« On ne fera pas l’économie d’une réforme de nos modes de vie »

16 août 2003

Dans son édition de samedi dernier, ’le Figaro’ consacre une large part aux conséquences de la canicule en France. Dans ce cadre, le quotidien parisien publie un entretien avec le le philosophe Dominique Bourg du Centre de recherches et d’études interdisciplinaires sur le développement durable à l’université technologique de Troyes (UTT). Il a écrit plusieurs ouvrages consacrés aux problèmes de l’environnement. Nous reproduisons ci-après cet article.

• La canicule et la sécheresse redonnent une actualité aux préoccupations de Montesquieu : « Ce sont les différents besoins qui ont formé, dans les différents climats, les différentes manières de vivre ». La fameuse « théorie des climats », élaborée au 18ème siècle dans "L’Esprit des lois", est-elle de mise ?
Dominique Bourg - Le schéma que Montesquieu a emprunté au théoricien politique Jean Bodin est, à première vue, bien sûr, daté. Daté et passablement théorique. Son déterminisme saute aux yeux. Il est potentiellement dangereux. Et il a été discrédité par ses récupérations idéologiques ultérieures.
Après tout, cela fait longtemps que les sociétés modernes ne sont plus modelées par leurs conditions climatiques. Ce qui les caractérise, c’est au contraire leur aptitude à agir sur le climat et à le transformer. Au 20ème siècle, le schéma de Montesquieu a été - semble-t-il - définitivement inversé : ce sont les mentalités qui se sont mises à déterminer le climat. Or cette inversion, réelle, risque aujourd’hui de nourrir une illusion typiquement moderne : une illusion de maîtrise totale sur les effets de nos actions.

• Que voulez-vous dire ?
- On risque toujours d’oublier que notre pouvoir sur les systèmes naturels n’est pas de l’ordre de la maîtrise absolue. C’est un pouvoir sans pouvoir sur les conséquences ultimes de son action.

• Et ceci est particulièrement valable en ce qui concerne le réchauffement climatique ?
- Oui. Car les moyens dont nous disposons pour agir sur le milieu atmosphérique sont considérables, mais les conséquences qu’ils engendrent restent imprévisibles dans les détails, et immaîtrisables dans l’ensemble.

• Pourquoi ?
- Lorsqu’on a commencé à accumuler des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, à la fin du 19ème siècle, certains scientifiques voyaient d’un bon œil que l’atmosphère se réchauffe. Car ils tablaient sur une augmentation lente de la consommation. Évidemment, ils avaient tort : le "boom" de la consommation depuis la fin de la Seconde guerre mondiale fait que le phénomène de réchauffement est tout sauf progressif. Les fourchettes prévisionnelles d’augmentation de la température moyenne sur 100 ans fournies par l’IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change, organisme de l’ONU - NDLR) varient de 1,4 à 5,8°C. Un degré d’incertitude dû pour l’essentiel à l’impossibilité de prévoir ce que va être, dans ce laps de temps, l’évolution de notre consommation d’énergie d’origine fossile. À partir de là, le paramètre essentiel qui fonde la précaution, c’est l’irréversibilité du phénomène : si on attend trente ou quarante ans pour agir, lorsque le phénomène sera bien plus sensible qu’aujourd’hui, alors quoi qu’on fasse pendant plusieurs décennies au moins, ça ne changera rien.

• Pourquoi ?
- Parce que l’inertie du système climatique repoussera de plusieurs décennies au moins les effets de nos actions, si vertueuses soient-elles alors. Impossible, donc, d’ici à 2040, de faire l’économie d’une réforme de nos modes de vie. Le compte à rebours a commencé.

• C’est donc que le climat altéré va, par contrecoup, nous forcer à changer... Est-ce la revanche de Montesquieu ?
- Pas encore, mais si on laisse filer nos émissions de CO2 pendant des décennies, le primat du climat sur les mentalités pourrait recommencer, dans une mesure absolument inouïe. À cette différence près que la question ne se posera plus dans les termes culturels que Montesquieu avait envisagés.

• Il ne s’agira plus de départager les zones chaudes où prévaudrait l’instinct de "servitude", et les zones froides où domine le goût de la "liberté" ?
- Non, parce que, dans ce scénario du pire (les hautes fourchettes des prévisionnistes), c’est des régions entières du globe qui deviendraient inhabitables. Si, dans cent ans, il fallait monter jusqu’en Suède pour trouver le climat actuel de Paris et que la Suisse était climatiquement pareille à la Provence actuelle, c’est qu’ailleurs, dans des zones entières de l’Afrique, par exemple, l’œkoumène, c’est-à-dire la possibilité même du séjour humain, serait entièrement compromis. La fatalité inhérente à la "théorie des climats" prendrait un sens immédiatement géopolitique, et l’on pourrait imaginer des guerres pour la survivance.


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