs compatriotes sont d’abord des “alimentaires”. Pour eux, ce sont des personnes dont la principale préoccupation est “la bouffe”.
On n’entendra jamais un François Hollande déclarer aux Français que voter “non”, c’est donner un coup de pied dans leur repas. On n’entendra pas un seul dirigeant socialiste national parler de casserole, de poêle ou de fait-tout à propos du projet constitutionnel. Ce que eux ne peuvent pas faire à l’égard de leurs compatriotes, les Annette et Fruteau le font vis-à-vis des Réunionnais.
Pour eux, leurs compatriotes sont des bouches à nourrir et pas autre chose. Et ça, c’est beaucoup plus grave que l’appel des deux hommes à voter “oui” le 29 mai prochain.


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