Tunisie, Égypte, Lybie, Barheïn

Des révolutions sans transformations ?

19 février 2011, par Geoffroy Géraud-Legros

Spectaculaires, les révolutions d’Afrique du Nord n’ouvrent pour l’instant guère de perspectives sociales.

Tunisie, Égypte, Lybie, Barheïn : les émeutes, manifestations et mobilisations se multiplient dans l’Afrique du Nord, débordant même vers la péninsule arabique. Si les scénarios ne sont pas complètement identiques, les deux mouvements qui ont eu raison des dirigeants historiques, en Tunisie et en Égypte, ont pour l’heure maintenu intacte l’oligarchie économique en place, libérée des dirigeants dont l’entourage captait toutes les richesses.

Lors des évènements de Tunisie, “Témoignages” rappelait la mauvaise presse dans laquelle nombre d’instituts ultra-libéraux des États-Unis d’Amérique tenaient le régime de Ben Ali. Selon les analyses développées par ces « boîtes à idées », dont la fonction est de propager un modèle fondé sur les privatisations et l’économie spéculative, la famille du dirigeant tunisien faisait obstacle à la pleine pénétration des multinationales dans l’économie du pays. En effet, le système de prévarications, de trafics d’influence et de pots de vin à tous les niveaux constituait autant de monopoles de fait. Si elle ne profitait guère à la population, autrement que par le système de redistribution minimal et paternaliste que constitue tout système de corruption, cette emprise réduisait les profits des grandes entreprises à capitaux européens ou américains. La possibilité d’un changement de régime trouvait donc une audience favorable auprès de ces dernières et de leurs soutiens gouvernementaux… à condition bien entendu qu’elles ne modifient pas la structure sociale. C’est ce processus qui semble à l’œuvre dans la Tunisie de l’après-Ben Ali, où les mouvements sociaux ne parviennent pas à tirer profit des révolutions.

Égypte : une révolution captée par l’armée

Par certains traits, la structure politico-économique de l’Égypte de Moubarak présente des similitudes frappantes avec le système tunisien organisé autour du « clan » Ben Ali. Dans l’orbite d’Hosni Moubarak, chef d’État charismatique installé par l’Armée, qui « fait » les dirigeants depuis l’arrivée au pouvoir de Nasser en 1954, des cercles d’officiels captaient à leur profit les marchés ouverts par le processus de privatisation du patrimoine constitué par le « capitalisme national » nassérien. Comme en Tunisie, nulle vente d’entreprise, nul investissement, nul grand chantier ne pouvait voir le jour sans que les membres de l’entourage présidentiel y soient parties. La grande différence est que l’armée, structure qui bénéficiait le plus de ce système, a été l’actrice décisive dans la chute de celui qu’à l’instar de Nasser, on surnommait le « Raïs » —le Roi. Le rôle et le poids de l’armée dans l’État égyptien fournissent sans doute l’un des meilleurs exemples de ce que l’économiste américain John Kenneth Galbraith nommait le « complexe militaro-industriel ». Car l’armée, en Égypte, n’est pas uniquement un ensemble de corps composés de conscrits et chargés de la défense nationale ou de la conduite de la guerre : c’est aussi, et avant tout, une gigantesque machine à engranger des profits. Les officiers, qui reproduisent un mode de vie aristocratique calqué sur celui de l’ancien colonisateur britannique, sont propriétaires d’un immense réseau d’usines, de fermes, de commerces et d’entreprises œuvrant dans tous les domaines. La caste militaire vit séparée de la population : elle possède, par exemple, ses propres magasins, ses entreprises de confection. Elle assure sa reproduction via son propre réseau d’écoles et d’universités. Autre source de bénéfices : les multiples « subventions » accordées par les États-Unis, pratique qui s’est poursuivie avec l’arrivée au pouvoir de Barak Obama.

Une crise politique préventive ?

Le retournement de l’armée contre Hosni Moubarak est avant tout une réaction de l’élite militaire, devenue dominante dans le secteur économique, pour éviter la succession préparée par le Raïs en faveur de son fils Gamal. Se débarrasser de la famille Mubarak, c’était pour les militaires-patrons devenir autonome d’une direction charismatique qui drainait vers elle une part conséquente des richesses... et prévenir, par la crise politique, la crise sociale montante. Car depuis près d’une année, les mouvements sociaux secouaient l’Égypte, où les grèves et les revendications se succédaient et gagnaient en intensité. Autant de profit en moins et de soucis en plus pour les militaires qui utilisent les conscrits pour travailler dans leurs entreprises. L’armée, qui a utilisé le mouvement des masses afin de détrôner Hosni Moubarak, a déjà commencé à se retourner contre le peuple : sous prétexte d’état d’urgence, elle a interdit tout rassemblement syndical et resserré l’étau sur les travailleurs. Nombre d’entre eux ont engagé des luttes salariales, relatives au temps de travail et à l’octroi de droits sociaux minimum dans le sillage de la chute du dirigeant. Mais leurs perspectives sont plus qu’incertaines, face à un pouvoir militaire plus que jamais soutenu par l’Occident, qui s’est refait une virginité en usurpant leur révolution.

G.G.-L.

A la Une de l’actuTunisieEgypte

Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus