André Oraison, professeur de Droit public à l’Université de La Réunion

Si le plan “B” n’existait pas, il faudrait l’inventer !

28 mai 2005

(Page 5)

Tout récemment, Mme Claudie Haigneré reprenait dans les colonnes du journal “Le Monde” l’ultime argumentation-choc du président de la République, du Gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin. Et des grands partis politiques libéraux - de droite (UMP), du centre (UDF) et de gauche (PS) - pour inciter les citoyens français à "se ressaisir" et à répondre "oui" dimanche prochain au projet de Traité constitutionnel européen. La ministre déléguée aux Affaires européennes déclarait en effet : "Cette histoire de “plan B” n’est... qu’une nouvelle façon d’abuser les Français, de les entretenir dans l’illusion néfaste que l’Europe tourne autour de la France comme la Terre autour du Soleil" (1) .
Dès lors, une question angoissante et obsédante se pose et elle domine de plus en plus le débat politique à la veille de la cruciale consultation référendaire du 29 mai 2005. Les savants rédacteurs du projet de Traité constitutionnel européen auraient-ils donc pensé à tout sauf à imaginer le pire, c’est-à-dire le rejet pur et simple de leur "chef-d’œuvre" par les peuples de certains États fondateurs de l’Union européenne ?
Une réponse positive de leur part à un tel questionnement nous paraît présomptueuse sinon irresponsable. Dire en effet ou laisser entendre qu’il ne saurait y avoir d’alternative ou de plan de rechange à l’actuel projet de Traité constitutionnel européen - une œuvre humaine et, en conséquence, faillible - est tout simplement débile. C’est perpétrer un attentat grossier contre l’esprit cartésien. C’est rabaisser les citoyens du Vieux Continent et tout particulièrement les citoyens français au rang de minus habens.
Pourtant, les faits sont bien là et ils sont têtus. Les réunions publiques de plus en plus passionnées et passionnantes et les débats politiques engagés sur les grandes chaînes nationales depuis plusieurs mois - notamment en France mais aussi dans d’autres pays fondateurs comme les Pays-Bas où le "non" - faut-il le souligner ? - est nettement et durablement majoritaire dans les sondages (à plus de 60%) - ont au moins un mérite. Ils témoignent que les peuples européens ne sont pas des troupeaux de moutons bêlants et dociles, prêts à suivre n’importe qui et n’importe où et à avaler n’importe quoi et n’importe quand ! Quand les responsables politiques prennent la peine de les consulter par la voie la plus démocratique du référendum, les citoyens s’investissent spontanément en pesant les arguments avancés de part et d’autre. Au besoin, ils n’hésitent pas à exprimer leurs réticences, leurs insatisfactions ou leurs craintes légitimes quand ce n’est pas leurs franches déceptions ou leurs colères.

Un “oui” néfaste et un “non” sécurisant

Contrairement aux affirmations de plus en plus désespérées et pitoyables des partisans du "oui" en cette fin de campagne funèbre, il y a bien - à notre très humble avis - au moins une alternative au projet de Traité constitutionnel européen. Concrètement, le choix véritable dans les différents pays de l’Union européenne n’est certainement pas entre le "oui" inconditionnel ou résigné et le "chaos apocalyptique" mais plutôt entre un "oui" partisan à un projet d’Europe ultralibérale avec son cortège de conséquences néfastes pour le "modèle social français" et un "non" qui devrait déboucher sur quelque chose de consensuel, de sécurisant et de plus motivant pour l’ensemble des travailleurs européens (2) .
En vérité, à tous les citoyens-électeurs qui redoutent de bonne foi qu’avec la victoire du "non", on risque d’aboutir au vide juridique et institutionnel en détruisant le processus-même de création d’une Europe unie, nous répondons avec force qu’il n’en est rien. Plusieurs arguments peuvent être avancés. Les voici.
D’abord, si le "non" devait l’emporter, il est clair que le projet de Traité constitutionnel européen perdrait effectivement sa raison d’être. Ce serait assurément une très bonne chose. Son rejet s’impose même dans un but évident d’apaisement. Mais les traités diplomatiques et autres engagements internationaux qui ont à ce jour contribué à enclencher le mécanisme d’unification de l’Europe au cours des cinquante dernières années ne connaîtront pas pour autant le même sort. Ainsi, les mesures spectaculaires contenues dans le Traité de Maastricht du 7 février 1992 sur l’Union européenne créant notamment une Banque centrale européenne (la BCE) et une monnaie unique européenne (l’Euro) dans le cadre de cette Union - deux institutions aujourd’hui entrées dans les mœurs - continueront à s’appliquer pendant une "durée indéterminée" aux États-membres. Elles continueront notamment à s’appliquer à la France, un pays qui est plus que jamais indispensable pour faire avancer l’Union européenne dans la bonne direction et proposer - au besoin et au moment opportun - un nouveau projet de Traité constitutionnel européen.
Contrairement à la thèse martelée par les ultralibéraux et libéraux de toutes obédiences qui ne sont en fait que des pompiers pyromanes, la victoire du "non" ne serait donc pas une catastrophe mais bien un gage d’espérance. En étant le premier grand pays fondateur de l’Union à rejeter sans état d’âme le projet de Traité constitutionnel européen, la France montrerait la voie à suivre aux autres pays membres. Son "non" pourrait être communicatif et contagieux. Il pourrait en effet inspirer d’autres États dans lesquels les populations intéressées doivent également se prononcer par la voie directe du référendum. Nous pensons évidemment à la Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.

