Traité constitutionnel européen : ’Les fondements du droit constitutionnel sont bafoués’ - 6 -

Un texte qui permet aux exécutifs nationaux de s’affranchir du contrôle parlementaire

16 avril 2005

Dans ce volet de l’exposé du juriste Étienne Chouard sur la répartition des pouvoirs inscrite dans le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, l’enseignant explique qu’avec un Parlement, émanation de la souveraineté populaire, privé de son pouvoir normatif et de son pouvoir de contrôle, les peuples de l’Union européenne s’exposent à l’arbitraire d’un pouvoir exécutif sans contrôle. Les intertitres sont de “Témoignages”.

(page 4)

Quatrième principe de droit constitutionnel :
une Constitution démocratique garantit contre l’arbitraire
en assurant à la fois la séparation des pouvoirs et le contrôle des pouvoirs (suite et fin)

Toutes les conversations des citoyens devraient analyser ce recul historique, ce cancer de la démocratie : dans les institutions européennes, le Parlement, seule instance porteuse de la souveraineté populaire par le jeu du suffrage universel direct, est privé à la fois de son pouvoir normatif et de son pouvoir de contrôle, pendant que la confusion des pouvoirs la plus dangereuse est réalisée dans les mains d’un exécutif largement irresponsable.
C’est la porte grande ouverte à l’arbitraire.
Comment les analystes et commentateurs peuvent-ils glisser là-dessus comme si c’était secondaire ? C’est l’Europe à tout prix ? N’importe quelle Europe ? Même non démocratique ?! On n’a pas le droit d’en parler sans être qualifié d’anti-européen ?
On nous dit : "ce texte est meilleur qu’avant, il faudrait être idiot pour refuser de progresser". C’est masquer qu’avec ce texte, on ne ferait pas que progresser : on figerait, on bloquerait, on entérinerait, on renforcerait, on donnerait pour la première fois une caution populaire aux auteurs du texte qui s’en sont dispensés jusque-là, on voit pour quel résultat.
Même mieux qu’avant, le texte proposé est absolument inacceptable, très dangereux.
Montesquieu doit se retourner dans sa tombe.

Un rempart fondamental en danger

Les partisans du traité présentent comme une avancée majeure le fait que désormais, avec ce texte, le Parlement votera le budget (1). Est-ce qu’on se rend compte de la gravité de la situation ? Aujourd’hui, le Parlement européen ne vote même pas le budget ! Il faut garder à l’esprit que, si le Parlement est faible, ce sont les citoyens qui sont faibles.
L’avancée (réelle) sur le budget est une manœuvre qui ne doit pas masquer l’inacceptable faiblesse : si les citoyens valident eux-mêmes que leur Parlement n’ait définitivement pas l’initiative des lois, ils se font politiquement hara-kiri.
Triste paradoxe que ces peuples, mal informés, qui acceptent eux-mêmes le recul du contrôle parlementaire, c’est-à-dire du rempart fondamental qui les protège de l’injuste loi du plus fort.
Il deviendrait alors inutile, pour les citoyens, d’avoir une réflexion et une opinion politique dès lors que disparaîtrait la courroie de transmission du Parlement (la seule qui transforme nos opinions politiques individuelles en décisions et en normes juridiques générales).

Quelle initiative populaire ?

