Aminata Traoré, ancienne ministre du Mali, et les rapports Nord - Sud

’Un “non” au référendum du 29 mai et à une Europe ultra-libérale irait comme un gant à l’Afrique’

19 mai 2005

“Témoignages” publie ci-après une interview d’Aminata Traoré parue dans “Libération” du samedi 23 avril dernier. Paul Vergès avait rencontré l’ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali (1) à l’occasion de son dernier déplacement à Bamako pour la session de la Conférence paritaire des parlementaires de l’Union européenne et des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique).
Thomas Hofnung, qui a réalisé cet entretien, souligne qu’Aminata Traoré, militante altermondialiste, ’reproche à la France et à l’Occident une politique économique néo-libérale qui ne se préoccupe que de leurs propres intérêts’.

(pages 5 & 6)

Dans votre livre, vous ne ménagez pas le "président des Français" à propos des crises que traversent les pays dits du "pré carré" africain, comme la Côte-d’Ivoire ou le Togo. Quelles sont les raisons de votre colère ?

- L’Afrique n’intéresse plus les médias français, et les contribuables européens préfèrent aider l’Asie. Les anciennes colonies de la France seraient uniquement source de problèmes... Pourtant, dans les faits, la France compte toujours sur elles aux Nations Unies, on l’a bien vu au moment de la guerre en Irak... Et dans le contexte de la mondialisation, la France libérale a également besoin des pays du Sud, et plus particulièrement de ses anciennes colonies.
On prétend que nous sommes pauvres, mais Paris défend becs et ongles ses parts de marché et nous en fait payer le coût social. Or nos dirigeants ne semblent pas conscients qu’en mettant en œuvre des politiques économiques néo-libérales prônées par des pays comme la France, ils entrent dans son jeu.

Jacques Chirac a multiplié, ces dernières années, les discours sur le développement durable et la nécessité d’aider l’Afrique. Sonnent-ils creux ?

- Il avait suscité beaucoup d’espoirs avec son discours de Johannesburg en 2002 sur le développement durable et ses prises de position sur la guerre en Irak. Nous pensions que l’occasion de s’atteler au déséquilibre des rapports Nord-Sud était venue, ainsi que de réexaminer la politique africaine de la France.
Dans la pratique cependant, le président Chirac œuvre constamment dans le sens des intérêts de la France. Disons d’une certaine France : celle de la finance et du commerce.
Le rêve des gens ordinaires en Afrique n’est pas différent de celui des Français : un emploi décent, un logement, l’éducation, l’accès aux soins de santé... J’aimerais que les Français comprennent que les maux auxquels sont confrontés les Africains dans leurs pays sont liés aux mêmes causes que chez eux.
Tant qu’on ne parvient pas à crever l’abcès de la logique du profit, des investissements et des retours sur investissements, la France ne pourra pas prétendre jouer les arbitres, comme en Côte-d’Ivoire, et vouloir résoudre les conflits à travers l’organisation d’élections libres et transparentes.

Pourtant, Jacques Chirac ou Tony Blair ne cessent de répéter qu’il faut aider davantage l’Afrique. Est-ce de la poudre aux yeux ?

- Oui, parce que les pays riches n’ont tenu aucune de leurs promesses passées, notamment celle formulée il y a trente ans de consacrer 0,7 % de leur PIB à l’aide au développement. Si cet engagement avait été tenu, nous n’en serions pas là aujourd’hui. L’accès de nos produits aux marchés du Nord est toujours entravé par les subventions. Tout au long du règne d’Houphouët-Boigny, ce sont des bureaux d’études français qui se sont taillés la part du lion en Côte-d’Ivoire.
À travers le contrôle exercé sur l’administration ivoirienne, les entreprises françaises se sont vues octroyer des marchés juteux dans la construction de routes, dans le BTP en général... La France a tiré profit de ce pays, comme de la plupart des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest. À l’heure du bilan, est-il normal de demander aux Africains de régler leurs problèmes entre eux ? La France s’interpose pour qu’on ne s’entre-déchire pas... C’est trop facile !

Vous dites en substance que le néolibéralisme est la continuation de la colonisation par d’autres moyens...

- Analyser l’état actuel de la Côte-d’Ivoire seulement à partir de la tentative de coup d’État contre le président Laurent Gbagbo en septembre 2002, ou depuis la mort d’Houphouët-Boigny (en 1993, NDLR), est un non-sens. Il faut se remémorer comment ce pays a été modelé pour mieux huiler les rouages de l’économie française. Aujourd’hui, en ce début du 21ème siècle, les intérêts économiques de la France déterminent toujours sa politique africaine.

Avez-vous le sentiment qu’il existe réellement une "politique africaine" de la France ?

- Je crois même qu’elle est plus cohérente que sa politique intérieure. D’ailleurs, la politique africaine de la France ne varie pas, que la gauche ou la droite soit au pouvoir. Paris entretient des liens de dépendance avec ses ex-colonies et, au final, nous consommons français.
Le marché africain permet d’absorber une bonne partie des biens et services français, donc de résorber une partie de votre chômage et de contribuer à l’équilibre de votre balance de paiement, donc de respecter les critères de Maastricht.
Confrontée à de graves difficultés internes et à la contestation par une partie de l’opinion des politiques libérales, la France n’a pas envie d’ouvrir ce débat chez nous. Pourtant, c’est ce dont nous avons besoin. Un “non” au référendum du 29 mai et à une Europe ultralibérale irait comme un gant à l’Afrique...

Il n’en reste pas moins que c’est le président Gbagbo qui a récemment offert sur un plateau la concession du port à conteneurs d’Abidjan au groupe Bolloré...

- Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais j’observe qu’avant le début de la crise en Côte-d’Ivoire, Bouygues avait fait des propositions moins intéressantes que celles des Chinois pour la construction d’un troisième pont à Abidjan. En Côte-d’Ivoire, la France dispose d’un quasi-monopole, alors qu’elle plaide ailleurs pour plus de compétitivité...
En réalité, elle s’accommode mal de la rivalité avec d’autres pays industrialisés en Afrique. L’Élysée vole au secours des entreprises françaises lors des appels d’offres. Au Togo, au Mali, en Côte-d’Ivoire ou encore au Sénégal, la mondialisation permet surtout à la France de consolider ses positions économiques.

On sent une montée de l’exaspération des Africains à l’égard des “Blancs”. On l’a vu, notamment, en novembre dernier en Côte-d’Ivoire. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

- Parce que les gens réalisent que, au terme de cinquante années de tentative de libération économique et politique, nous nous appauvrissons pendant que les puissances occidentales qui prétendent nous aider continuent de s’enrichir. À travers le panier de la ménagère, ils constatent que nous vivons de restes.
Par le biais des médias, ils perçoivent aussi que la vie des Occidentaux s’améliore matériellement et que les écarts se creusent entre nos deux continents. Qui plus est, nous ne sommes pas les bienvenus. Il est très difficile d’obtenir un visa. Et pour ceux qui y parviennent, les conditions de vie sont telles qu’elles finissent par nous ouvrir les yeux.

Ne surestimez-vous pas l’importance économique de la Côte-d’Ivoire pour la France ? Ses entreprises contribuent certes à 50% du PIB ivoirien, mais son chiffre d’affaires est relativement modeste par rapport à d’autres marchés...

- Ce n’est pas le Pérou, mais les multinationales ne crachent sur rien. On a pris comme prétexte la corruption et la mauvaise gestion, qui sont bien réelles dans nos pays, pour favoriser les privatisations. Celles-ci ont permis à la France de s’accaparer des entreprises publiques qui auraient pu être redressées. C’est aussi l’une des raisons de la colère des Africains.
En Europe, la privatisation des services est au cœur du débat, mais pas chez nous. Est-il juste que des peuples appauvris et meurtris, qui ont cruellement besoin de ces services, soient soumis à leur marchandisation ?
Comment s’étonner que des gens à qui on n’a donné ni éducation ni emploi décent qui leur permette d’accéder à ces biens essentiels, ne s’en prennent pas à un moment donné les uns aux autres ? Ils finissent aussi par croire que les étrangers sont là pour leur ravir leurs richesses.

Selon vous, la crise en Côte-d’Ivoire est liée avant tout aux dégâts du néo-libéralisme.

- C’est un cas d’école, si j’ose dire. Ce pays était la vitrine du système capitaliste français en Afrique de l’Ouest. L’ivoirité (idéologie qui sépare les "vrais Ivoiriens" des "faux", ndlr) est certes une triste réalité, mais il ne faut pas la grossir de telle façon que l’on ne voie plus rien d’autre. Or les accords de Marcoussis, parrainés en janvier 2003 par la France, ne traitent que des modalités des élections.

D’autres questions sont abordées dans ces accords, comme l’accès à la propriété foncière ou l’obtention de la nationalité...

- Mais toutes ces questions sont avant tout liées à la raréfaction des ressources disponibles en Côte-d’Ivoire. Avec la baisse des cours du cacao dans les années 80 sur le marché des matières premières, le pays tout entier s’est appauvri et l’accès à la terre est devenu vital pour tenter de s’en sortir économiquement, générant des conflits autour des exploitations de cacao.
Par ailleurs, les populations de l’hinterland (les pays de l’intérieur) ont souffert de la forme de mise en valeur choisie par l’ex-puissance coloniale. Les colons ont drainé tout à la fois leurs ressources et la main-d’œuvre. Les populations du Burkina Faso et du Mali sont “descendues” vers la Côte-d’Ivoire pour participer à l’exploitation du cacao... Tout était conçu en fonction des intérêts économiques de la France.

Pourtant, quand les dirigeants africains accèdent au pouvoir, ils aident leur famille, leur clan, leur ethnie, avant le reste de la population. N’ont-ils pas une part de responsabilité dans l’appauvrissement de l’Afrique ?

- Nos élites formatées par l’Occident sont avant tout soucieuses de se positionner et de se maintenir au pouvoir. Dans nos pays, la démocratie se résume à la création d’une kyrielle de partis qui n’ont pas de véritable projet politique. Il est impossible de distinguer la gauche de la droite étant donné que la politique économique est partout la même. Ce vide politique est comblé par des relations clientélistes.
Toutefois, l’Afrique n’a pas le monopole du népotisme. Je compare souvent Kabila père et fils (en République démocratique du Congo, NDLR) à Bush père et fils, et cela choque en Occident... Ce qui me navre, c’est le manque d’espace de débat contradictoire chez nous sur la nature du système économique dominant. C’est pourtant à cette condition que nous nous battrons à armes égales avec l’Occident.

Au Togo, des généraux originaires de la même région qu’Eyadéma se sont empressés de confier les rênes du pouvoir à son fils au lendemain de sa mort le 5 février. En Côte-d’Ivoire, au-delà des problèmes économiques bien réels, la crise s’est cristallisée sur l’exclusion de Ouattara du jeu politique pour "nationalité douteuse". Ces questions ne sont-elles pas au cœur des crises que traversent ces pays ?

- Nos dirigeants parviennent à instrumentaliser leurs concitoyens en jouant sur la corde sensible de l’appartenance ethnique. Parce qu’ils n’ont pas de projet. Vous, vous avez dépassé ce stade. Face au problème du chômage et de l’exclusion, vous ne vous en prenez pas les uns aux autres, vous interpellez vos institutions et vos élus. Le jour où nous aurons suffisamment de latitude pour poser les problèmes en ces termes, nous cesserons de nous taper dessus. C’est cet espace de débat qu’il faut créer.
Une société civile est en gestation en Afrique, et elle souhaite qu’on pose les problèmes à un niveau global. Car nos luttes dans le Sud ont peu de chances d’aboutir sans une alliance avec les forces du changement au Nord.

Comment aider utilement l’Afrique aujourd’hui ?

- Il faut la respecter, cesser de lui mentir sur sa propre situation et permettre l’apparition d’une opinion publique africaine. Il faut aussi favoriser l’émergence d’une classe politique qui ne serait pas sanctionnée parce qu’elle n’a pas mis en œuvre telle ou telle politique et cesser de régenter l’Afrique à partir du Nord.
Le désengagement de l’État en Europe dans le cadre du projet néo-libéral entraîne son désengagement de chez nous. Il est remplacé par de nouveaux acteurs, les grands groupes économiques, qui dictent les choix politiques. Nous nous invitons dans le débat en cours chez vous, mais les citoyens français et européens doivent à leur tour intégrer l’Afrique dans le débat européen. Seuls, nous ne pouvons rien contre l’empire du mensonge. Nous nous reconnaissons dans vos luttes. Il va falloir que, vous aussi, vous vous reconnaissiez dans les nôtres.

(1) Née en 1947 à Bamako, au Mali, Aminata Traoré a été formée en France à l’université de Caen, en psychosociologie. Après avoir travaillé à la Conférence des Nations unies sur le développement (CNUD), elle est devenue ministre de la Culture et du Tourisme au Mali (1997-2000). Militante altermondialiste, elle a signé plusieurs ouvrages, dont Viol de l’imaginaire (Actes Sud-Fayard).
Dans son dernier livre (“Lettre au président des Français à propos de la Côte-d’Ivoire et de l’Afrique en général”, Fayard), elle analyse les crises dans le “pré carré” de la France en Afrique à travers le prisme de la mondialisation libérale.


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