Traité constitutionnel européen : ’les fondements du droit constitutionnel sont bafoués’ - 5 -

Un texte qui empêche le Parlement de renverser le Conseil des ministres

15 avril 2005

À travers son exposé, le juriste Étienne Chouard montre comment le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe consacre l’absence de séparation et de contrôle des pouvoirs. Il explique également comment le texte proposé affaiblit le pouvoir législatif face à un Conseil des ministres ’absolument irresponsable’.

(Pages 4 et 5)

Quatrième principe de droit constitutionnel :
une Constitution démocratique garantit contre l’arbitraire en assurant à la fois la séparation des pouvoirs et le contrôle des pouvoirs. (suite)

Le Parlement européen n’a également aucun moyen sérieux de contrôler et d’infléchir la politique menée par l’exécutif. Dans le meilleur des cas, il légifère en codécision (1) . Il y a même une série de sujets qui lui échappent totalement ! (2)

Nombreux sont les "responsables" de l’exécutif européen, à commencer par les commissaires (3) , mais surtout le Conseil des ministres, qui créent des normes contraignantes et n’ont pourtant de comptes à rendre à personne au Parlement. Un pouvoir immense sans contre-pouvoirs.

Le Parlement européen ne peut pas mettre en cause un commissaire, il ne peut que révoquer en bloc la commission et seulement pour un usage pénal, pas pour sanctionner la politique de la commission, ce qui limite considérablement son influence. Le Parlement européen ne peut pas renverser le Conseil des ministres qui est donc absolument irresponsable.

Exemple de la toute puissance des commissaires : le commissaire chargé du commerce international est le représentant unique de l’Union dans toutes les négociations internationales (OMC et autres). À lui seul, cet homme concentre donc un pouvoir vertigineux. C’est à ce titre qu’il négocie l’AGCS (Accord général sur les services, version mondiale de la directive Bolkestein) au nom de tous les Européens, mais dans le plus grand secret : il ne rend aucun compte au Parlement des négociations qu’il mène sur un accord qui va pourtant profondément changer la vie de tous les Européens, et le Parlement ne peut pas lui imposer de rendre des comptes (4) . On peut donc déjà observer des signes tangibles d’une dérive de type tyrannique. Et le "Traité constitutionnel" verrouille pour longtemps un déséquilibre institutionnel qui le permet.

L’affaiblissement du contrôle parlementaire, c’est un deuxième rempart essentiel contre la tyrannie qui disparaît.

C’est ce que, depuis vingt ans, les manuels scolaires des étudiants en sciences politiques appellent pudiquement le "déficit démocratique" de l’UE. Un terme bien anodin pour désigner en fait une trahison des peuples, trop confiants en ceux qu’ils ont désignés pour les défendre.

(à suivre)

Étienne Chouard

(1) Domaines où le Parlement est habilité à légiférer en codécision ("procédure législative ordinaire" de l’art. III-396) :
Art. I-34, §1 : "Les lois et lois-cadres européennes sont adoptées, sur proposition de la Commission, conjointement par le Parlement européen et le Conseil conformément à la procédure législative ordinaire visée à l’article III-396. Si les deux institutions ne parviennent pas à un accord, l’acte en question n’est pas adopté". Pas de liste des domaines de codécision, donc, apparemment : il faut partir à la pêche dans les 850 pages pour trouver les articles qui prévoient la procédure législative ordinaire, et donc la codécision. Voir la note suivante.

(2) Domaines exclusifs, où l’exécutif peut légiférer seul : art. I-34, §2 : "Dans les cas spécifiques prévus par la Constitution, les lois et lois-cadres européennes sont adoptées par le Parlement européen avec la participation du Conseil ou par celui-ci avec la participation du Parlement européen, conformément à des procédures législatives spéciales". Ici non plus, apparemment, pas de liste des "domaines réservés à l’exécutif-législateur" (Montesquieu souffre sans doute dans sa tombe que cet oxymore ose exister), donc : il faut partir à la pêche dans les 850 pages pour trouver les articles qui prévoient une procédure législative spéciale... Ces domaines étant en quelque sorte une zone franche de contrôle parlementaire, on aimerait pourtant savoir simplement quelles sont les matières concernées.
Ne trouvant pas ce que je cherchais dans mes 852 pages du texte original, j’ai trouvé les explications suivantes sur le site http://www.assemblee-nationale.fr/12/europe/rap-info/i1710.asp:

