Des révolutions démocratiques ? La « révolution du Jasmin » en question(s) 



19 janvier 2011, par Geoffroy Géraud-Legros

Malgré les espoirs qu’elle suscite, la « révolution du jasmin » ne sera-t-elle que l’un de ces mouvements médiatisés, dont ne sort aucune justice sociale ?

Toutes les fois que tombe un régime « autoritaire » ou réputé comme tel, les médias s’empressent d’attribuer le label « révolution démocratique » au processus qui a provoqué la crise de régime. Toujours en langage journalistique, les « révolutions démocratiques » sont supposées se poursuivre par la « transition démocratique ». Le couple « révolution démocratique-transition démocratique » est-il suffisant pour comprendre les crises politiques qui débouchent sur des changements à la tête de l’Etat ?



Derrière le marketing médiatico-politique...



La presse n’a pas manqué d’accoler un label vendeur - « la révolution du Jasmin » - à la suite d’évènements tels que les manifestations d’étudiants, la volte-face de l’armée contre le régime, la fuite soudaine du président tunisien Abbidine Ben Ali et le désaveu, non moins soudain, des puissances occidentales qui constituaient, il y a peu encore, ses plus fervents soutiens. La crise du régime tunisien prend ainsi la suite des nombreuses révoltes ou révolutions à étiquettes forgées par les médias depuis un peu plus d’une décennie. Le mouvement d’une fraction de la jeunesse belgradoise, emmenée par l’organisation “Otpor” (résistance) en 2000 contre le régime de Slobodan Milosevic, avait été baptisé du nom de « révolution des bulldozers ».
En Géorgie, les manifestations menées par Mikheil Saakachvili contre Edouard Chevardnadze en 2003 recevaient l’appellation de « révolution des roses ». En 2004, la pression des mouvements de foule sur le scrutin ukrainien en faveur du tandem Viktor Iouchtchenko–Ioulia Timochenka contre le président Viktor Ianoukovitch devenait la « révolution orange ». La démocratie et la justice sociale ont-elles été au rendez-vous de ces révolutions étiquetées ? Les jeunes d’“Otpor” affirmaient un nationalisme plus intransigeant que celui de Slobodan Milosevic.
La « révolution des bulldozers » serbe a accouché d’un régime sans doute plus autoritaire que le précédent, dont les salariés des grandes entreprises d’Etat, bradées au capital étranger, ont été les grands perdants. Le Géorgien Saakachvili réprime les manifestations, fait porter à son pays le fardeau d’un budget militaire délirant et engage Tbilissi dans des conflits catastrophiques contre la Russie. En Ukraine, Viktor Iouchtchenko n’est pas plus démocrate que son prédécesseur ; Ioulia Timochenka est tout aussi éclaboussée par de multiples affaires de corruption que les représentants de la bureaucratie suspectée de russophilie et de « communisme » d’avant la révolution orange. Sans parler des sympathies ouvertement antisémites du nouveau pouvoir, dont les médias occidentaux ont systématiquement omis de faire état. 



... des révolutions sans justice



Si elles ne méritent guère l’appellation « démocratique », ces « révolutions » aux noms vendeurs ont, aux yeux de l’Ouest, le mérite immense de prôner l’allégeance aux États-Unis d’Amérique et à ses buts de politique étrangère, la privatisation et la vente accélérée des biens publics aux multinationales, les mesures de rigueur destinées à abaisser le coût du travail. Que deviendra la « révolution du Jasmin », au nom forgé de toutes pièces par la presse occidentale ?
Il est évidemment difficile de se prononcer aujourd’hui sur les conséquences du mouvement, qui, après la prise de pouvoir par l’ancienne équipe du président exilé, connaît encore certains développements. Pour l’heure, le renversement du Président Ben Ali et des proches de son épouse, impliqués dans de multiples affaires de corruption et responsables du pillage en règle des biens nationaux, n’a abouti qu’à l’installation aux pouvoir d’acteurs-clef du système Ben Ali . Rien n’indique qu’une transformation politique et économique est en cours ; le bannissement des opposants au système existant demeure.
Provoquée par la fermeture des horizons sociaux ressentie par une fraction de la jeunesse diplômée, suivie par une population victime de l’implacable politique ultra-libérale du pouvoir, la révolte ne donne guère l’impression d’être menée par des cadres porteurs d’une transformation de la société tunisienne, marquée par de très fortes inégalités sociales.

Geoffroy Géraud-Legros




Une révolution des oligopoles ?



N’y aurait-t-il pas pour l’heure un excès d’enthousiasme du côté de celles et de ceux qui voient, dans le mouvement de Tunisie, une dynamique opposée à l’idéologie et aux pratiques du patronat tunisien, et de la strate politique sur lequel ce dernier s’est longtemps appuyé ? Force est de constater le rôle central des entrepreneurs dans le “lâchage” de Ben Ali et la chute fort rapide de son régime.
Si le capitalisme tunisien a connu un développement exceptionnel, appuyé sur le FMI, aidé de l’ancienne puissance protectrice et des Etats-Unis, c’est parce qu’il était soutenu par un appareil policier performant et assis sur la répression des communistes, des mouvements confessionnels et des syndicats.
Mais il s’est passé en Tunisie ce qu’il se passe immanquablement dans les Etats qui adoptent les méthodes de l’ultralibéralisme contemporain, fondé sur l’étroite collaboration entre l’appareil d’Etat et les intérêts économiques privés. La sphère du pouvoir a mis à profit son rôle-clef dans l’accès à la privatisation du secteur public, pour s’enrichir formidablement. De cette mainmise croissante sur le secteur économique est né un conflit entre une frange du patronat et tunisien et les cercles de parents, d’amis et de clients parvenus au rang de monopoles ou d’oligopoles de fait. Un groupe de pouvoir regroupé autour de Leïla Trabelsi, épouse du chef de l’Etat depuis 1992, que Béatrice Hibou, analyste reconnue du rapport entre les métiers politiques, l’enrichissement, le clientélisme et la mondialisation, qualifie de « prédateurs ». Ses membres ont, rappelle-t-elle, utilisé les privatisations (préconisées par le FMI, la Banque mondiale et l’UE - NDLR) pour accroître leur propre patrimoine. A chaque privatisation, explique la chercheuse, les proches de Leïla Trabelsi faisaient l’acquisition d’importantes parts des entreprises, exigeaient aux mêmes conditions des parts dans toutes les entreprises rentables, et « protégeaient » les investissements étrangers moyennant finances. L’emprise du « clan » rassemblé autour de l’homme fort du pays a fini par heurter de front nombre des intérêts capitalistes qui avaient, auparavant, profité du régime et de son autoritarisme. Surtout, les multinationales et les intérêts occidentaux, longtemps grands gagnants du système Ben Ali, ont été contrariés par l’avidité des membres de la "famille" (notre édito). Reste à savoir si le changement à la tête de l’Etat se traduira par le remplacement de l’ancien groupe de pouvoir économique par une nouvelle oligarchie, moyennant des concessions supplémentaires aux intérêts étrangers et multinationaux et, peut-être, un simulacre de démocratie formelle un peu plus prononcé…Ou si les mobilisation feront émerger un nouveau modèle politique et social.

Geoffroy Géraud-Legros

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