Tribune libre

Procès de l’ère globale ou sale affaire à la mode des années 1930 ?

19 mai 2011, par Geoffroy Géraud-Legros

Ceux qui ont déjà pénétré dans une salle de tribunal connaissent l’importance que recouvrent la disposition et l’organisation des lieux. Les termes du droit en vigueur reflètent ce souci d’assigner à chaque participant du procès une fonction et un rôle strictement délimités dans le cours de la procédure, mais aussi, dans l’espace.

L’espace d’une vérité

Ainsi la barre inscrit-elle l’espace de la plaidoirie. Les positions physiques sont elles-mêmes décrites, et l’on distingue la magistrature du siège dite aussi assise de celle qui plaide debout sur le parquet, liée pour sa part à la hiérarchie judiciaire. Enfin, par son nom même de cour, le tribunal dit sa double nature d’assemblée humaine et d’espace enclos. Avec ses avocats, ses magistrats, ses jurés — réservés aux procès criminels en France mais omniprésents aux USA — ses greffiers, ses accusés, ses journalistes et ses spectateurs dont le nombre est limité et dont la place est, elle aussi, règlementée, le Tribunal est un espace où chaque rôle concourt à une seule fonction : établir la vérité, ou plutôt une vérité : celle qui se détermine grâce aux instruments reconnus par le droit. L’emploi de ces derniers est lui aussi strictement codifié : face à la loi, tous les moyens ne sont pas bons pour convaincre. De plus, le procès est, dirait le langage sociologique, un espace d’interactions spécifiques. C’est-à-dire, plus clairement, que des rapports particuliers s’organisent entre ceux qui participent à cet étrange exercice qui consiste à rendre la justice. Et lorsque des jurés sont impliqués, c’est leur intime conviction qui est sollicitée, c’est-à-dire l’idée qu’ils se seront faite d’une affaire en fonction d’une multitude de preuves admises par le droit, mais aussi de documents écrits, d’échanges avec les magistrats, et plus généralement, de tout un réseau d’impressions que le média télévisuel ne peut en rien restituer.

Fictions nécessaires

En édifiant autour du procès toutes ces délimitations légales, matérielles et spatiales, les sociétés cherchent, avec plus ou moins de succès, à séparer la scène judiciaire du dehors. Elles ont aussi cherché à la sacraliser — mais c’est là un autre débat. Spectacle, la justice l’est certainement. Mais elle entend être un spectacle qui se suffit à lui-même, dont le drame est distingué de ceux qui se déroulent au-dehors. Cet isolement recherché de la scène judiciaire et cette spécialisation des rôles n’est pas sans poser de graves problèmes : on l’a vu il y a près d’un an lors de l’affaire “Copy”, où un justiciable a pu proférer des injures directement racistes face au personnel judiciaire sans provoquer la moindre réaction des intéressés. Peut-être les choses auraient-elles été différentes si les caméras avaient saisi et retransmis l’instant où l’enseignant affirmait au Tribunal « qu’ici » [à La Réunion] « ce sont tous des nègres et des putes », et que ce qu’il « faut faire », c’est se livrer à des attouchements sur les élèves dont on a la responsabilité. Mais à bien y réfléchir, l’affaire Copy pose bien plus le problème des connivences et des préjugés du personnel judiciaire en milieu post-colonial, que la question de savoir si la conduite d’un procès doit, ou non, avoir lieu à bonne distance de l’œil, qui montre tout mais ne voit rien, du média télévisuel. Le système juridique français comporte à ce sujet des dispositions fort claires. Si la presse traditionnelle est bien admise au sein des prétoires, les seules images qui sont autorisées à en ressortir sont les croquis. La loi dite “Guigou” a interdit en outre que l’on montre un justiciable non condamné, menottes aux poings. Cela, au nom de la présomption d’innocence, pierre angulaire de notre droit. Une fiction, la présomption d’innocence ? Oui, car ceux qui passent devant les prétoires seront majoritairement reconnus coupables par ceux qui disent le droit. Mais l’une de ces fictions qui, précisément, distinguent les régimes du minimum démocratique de ceux qui disposent des êtres sans leur laisser la moindre chance.

Images et imaginaires populistes

La question de l’image judiciaire est revenue en force depuis la révélation du scandale où est impliqué Dominique Strauss-Kahn, accusé d’un viol particulièrement barbare, de violences et de séquestration sur la personne d’une jeune femme d’origine guinéenne, femme de chambre dans l’hôtel new-yorkais où se seraient déroulés ces faits. Contrairement à la législation française, le droit américain ouvre l’espace du procès aux caméras de télévision : il n’en a pas fallu plus pour que les média français saisissent et diffusent en boucle des images qu’ils n’auraient pu montrer en France. Cela, disent-ils, au nom de la « mondialisation », dont on ignorait jusque-là qu’elle eût une valeur normative plus forte que celle de la loi républicaine, et qu’elle plaçât le système juridique des USA un cran au-dessus de celui de la république. Hors-jeu, donc, en trois-quatre images, la division entre espace judiciaire et espace profane. Exit, aussi, la division des rôles et du travail au sein de l’espace judiciaire : chaque citoyen est désormais juge de la culpabilité d’un homme, dont il croit voir les évolutions face au Tribunal. En réalité, il ne les voit pas, ne comprend pas les rapports qui se nouent dans la salle d’audience, ne peut rien entendre de ce qui se passe sous son regard. Il a fallu quelques jours pour que l’on s’émeuve de l’infraction des télés françaises aux dispositions légales en vigueur sur le territoire de la République. Encore cette question n’a-t-elle été posée qu’au regard de la présomption d’innocence de M. Strauss-Kahn. À juste titre, quelques voix — d’ailleurs fort peu nombreuses — se sont émues de l’effet d’images qui présentent un homme aux mains garrotées, mal rasé, écrasé par la procédure et la perspective d’un enfermement dans une prison qui passe pour être la plus dure de l’Est des USA. Mais s’interroge-t-on sur le rôle futur des images envers la victime présumée, dont la bonne foi n’est pas moins présumée que celle de M. Strauss-Kahn à l’orée du procès ? Sous quel jour les images feront-elle paraître une jeune femme noire, que l’on dit musulmane et portant un foulard aux cheveux, lorsqu’elle sera cuisinée par les meilleurs avocats des USA ? Quel sens prendront, superposées à la télé, les rumeurs qui ne cesseront de la viser, dont la dernière en date est celle de sa séropositivité ? Quel effet aura tout cela sur les segments d’opinions qui, sous l’effet des propagandes populistes, liront l’affaire au triple prisme du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie ? Si rien n’est fait pour réintégrer le procès de M. Strauss-Kahn à l’arène du droit, à ses espaces réservés, à son isolement relatif de l’opinion commune, ce qu’un commentateur américain a nommé « jugement de l’ère de la mondialisation » ressemblera surtout à l’une de ces affaires puantes des années 30… celles-là mêmes qui ont eu raison de la République.

Geoffroy Géraud-Legros

Dominique Strauss-Kahn

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