"2) La généralisation de la "procédure législative européenne" :
La Constitution étend sensiblement le champ d’application de la procédure de codécision, désormais nommée "procédure législative ordinaire", qui place le Parlement européen sur un pied d’égalité avec le Conseil de l’Union.
Cette extension conduit à un net renforcement des pouvoirs du Parlement européen puisque 27 domaines d’action de l’Union passent à la procédure législative, et concernent principalement :

- le marché intérieur (art III-24, III-29, III-32, et III-46-2) ;

- la gouvernance économique et l’Union économique et monétaire (art. III-71-6 et III-79-5) ;

- la justice et les affaires intérieures (art. III-163, III-166-2, III-167, III-171, III-172, III-173, III-177) ;

- la Cour de justice (art. III-264, III-269, III-289) ;

- le budget européen (art. III-318, III-319) ;

- les accords commerciaux (art III-217-2) ;

- l’agriculture (art. III-126-1, III-127-2).

Les nouvelles compétences reconnues à l’Union sont toutes soumises à la procédure législative ordinaire, ajoutant ainsi huit nouveaux domaines dans lesquels le Parlement européen légifère sur un pied d’égalité avec le Conseil :

- le sport (article III-182) ;

- la protection civile (article III-184) ;

- la propriété intellectuelle (article III-68) ;

- l’espace (article III-150) ;

- la coopération administrative (article III-185) ;

- les mesures nécessaires à l’usage de l’euro (article III-83) ;

- les sanctions financières contre des personnes ou des groupes criminels (article III-49) ;

- l’énergie (article III-157).
Dans les domaines qui restent soumis à une procédure législative spéciale, le Parlement européen obtient néanmoins un renforcement de ses pouvoirs :

- pouvoir d’initiative et dernier mot sur la loi définissant les modalités d’exercice de son droit d’enquête (article III-235) ;

- procédure d’approbation sur les modalités des "ressources propres" (article I-53 § 4) au lieu d’une simple consultation ;

- procédure d’approbation sur l’extension des droits liés à la citoyenneté (article III-13) ;

- pouvoir de consultation dans plusieurs domaines où il n’avait aucun droit de regard telles que les mesures nécessaires pour faciliter la protection diplomatique et consulaire des citoyens de l’Union (article III-11).
Par ailleurs, le Parlement européen devra être consulté en ce qui concerne :

- la décision du Conseil d’utiliser la "clause passerelle" (article IV-7 bis) ;

- les mesures concernant les passeports, cartes d’identité, titres de séjour, protection et sécurité sociale (article III-9) ;

- le régime linguistique des titres de propriété intellectuelle (article III-68).
Enfin, en matière d’accords internationaux, l’extension de la procédure législative entraînera la procédure d’approbation pour les accords portant sur ces domaines (article III-226)".

On reste sur l’impression qu’il y a encore des domaines où le Parlement n’a "aucun droit de regard" (le seul fait que les concepteurs de l’Europe aient pu imaginer de prévoir ça un jour fait froid dans le dos), mais que personne n’insiste là-dessus... Quels sont ces domaines ? Ce traité est illisible, source de confusions.
Lu sur http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=2157 : "Les 21 domaines dont le Parlement est exclu et où le Conseil des ministres décide seul sont d’une importance décisive : le marché intérieur, l’essentiel de la Politique agricole commune, le Tarif douanier commun, la Politique étrangère et de sécurité commune, la politique économique, la politique sociale, la fiscalité...". Interrogé sur les sources de cette affirmation, l’auteur JJ Chavigné m’a rapidement donné les numéros d’articles précis : "il ne sera jamais écrit noir sur blanc que le Parlement est exclu de la décision. Il faudra comprendre qu’il est exclu lorsqu’un article de la Constitution précisera que c’est le Conseil qui décide et/ou que le Parlement sera simplement consulté. (JJ Chavigné)".
Inquiétante opacité du texte suprême qui devrait pourtant être absolument clair, on voit bien ici pourquoi.
JJ Chavigné continue : "Voilà donc les domaines (ou les parties de domaine) les plus importants où le Conseil décide seul et où le Parlement n’est pas co-décideur : (JJ Chavigné jusqu’à la fin de la note 16)".