Ceux qui claironnent la naissance d’un référendum d’initiative populaire à l’initiative d’un million de citoyens (2) sont des menteurs ou ne savent pas lire : le traité ne définit qu’un misérable droit de pétition sans aucune force contraignante pour la Commission qui n’est qu’invitée à réfléchir et qui peut parfaitement jeter la proposition à la poubelle sans se justifier (3).
De la même façon, les beaux principes généraux et généreux, claironnés partout, privés de leurs modalités pratiques d’application, n’ont pas de force contraignante et font ainsi illusion.
Partout, ce texte est en trompe-l’œil pour masquer une maladie mortelle pour la démocratie : progressivement et subrepticement, en affirmant le contraire sans vergogne, les exécutifs nationaux, de droite comme de gauche, à l’occasion de la naissance de l’Europe, sont en train, en cinquante ans, de s’affranchir du contrôle parlementaire.
Les hommes politiques au pouvoir ne sont pourtant pas propriétaires de la souveraineté populaire qu’ils n’incarnent que temporairement
 : ni le gouvernement ni le parlement ne peuvent l’abdiquer (ou la confisquer) ; seul le peuple, lui-même, directement et en connaissance de cause, le peut.
De ce point de vue, les nombreux gouvernements qui ont fait ratifier ce texte par leur Parlement national (4), plutôt que par leur peuple (référendum), signent une véritable forfaiture : les peuples de ces pays sont ainsi privés à la fois du débat et de l’expression directe qui leur aurait permis de résister au recul du contrôle parlementaire qui les expose immanquablement aux tyrans à venir.
C’est une juste cause d’émeute (5).
Ce mépris des peuples et de leurs choix réels est très révélateur du danger qui grandit dans la plus grande discrétion : nos élites, de droite comme de gauche, se méfient de la démocratie et nous en privent délibérément, progressivement et insidieusement.

N’est-ce pas une mission des professeurs de droit, mais aussi des journalistes, de l’expliquer aux citoyens, jeunes et vieux ?

(à suivre)

Étienne Chouard

(1) Soi-disant "avancées" pour le Parlement : il va voter le budget et il y aura davantage de matières où il y aura codécision : le Parlement ne sera donc plus exclu de presque tout comme avant... On croit rêver.

(2) Noëlle Lenoir, alors ministre française déléguée aux affaires européennes du gouvernement Raffarin, a déclaré : "il suffira de rassembler un million de signatures en Europe pour obliger la Commission à engager une procédure législative" (“Le Monde”, 30 octobre 2003).

(3) Droit de pétition : art. I-47, §4 : "Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’ inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution. La loi européenne arrête les dispositions relatives aux procédures et conditions requises pour la présentation d’une telle initiative citoyenne, y compris le nombre minimum d’États membres dont les citoyens qui la présentent doivent provenir."
On est à mille lieues du référendum d’initiative populaire suisse qu’on fait miroiter aux électeurs.

(4) Pays qui ne soumettent pas le "traité" à leur peuple : Italie, Allemagne, Belgique, Suède, Chypre, Grèce, Estonie.
Pays qui ont opté pour le référendum : France, Royaume-Uni, Espagne, République tchèque, Portugal, Pays-Bas...

(5) RM Jennar à raison : il faut réaffirmer nos fondamentaux et rappeler ce que proclamait, le 26 juin 1793, l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de l’an I : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". (“Europe, la trahison... ”, p. 218).


5 principes bafoués

Dans cette affaire d’État, les fondements du droit constitutionnel sont bafoués, ce qui rappelle au premier plan cinq principes transmis par nos aïeux. Les principes 4 et 5 sont les plus importants.

1. Une Constitution doit être lisible pour permettre un vote populaire : ce texte-là est illisible.

2. Une Constitution doit être politiquement neutre : ce texte-là est partisan.

3. Une Constitution est révisable : ce texte-là est verrouillé par une exigence de double unanimité.

4. Une Constitution protège de la tyrannie par la séparation des pouvoirs et par le contrôle des pouvoirs : ce texte-là organise un Parlement sans pouvoir face à un exécutif tout puissant et largement irresponsable.

5. Une Constitution n’est pas octroyée par les puissants, elle est établie par le peuple lui-même, précisément pour se protéger de l’arbitraire des puissants, à travers une assemblée constituante, indépendante, élue pour ça et révoquée après : ce texte-là entérine des institutions européennes qui ont été écrites depuis cinquante ans par les hommes au pouvoir, à la fois juges et parties.


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