Deux gendarmes dans le box des accusés

Des vérités au goutte à goutte

26 juin 2008

Comment ne pas comprendre l’agacement de Théo Hilarion devant la lenteur et la parcimonie, surtout, avec laquelle les deux gendarmes lâchent, au fil d’interminables auditions, des bribes de vérités ou de semi-vérités capables d’expliquer le tir qui a ôté à un docker son œil gauche et presque trois de ses cinq sens ? Hier, la partie civile a exprimé sa lassitude.

Au rythme auquel, depuis lundi, les deux gendarmes lâchent leurs parcelles de vérité sur les faits du 7 mars 1994, auront-ils dit toute la vérité avant la fin de la semaine ? Hier, c’est Théo Hilarion qui commençait à en douter et à exprimer son agacement devant les dérobades et les demi-vérités.
Car si les deux gendarmes se contredisent toujours autant et se chargent mutuellement, ou chargent d’autres protagonistes pour tenter de se tirer de leur mauvais pas, ils continuent de se taire ensemble, dans un accord tacite, quant aux explications attendues sur l’emploi d’une telle violence contre une simple manifestation ouvrière.
Hier, la matinée s’est passée dans l’audition de différents témoins. L’ophtalmologiste qui a, à plusieurs reprises, examiné Théo, a expliqué hier pourquoi le docker ne cessait de passer d’opération en greffe et de greffe en traitement longue durée, depuis qu’il a perdu son œil gauche. Le médecin a expliqué aux jurés la destruction des cloisons intérieures, la perte de l’odorat et du goût suite aux fractures du sinus sinusoïdal où, très certainement, des terminaisons nerveuses de l’odorat ont été esquintées. Il a aussi montré la rupture du globe oculaire et des matières internes et l’endommagement du “cul de sac” de l’œil, et expliqué que les multiples opérations subies par Théo Hilarion ont été rendues nécessaires par la destruction des parois intérieures du globe oculaire. Le médecin a même demandé au docker d’enlever sa prothèse devant les jurés, pour faire voir la profondeur de la blessure.
Les autres témoins appelés à la barre - Michel Séraphine en tant que négociateur des dockers et quelques ouvriers présents pendant l’altercation, puis un gendarme et le colonel Denis Guillaume - ont tenté d’éclairer soit les faits, soit la façon dont ils ont été tus par la suite.

Quelles vérités retenir de ces auditions ? Outre celles rappelées par le syndicaliste Michel Séraphine sur l’organisation du travail et les conditions de la “débauche” du 7 mars (voir ci-après), les jurés ont entendu Charles Gamet s’exprimer plus précisément qu’il ne l’avait fait la veille sur la présence des gendarmes au port ce jour-là. « Nous étions en position ambiguë, sur une structure privée, pour arbitrer un litige qui ne nous concernait pas » a-t-il relevé, à l’occasion d’un rappel du dispositif mis en place depuis 6h du matin et autour duquel « tout était calme jusqu’à 10h30 ». Charles Gamet toujours, interrogé sur l’affrontement et l’échange entre “grenade péi” et grenades lacrymogènes, a rappelé la chronologie du déploiement, notant que les dockers avaient ramassé des galets « à l’arrivée de deux pelotons (de renfort - Ndlr) avec gyrophare deux tons ». « Le matin, c’était tranquille, avec de la tension perceptible », ajoute-t-il. « Nous n’étions pas bien vus... M. Hilarion comme d’autres venaient nous voir pour nous dire “Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ? Ne restez pas là” ! ». Ce rappel par Gamet s’inscrit dans une logique, soutenue par les deux gendarmes, faisant de Théo Hilarion « un meneur » de la manifestation du 7 mars 1994 - ce qui finit par faire réagir vivement le docker blessé (voir ci-après).

Autre vérité, ou demi-vérité, décrite par un gendarme présent à La Réunion en mars 1994 et affecté en France depuis. Il faisait partie de la même unité, mais n’était pas de service le 7 mars. Il se rendit sur les lieux le lendemain, pour constater la violence de l’affrontement de la veille - de très nombreux galets jonchant le sol, des panneaux brisés... et raconte au tribunal des “rumeurs” qui circulèrent parmi les gendarmes après les faits. « J’ai entendu dire que Michelot était le tireur et qu’on lui avait demandé de s’occuper d’un meneur », rapporte-t-il. La rumeur semblait donc indiquer qu’il y avait eu un ordre de tir... Mais sur le tir lui-même, le gendarme n’a aucun souvenir des commentaires faits. C’est le même homme qui, le 1er octobre 1997, évoquait « un climat de malaise » à la gendarmerie. Sur l’usage des armes spéciales, il dira aussi que « seuls les gradés décidaient de leur présence dans les opérations ».
Lors de la longue audition qui suivit du colonel Denis Guillaume (voir ci-après), le plus haut gradé de la gendarmerie au moment des faits a donné un aperçu de ce que peut "l’esprit de corps" pour faire plier les faits à la discipline militaire. Il a même donné hier une toute nouvelle version, la dernière version “maison” pour tenter de sauver le soldat Gamet ? A une question de Me Bourdon, l’avocat de Gamet, qui demandait au colonel Guillaume si le capitaine Gamet (au moment des faits) « est capable de donner l’ordre de tirer avec une arme létale », le colonel Guillaume commença par une dénégation... avant de se reprendre : « Il est très difficile de se mettre à la place de quelqu’un qui est dans une opération de maintien de l’ordre »...
Et c’est ainsi que très vite, selon les propres dires du colonel Guillaume, l’opération de “maintien de l’ordre” du 7 mars 1994 devint « la chose dont on (la gendarmerie-Ndlr) n’a plus parlé. Plus jamais ».