Politique étrangère et de sécurité commune
Article III-295 : Alinéa 1 : "Le Conseil européen définit les orientations générales de la politique étrangère et de sécurité commune, y compris pour les questions ayant des implications en matière de défense".
Article III-300, Alinéa 1 : "Les décisions européennes visées au présent chapitre sont adoptées par le Conseil statuant à l’unanimité".
Alinéa 2 : "Par dérogation au paragraphe 1, le Conseil statue à la majorité qualifiée".
Le rôle du Parlement est défini à l’article III-304 : Alinéa 1 : "Le ministre des Affaires étrangères de l’Union consulte et informe le Parlement européen...".
Alinéa 2 : "Le Parlement européen peut adresser des questions ou formuler des recommandations...".

Marché intérieur
Article III-130-3 :
"Le Conseil, sur proposition de la Commission, adopte les règlements ou décisions européens...".

Tarif douanier commun :
Article III-151-5 : "Le Conseil, sur proposition de la Commission, adopte les règlements ou décisions européens qui fixent les droits du tarif douanier commun".

Politique agricole commune :
Article III-231 : Alinéa 2 : "La loi ou loi-cadre européenne établit l’organisation commune des marchés...".
L’expression "Loi-cadre européenne", sans autre précision, signifie que la procédure législative ordinaire, définie à l’article III-396 s’applique. Il s’agit alors d’une co-décision du Conseil et du Parlement européen. Ce qui est un progrès par rapport aux traités précédents.

Mais :
Alinéa 3 : "Le Conseil, sur proposition de la Commission, adopte les règlements ou décisions européens relatifs à la fixation des prix, des prélèvements, des aides et des limitations quantitatives...". Le Conseil décide donc seul, sur proposition de la Commission, des prix, des aides, des quotas...

Fiscalité :
Article III-171 : "Une loi-cadre européenne du Conseil établit les mesures concernant l’harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires, aux droits d’accises et autres impôts indirects, pour autant que cette harmonisation soit nécessaire pour assurer l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur et éviter des distorsions de concurrence. Le Conseil statue à l’unanimité, après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social".

Social :
Il faut distinguer trois niveaux :
1er niveau : domaine de co-décision :
Article III-210-1 :
a- L’amélioration du milieu de travail...
b- Les conditions de travail.
e- L’information et la consultation des travailleurs.
h- l’intégration des personnes exclues du marché du travail.
i- L’égalité entre hommes et femmes.
j- La lutte contre l’exclusion sociale.
k- La modernisation des systèmes de protection sociale, sans préjudice du point c.
2ème niveau : le Conseil décide seul :
Article III-210-3 : "... dans les domaines visés au paragraphe 1, point c, d, f et g, la loi ou loi-cadre européenne est adoptée par le Conseil statuant à l’unanimité, après consultation du Parlement européen...".
c- la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs.
d- La protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail.
f- La représentation et la défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs y compris la cogestion, sous réserve du paragraphe 6.
g- Les conditions d’emploi des ressortissants de pays tiers se trouvant en séjour régulier sur le territoire de l’Union.
3ème niveau : l’Union (que ce soit le Conseil seul ou le Parlement avec le Conseil) n’est pas compétente :
Article III-210-6 :
"Le présent article ne s’applique ni aux rémunérations, ni au droit d’association, ni au droit de grève, ni au lock-out...".
Ce qui rend impossible tout SMIC européen.
Ce qui vide de son contenu l’article II-210-3-f.
Ce qui vide de son contenu l’article II-88 : le droit de grève ne pourra être imposé par l’Union à un État-membre qui ne le prévoirait pas ou le retirait de sa législation. Ce qui a l’avantage de ne pas, non plus, imposer le "lock-out" à une législation nationale qui (telle la législation française) ne le reconnaîtrait pas. (JJC)

(3) Seule la Commission peut être renversée par le Parlement, en bloc : Article I-26, §8 : "La Commission, en tant que collège, est responsable devant le Parlement européen. Le Parlement européen peut adopter une motion de censure de la Commission conformément à l’article III-340. Si une telle motion est adoptée, les membres de la Commission doivent démissionner collectivement de leurs fonctions et le ministre des Affaires étrangères de l’Union doit démissionner des fonctions qu’il exerce au sein de la Commission". Un commissaire peut être "démissionné" par le président de la Commission (lui-même élu par le Parlement) :
art. 1-27, dernier § : "Un membre de la Commission présente sa démission si le président le lui demande", mais ni le Conseil des ministres, ni le Conseil européen, ne sont responsables devant personne.
Le Conseil nomme les membres de la Commission (art.1-27 §2), seul le président de la Commission est élu par le Parlement (art. 1-27 §1). La Commission, qui est ainsi l’émanation du Conseil, sa “chose”, sert donc de “fusible” politique face au Parlement, faisant écran aux Conseils qui ne risquent rien.

(4) Voir le détail de l’humiliation infligée par Pascal Lamy aux parlementaires qui voulaient consulter les documents préparatoires pour l’AGCS dans le livre passionnant de Raoul Marc Jennar, “Europe, la trahison des élites”, pages 64 et s., et notamment 70 et 71.
Voir aussi un passionnant article de Jennar intitulé “Combien de temps encore Pascal Lamy ?”, à propos des deux accords AGCS et ADPIC : http://politique.eu.org/archives/2004/04/11.html.


5 principes bafoués

Dans cette affaire d’État, les fondements du droit constitutionnel sont bafoués, ce qui rappelle au premier plan cinq principes transmis par nos aïeux. Les principes 4 et 5 sont les plus importants.

1. Une Constitution doit être lisible pour permettre un vote populaire : ce texte-là est illisible.

2. Une Constitution doit être politiquement neutre : ce texte-là est partisan.

3. Une Constitution est révisable : ce texte-là est verrouillé par une exigence de double unanimité.

4. Une Constitution protège de la tyrannie par la séparation des pouvoirs et par le contrôle des pouvoirs : ce texte-là organise un Parlement sans pouvoir face à un exécutif tout puissant et largement irresponsable.

5. Une Constitution n’est pas octroyée par les puissants, elle est établie par le peuple lui-même, précisément pour se protéger de l’arbitraire des puissants, à travers une assemblée constituante, indépendante, élue pour ça et révoquée après : ce texte-là entérine des institutions européennes qui ont été écrites depuis cinquante ans par les hommes au pouvoir, à la fois juges et parties.


Référendum : Café citoyen à Saint-Pierre avec ATTAC Réunion

“Europe quand j’écris ton nom”

À l’occasion du prochain référendum, un café citoyen est organisé par ATTAC Réunion à Saint-Pierre le 15 avril à 18 heures chez Juan, à l’étage du 36, rue Désiré Barquisseau (angle de la rue des Bons Enfants) Tél : 0692.09.58.01.
Voici le texte de l’appel diffusé par les organisateurs : "Pourquoi nous devons dire “non” à l’Europe libérale ? Il sera répondu à cette question dans un exposé clairvoyant, analysant et comparant des articles du Traité constitutionnel, les juxtaposant pour nous faire comprendre les enjeux de cette Europe-là où le mot peuple n’est inscrit nulle part, mais le marché est cité 78 fois et la concurrence 27 fois.
Les services publics disparaissent pour être rebaptisés services d’intérêt économique général, dont les missions ne doivent pas éliminer la concurrence etc. Venez nombreux. L’heure est à l’écoute et aux questionnements"
.


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