La victoire du “non” porteuse de progrès social

La victoire du "non" en France serait également porteuse de progrès social car elle devrait inciter les responsables européens de Bruxelles à renoncer effectivement et définitivement dans un premier temps à tout projet suicidaire de directive sur la libéralisation des services, conçu sur le fameux modèle "Bolkestein" (3) . C’est dire en d’autres termes que l’Europe de demain ne pourrait pas remettre pas en cause le "modèle social français". En toute hypothèse, tout doit être mis en œuvre pour que la nouvelle construction européenne n’aboutisse pas au nivellement des conditions de vie de travailleurs européens par le bas.
La victoire du "non" devrait enfin et surtout permettre de recourir au fameux "plan B" au contenu sans doute imprécis, mais dont l’existence-même a finalement été avouée en fin de campagne - même si c’est du bout des lèvres - par M. Jacques Delors, l’ancien président de la Commission européenne, ancien ténor du Parti socialiste et farouche partisan du "oui" (4)  !
Dans un délai qu’il est par ailleurs bien difficile de préciser mais qui pourrait être raisonnablement compris entre quatre et cinq ans à partir de 2007, c’est-à-dire au lendemain du processus de ratification de l’actuel projet de Traité constitutionnel européen dans les 25 États-membres, l’occasion serait propice pour tout remettre à plat. À "l’horizon 2010", les peuples européens devraient pouvoir élaborer par eux-mêmes une véritable Charte constitutionnelle qui soit à la fois démocratique, neutre et révisable. Ces trois caractéristiques essentielles méritent une série de précisions.
D’abord, un nouveau projet de Traité constitutionnel devrait être conçu et rédigé non par une simple émanation cooptée et donc arbitraire de la classe dirigeante européenne mais par une véritable assemblée constituante, totalement indépendante des pouvoirs en place et élue au suffrage universel direct et secret par les peuples des 25 États-membres. L’objectif principal d’une telle assemblée constituante serait de faire en sorte que soient définitivement écartés tous les principes partisans d’ordre bancaire, commercial, économique, financier ou monétaire visant à ériger l’Union européenne en fer de lance d’une idéologie (quelle qu’elle soit) ! Le résultat est qu’une telle Constitution serait incontestablement plus brève : elle pourrait raisonnablement se limiter à une douzaine de pages et à une centaine d’articles.
Un nouveau projet de Traité constitutionnel européen devrait également veiller à ce que la Charte constitutionnelle soit réellement amendable ou révisable, ce qui implique déjà l’abandon de la règle absurde de la double unanimité qui revient en fait à reconnaître un droit de veto à chaque État-membre et notamment aux entités lilliputiennes comme Chypre, le Luxembourg ou Malte !

