“Entre deux mondes : Les peuples de l’Océan Indien” Conférence de l’historien Abdul Sheriff à la Région

Ces mouvements de populations qui créent l’Histoire

18 mai 2007

Mardi soir, l’hémicycle de la Région accueillait l’historien, écrivain et membre du jury international pour le projet architectural de la MCUR, Abdul Sheriff, qui a tenu une conférence passionnante sur le thème : “Entre deux mondes : Les peuples de l’Océan Indien”. Les itinéraires empruntés par les peuples côtiers en apprennent beaucoup sur l’Histoire de l’Océan Indien, sur ces échanges qui ont permis l’émergence d’une véritable culture maritime empreinte de respect et de tolérance.

Datant seulement d’un demi-siècle, la prise de conscience d’une unité historique et culturelle de l’Océan Indien est récente. Abdul Sheriff explique que les approches historiques restrictives, l’« étroit point de vue continental », avaient occulté le rapport que les populations côtières entretiennent avec leur environnement marin, occulté que les mouvements des peuples, les itinéraires qu’ils ont suivis et les relations qu’ils ont forgées ont créé des unités dans l’Histoire, des forces de cohésion.

« La mer n’est pas le bout du monde »

Oubliés les pêcheurs pour qui la mer est ressources et opportunités de subsistance ; oubliés les navigateurs dont les boutres ont tracé ces routes maritimes, ces passerelles invisibles, qui ont permis la rencontre, les échanges économiques, humains, culturels, religieux des peuples côtiers. Originaire de Zanzibar, Abdul Sheriff n’entretient pas cette vision terrestre des océans perçus comme des vides qui séparent les continents, considérés avec effroi et appréhension. « Pour moi, précise-t-il, la mer n’est pas le bout du monde. Pour nous, côtiers, la mer et la terre sont deux aspects de la vie, deux environnements sociaux et culturels qui nous fascinent ». Et de rappeler que la mer est d’ailleurs présente dans la langue, la poésie, les proverbes et les mythes des peuples insulaires. « L’interaction entre ces deux environnements complémentaires a façonné les histoires de maintes sociétés et civilisations maritimes », poursuit l’historien. Loin des images glorifiantes de ces grands explorateurs partis à la conquête de terres inconnues, de saveurs exotiques, l’Histoire n’a pas retenu l’autre bravoure de ces peuples côtiers, de ces marins qui, non par plaisir, désir de gloire ou déraison, ont sillonné les mers à la recherche de nouvelles ressources de subsistance.
La mer comme moyen de transport a permis de développer le commerce maritime dans l’Océan Indien. Ces échanges de marchandises ont aussi permis des échanges d’idées. Au-delà d’un simple marchandage, les peuples côtiers ont tissé entre eux, au fil d’une longue histoire, « des relations sociales intimes », faisant naître une culture maritime spécifique basée sur le respect et la tolérance, bien que motivée par des intérêts économiques qui n’ont pas été sans conflit. Comme le soulignera Abdul Sheriff au cours de son intervention, on ne convainc pas son client d’acheter ou de nous vendre à la menace d’une épée.

« Ce sont les mouvements de populations qui ont créé l’Histoire »

C’est donc en suivant les différents itinéraires empruntés par les peuples, en s’inspirant des études de Braudel en Méditerranée et à sa suite de Chaudhri qui a cherché à démontrer l’unité des peuples de l’Océan Indien, en étudiant le commerce de longue distance sur plus d’un millénaire, qu’Abdul Sheriff soutient que « l’Océan Indien, plus que tout autre mer, est un carrefour privilégié de cultures qui ont entretenu des contacts communs et spécifiques », et que « ici, comme à Zanzibar, ce sont les mouvements de populations qui ont créé l’Histoire ». Et sur ce pourtour indocéanique en forme de M, limité par l’Afrique à l’Ouest, l’Asie au Nord et l’Australie à l’Est, trois zones (deux régions tropicales et une désertique) ont, de par leurs potentialités écologiques, leurs caractéristiques communes et spécifiques, favorisé les communications.
La région d’Afrique orientale qui s’étend depuis le Sud de l’Equateur jusqu’au Mozambique et à Madagascar était riche en bois. Ses pieux de mangroves résistant aux termites, beaucoup utilisés dans tout l’Ouest de l’Océan Indien dans le bâtiment et comme combustible, ont pendant des siècles « constitué la principale marchandise transportée en vrac par les boutres allant de la côte africaine orientale et de l’Inde vers l’Arabie et le Golf persique, où on les utilisait pour construire des maisons à plusieurs étages ». Abdul Sheriff constate que ce commerce est rarement mentionné dans les sources écrites, qui préfèrent se tenir à l’or et l’ivoire de cette région. La péninsule arabique, à la végétation dépouillée, mais aux côtes chargées de poissons (au 13ème siècle, Marco Polo s’étonnait qu’on en nourrisse le bétail), a du se tourner vers la mer à cause d’une production alimentaire trop faible. Elle a importé ses denrées alimentaires mais aussi beaucoup exporté vers l’Afrique orientale et l’Inde son poisson salé et séché. Sa population en surnombre a elle aussi migré vers ces régions et en Asie du Sud-Est.
Enfin, les produits de la mer, le bois, et en particulier le Teck, mais aussi les épices, ont fait de la péninsule indienne une autre zone de contacts et d’échanges. Le Gujarat a joué un rôle économique essentiel dans l’Ouest de l’Océan Indien, consommant nombre d’articles et abritant de nombreux marchands, alors que les épices ont donné à la côte malabare une réputation historique dans ce domaine.