P. David


Théo Hilarion, un « meneur » ?

Les deux gendarmes ne peuvent évoquer les faits du 7 mars 94 sans donner de Théo Hilarion le portrait d’un "meneur", qui « excitait les autres depuis le matin » et qui, juste avant le tir, se comportait « de façon très agitée », criant vers les forces de l’ordre « des propos provocateurs ». « Il avait la gestuelle désordonnée de quelqu’un de très agité », dit Alain Michelot. Charles Gamet ajoute qu’il avait « une attitude très provocante, tant au niveau gestuel que dans ses propos ».
Bref, un portrait aux traits forcés que ne recoupent pas les témoignages des autres dockers. L’un d’eux dira de Théo qu’il était « plutôt un plaisantin »...
A la barre, l’ancien docker interpella à son tour les deux gendarmes. « Tout ce que j’entends depuis ce matin, ça me fait mal. J’ai toujours voulu être un homme travailleur, responsable... Si vraiment les gendarmes m’ont observé depuis le matin, le 7 mars, est-ce qu’ils peuvent dire ce que je portais sur moi, ce jour-là comme tous les autres jours ? », demande-t-il. Et comme les deux prévenus donnent leur langue au président, Théo Hilarion continue « J’avais une banane à la ceinture », dit-il en s’étonnant que le seul détail vestimentaire que le tireur et le gradé soient en mesure de donner a été ce « Tee-shirt bleu » absolument passe partout. « J’en ai marre... Excusez-moi, mais je suis là, comme un pantin manipulé par un marionnettiste. Je ne suis pas une marionnette ! », a dit Théo Hilarion en s’adressant au président.
Son agacement venait de ce que les deux gendarmes s’acharnent à parler de lui à travers ce que Théo Hilarion estime être le signalement d’un autre, qu’ils ne veulent toujours pas reconnaître, peut-être parce que cela les obligerait à désigner du même coup l’origine de ce “signalement”. Mais Théo sait qu’on l’a pris pour un autre puisqu’un jour où il s’est rendu au commissariat du Port pour une déposition, après avoir recraché un morceau de grenade lacrymogène détaché de son sinus, il entendit un policier dire en le voyant : « Mais, ce n’est pas le gars de la photo... ». Quelle photo ? Et va-t-elle être évoquée à l’audience ?

P. D


Michel Séraphine : Pourquoi a-t-on tiré sur Théo ?

Entendu hier en tant que témoin assermenté, le dirigeant syndicaliste portuaire, Michel Séraphine, a retracé à la demande du président « le contexte de cette journée » : Les négociations pendant toute une partie de février, l’accord du 1er mars 1994 et finalement les conditions qui ont fait que, ce 7 mars, il n’y a pas eu d’embauche au BCMO (Bureau central de la main d’œuvre, organisme tripartite qui embauchait, déjà en 1994, trois catégories de dockers), parce que les critères contenus dans l’accord n’étaient pas réunis.
Il évoque aussi les multiples conflits survenus depuis de longues années dans l’enceinte portuaire. « Les dockers sont des gens responsables, qui ont connu de très nombreux mouvements, assez forts, mais nous avons toujours trouvé des solutions. Nous ne sommes pas là pour crier vengeance, mais rien ne nous permet de comprendre pourquoi on a tiré sur Théo ».
Après un échange entre Charles Gamet et Michel Séraphine, le président du tribunal voulant faire préciser comment et à quel moment s’était opéré le repositionnement des militaires (après le départ des délégués dockers pour la Préfecture), le juge Szysz conclut que « cela se passait normalement, sans volonté d’en découdre de la part des dockers, malgré leur colère et leur inquiétude devant le non respect de l’accord ». Alors, pourquoi ce tir, comme l’a demandé Michel Séraphine ? La réponse tarde à venir...

P. D

Théo Hilarion

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