Étienne Chouard :

les traités européens servent les intérêts de ceux qui les écrivent - 4 -

21 janvier 2008

En 2005, un citoyen comme les autres, Étienne Chouard, professeur au lycée Marcel Pagnol de Marseille, a présenté sur son blog ses analyses du projet de Traité constitutionnel européen. Au cours de la campagne référendaire, son analyse suscite un véritable engouement et son blog devient l’un des plus fréquentés de France. Tranchant avec l’opacité des discours officiels, la simplicité de ses argumentaires touche un vaste public car « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Silvia Cattori a rencontré ce citoyen exemplaire qui revient sur le devant de la scène à l’occasion de la signature du mini-traité européen. Il raconte son parcours et décrit sa vision d’institutions qu’il juge dénaturées.
Retrouvez aujourd’hui la 4e partie de cet entretien.

Silvia Cattori : Votre réflexion rejoint celle que le sociologue Jean-Claude Paye a conduit à propos des libertés fondamentales dans l’Union [2]. Comme vous, il constate que les institutions ont été construites de telle façon que les décisions échappent aux citoyens.
- Étienne Chouard : Effectivement, je ne suis pas le seul à le dire, loin de là, et en fait, tous ceux qui étudient honnêtement les institutions sont scandalisés et regrettent d’avoir trop fait confiance à leurs élus.

Ces sommets, Lisbonne, le G8, ne seraient donc que des mascarades où des dirigeants, entre festins et embrassades, prennent des décisions sans en référer à leurs mandants comme si on était dans un système dictatorial ?
- Ce n’est pas - encore - une dictature car, dans une dictature, il n’y a pas de liberté d’opinion ni d’expression. C’est donc plus soft que cela, c’est poli, c’est joli à voir, c’est en train de devenir totalitaire, mais il y a moins prise à la critique, c’est plus difficile à condamner. Le discours mensonger, inversant les valeurs, Orwell l’annonçait fort bien dans 1984, consistait à dire « la guerre, c’est la paix », « le travail ; c’est la liberté », et le simple fait de le répéter retire des armes aux résistants potentiels. La manipulation par le langage fonctionne bien. Elle demande, de la part des résistants, une formation, un apprentissage de ces manipulations.

Quels outils les partisans du “non” ont-ils pour vaincre ces obstacles ?
- Il y en a un qui sera peut-être assez fort : c’est une requête individuelle auprès de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui ne fait pas partie de l’Union européenne mais dont l’Union a signé la Convention qu’elle doit donc respecter.
La Cour peut être saisie par une unique personne contre un État. C’est une cour qui protège les individus isolés.
Son argumentation est puissante (voyez le site 29mai.eu), je m’en sers déjà à tout propos. La requête consiste à attaquer l’État français pour violation de l’article 3 du protocole 1 de la Convention qui dit que les « hautes parties contractantes s’engagent à garantir à leurs citoyens des élections libres qui permettent un libre choix du corps législatif ».
En fait, notre corps législatif est désormais très largement européen. Et au niveau européen, est-ce que le corps législatif est élu ? Pour l’essentiel, non : nous n’avons pas le choix. Le corps législatif en France, ce n’est pas l’Assemblée nationale : 80% des nouvelles lois qui s’appliquent en France sont des normes européennes automatiquement transposées dans notre droit national, sans vrai débat parlementaire.
Alors, qu’en est-il donc en Europe ?
Au niveau constituant d’abord, c’est une CIG (Conférence intergouvernementale, non-élue) qui écrit et corrige les traités, c’est-à-dire la Constitution européenne (qui cache désormais son nom, hypocritement). Les parlements (les seuls qui soient élus) ne peuvent que ratifier ou pas les traités écrits par des non-élus, en bloc : ils n’ont ni droit d’initiative, ni droit d’amendement : ils sont donc réduits à la portion congrue, alors que ce sont eux qui sont élus !
Au niveau constituant, donc, le pouvoir échappe aux élus.
Ensuite, les lois ordinaires européennes sont écrites par la Commission (non-élue) qui a l’exclusivité et l’initiative des lois, et ces lois sont ensuite discutées et votées par le Conseil des ministres (non-élu) en “codécision” avec le Parlement européen (le seul qui soit élu).
Mais - écoutez bien cela, c’est essentiel - il n’y a pas codécision sur tous les sujets : il y a une quantité de sujets où des non-élus (Commission et Conseil) décident seuls de la loi européenne.
Ces domaines où les exécutifs écrivent ce que j’appelle des lois sans Parlement (c’est plus clair que l’expression chafouine « procédures législatives spéciales ») sont soigneusement cachés, il n’y a pas de liste : demandez donc à vos parlementaires ou à vos ministres ou à vos journalistes de vous dire quelques uns de ces domaines : ils ne les connaissent pas eux-mêmes (ou alors ce sont de vrais bandits de ne pas en parler clairement à tout le monde).
Cette stérilisation progressive du suffrage universel est une raison solide d’attaquer l’État français pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme : nos propres représentants sont en train de vider nos votes de toute force : la démocratie agonise dans un décor factice de démocratie simulée.
Une seule requête suffit, mais en en envoyant des milliers, on crée une force politique en appui d’une requête juridique.
C’est gratuit. Si on perd, cela n’aura coûté que le timbre d’envoi.
De plus, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a intérêt à montrer qu’elle sert à quelque chose, et c’est un cas d’école (inédit) qui pourrait faire jurisprudence.
En tout cas, c’est le seul moyen dont nous disposons, nous, simples citoyens. Tous les autres moyens dépendent de nos représentants, parlementaires et ministres, qui ont montré qu’ils sont décidés à nous flouer. Si on attend d’eux qu’ils nous défendent, on va attendre longtemps, c’est perdu d’avance.
Cette requête donne de l’espoir car la Cour peut bloquer le processus de ratification, le temps de décider sur le fond. Il me semble que c’est une arme puissante, nouvelle.

A suivre...

[2] Lire l’entretien de Silvia Cattori avec Jean-Claude Paye : “Les lois anti-terroristes. Un Acte constitutif de l’Empire”, Réseau Voltaire, 12 septembre 2007.


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