De plus en plus de membres mais de moins en moins d’âme dans l’UE

Admettre un droit de veto au profit de chacun des 25 États-membres de l’Union, c’est se prononcer en fait pour le principe de l’immutabilité ou de l’intangibilité du Traité constitutionnel européen et pour sa fossilisation immédiate. Or, les constituants européens doivent se persuader que rien n’est jamais figé pour l’éternité. C’est tout particulièrement vrai dans la société contemporaine qui est entrée depuis trois ou quatre décennies dans une phase de mutation et de crise permanente à la suite des progrès fantastiques de la science et des nouvelles technologies. Faut-il à l’occasion rappeler ici - en ce début de 21ème siècle - la mise en garde de Bouddha qui déclarait, il y a déjà 2.500 ans : "Rappelez-vous bien mes enfants qu’il n’existe rien de constant si ce n’est le changement" ?
Le nouveau projet de Traité constitutionnel européen devrait également faire en sorte que le contenu de la nouvelle Charte suprême de l’Union ne contienne que de grands principes de nature purement constitutionnelle, formulés en termes simples, lisibles et accessibles au commun des mortels, à l’instar par exemple de ceux qui sont gravés dans le marbre de la Loi fondamentale française du 4 octobre 1958.
Le nouveau projet de Traité constitutionnel européen devrait encore veiller à ce que seuls les États du continent européen - sur le plan strictement géographique - puissent frapper à la porte de l’Union et en devenir membres. Ce critérium exclut notamment les pays qui sont ancrés à la périphérie immédiate du Vieux Continent, que ce soit en Asie (la Turquie) ou en Afrique (le Maroc). Si on ne fixe pas de telles limites d’ordre géographique qui nous paraissent tout à fait cohérentes, on risque de s’orienter vers une zone de libre-échange à l’échelle mondiale, ce qui est certainement l’intérêt de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale qui soutiennent l’idéologie de l’ultralibéralisme économique mais pas celui de l’Europe politique. Ne constate-t-on pas déjà qu’il y a de plus en plus de membres mais de moins en moins d’âme dans l’Union européenne ?
Le projet de Traité constitutionnel européen devrait surtout veiller à ce que la nouvelle Constitution européenne soit totalement démocratique dans son contenu en consacrant le principe cardinal de la séparation des pouvoirs, forgé au 18ème siècle par Montesquieu dans "L’Esprit des Lois" et cher aujourd’hui à tous les démocrates du monde entier. C’est dire que le nouveau projet de Traité constitutionnel devrait notamment reconnaître au Parlement européen de Strasbourg - élu au suffrage universel direct et secret depuis 1979 - le droit de faire seul la loi dans un certain nombre de domaines qui restent à définir en commun.
Si enfin on s’oriente dans la nouvelle Union européenne vers un régime de type parlementaire plutôt que vers un régime de type présidentiel à l’américaine, il faut également reconnaître à ce Parlement le droit de renverser - dans certaines conditions - non pas la Commission européenne qui est un simple organe technocratique de préparation, d’impulsion et d’exécution, mais le Conseil des ministres de Bruxelles qui est actuellement un exécutif tout puissant et irresponsable sur le plan juridique (5) .
Voici assurément un plan "B" qui serait relativement facile à établir "à l’horizon 2010" et de nature à réunir le plus grand nombre de suffrages en France comme dans les autres États-membres de l’Union européenne. C’est notre intime conviction.

André Oraison


(1)
Voir Haigneré (C.), "Laurent Fabius l’illusionniste", “Le Monde”, mardi 24 mai 2005, p. 14.

(2) Voir Oraison (A.), "Ne croyez pas aux matins des magiciens : dites “non” au projet de Traité constitutionnel européen", “Témoignages”, vendredi 20 mai 2005, pp. 4-5.

(3) Voir Oraison (A.), "Pour dire “non” à Bolkestein, il faut dire “non” à cette Constitution", “Témoignages”, jeudi 7 avril 2005, pp. 4-5.

(4) Voir son point de vue dans “Le Monde”, vendredi 13 mai 2005, p. 7.

(5) Les grands principes constitutionnels ci-dessus mentionnés ne seront certainement pas démentis par notre génial collègue Étienne Chouard qui, à cet égard, a fait une œuvre pédagogique tout à fait remarquable en détectant les failles de l’actuel projet de Traité constitutionnel européen. Pour ce travail décapant, il faut lui dire mille fois merci.


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