« L’Océan Indien a eu sa propre unité »

Les voyages en mer ont dû se calquer sur le rythme des moussons et de ses vents qui ont permis aux boutres, chargés de produits agricoles et manufacturés, d’être poussés vers d’autres côtes. Les haltes prolongées imposées par les saisons ont favorisé les échanges, les mariages, d’autant que les femmes n’étaient pas les bienvenues sur les embarcations occupées par des portiers, des marins, des enfants, des musiciens qui faisaient rarement le voyage retour.
Au 15ème siècle, les boutres ne longeaient pas les côtes, mais traversaient déjà les mers. « On n’avait pas de vision limitée du monde », sourit Abdul Sheriff qui rend hommage à l’incroyable savoir des navigateurs qui maîtrisaient la construction des embarcations (boutres construits sans clou à partir de fibres de coco ou d’autres matériaux selon la terre), avaient la connaissance des vents et qui ont su développer dans la durée des technologies de navigation précises en s’appuyant sur la position des étoiles. Et ce savoir n’était pas détenu par une seule nationalité. « On parle dans les livres des Arabes, des Indiens, mais c’est ridicule, estime l’historien. Qu’on soit Swahali, Arabe, Perse, tout le monde avait le même savoir : c’était un savoir commun ».
Passionné par ses recherches qui offrent un nouvel éclairage précieux sur l’histoire de l’Océan Indien, longue, complexe de par la durée des échanges, leur teneur, Abdul Sheriff se dit particulièrement fasciné par la société métissée, cosmopolite qui a fait que « l’Océan Indien a eu sa propre unité », a « constitué une sphère d’influence spécifique ». Cette expérience de la rencontre des peuples côtiers a suscité une compréhension mutuelle, a généré un rapport de tolérance remarquable à l’égard de l’autre, de ses rites et croyances. Cette culture maritime a suscité l’initiative d’entreprise, d’ouverture à l’autre, de coopération plus que de conquête. Une différence fondamentale avec la culture continentale que l’Histoire et ses livres ne peuvent occulter.

Stéphanie Longeras


An plis ke sa

Françoise Vergès, historienne

Une « leçon d’Histoire, de Culture et d’Humanité »

Après les questions du public, François Vergès a clôturé la conférence en remerciant Abdul Sheriff pour l’importance de son travail, la qualité de son intervention qu’elle qualifie de « leçon d’Histoire, de Culture et d’Humanité ». Elle a souligné que ce serait une erreur de penser que l’Histoire, qui n’a pas d’origines ethnique et culturelle, est seulement enfermée dans ses frontières, et a insisté sur la nécessité absolue de travailler de manière transversale, en se détachant du schéma traditionnel et restrictif de la simple observation des relations Nord/Sud, alors que celles entre le Sud et le Sud, entre le Sud et l’Est sont aussi parlantes pour l’Histoire.
Les savoirs occidentaux enseignés à l’école, inscrits dans les livres, ne doivent pas effacer les autres axes de recherche vers une meilleure connaissance et reconnaissance de l’Histoire de l’Océan Indien, de son unité, de ses spécificités. Cette appréciation des zones de contacts, des cultures de rencontre développées par Abdul Sheriff - et qui ont particulièrement influencé Françoise Vergès dans ses recherches universitaires - se retrouve pleinement dans le projet de la MCUR qui veut « rendre visibles et lisibles ces itinéraires ». Elle notera aussi que les recherches d’Abdul Sheriff permettent d’ores et déjà de révéler le rôle de milliers d’acteurs anonymes, de ces marchands, de ces marins qui ont contribué à la construction de l’Histoire de l’Océan Indien, encore à découvrir.

On pense tout savoir de l’esclavage, mais c’est une erreur

Le commerce des esclaves faisait bien sûr parti de ces échanges entre les peuples côtiers, mais l’histoire de l’esclavagisme dans l’Océan Indien qui remonte à plus de 2.000 ans est si longue et complexe qu’Abdul Sheriff estime que le sujet aurait mérité une conférence à lui seul. Aux 8ème et 9ème siècles, le commerce d’esclaves était très important et se déroulait dans des conditions si difficiles que des rebellions ont éclaté, dissuadant les marchands de le poursuivre dans une telle mesure. Certains esclaves ont alors été intégrés dans la population jusqu’à fédérer des dynasties comme en Égypte ou en Inde. Jusqu’au 18ème siècle, le commerce d’esclaves s’est quand même poursuivi, mais dans une moindre importance, et Abdul Sheriff de préciser que l’abolition de l’esclavage n’y a pas immédiatement mis un frein.
Ce qui lui a semblé surtout plus important encore de retenir, c’est que l’on pense tout savoir de l’esclavagisme, mais c’est une erreur. La traite dans l’Océan Indien est différente de celle pratiquée dans l’Océan Atlantique où elle visait à servir le capitalisme. Aborder la question de l’esclavage dans l’Océan Indien nécessiterait de parler aussi des questions d’assimilation et d’intégration des esclaves. Peut-être lors d’une prochaine conférence ?

SL


Abdul Sheriff est né en 1939 à Zanzibar, île corallienne du littoral africain de l’Océan Indien, constitutive de la Tanzanie ; ancien sultanat arabe qui devient protectorat britannique en 1890 et obtient son indépendance en 1963 avant qu’un mouvement révolutionnaire ne renverse le sultan et n’instaure la république en janvier 1964.
Ancien professeur d’Histoire de l’Université de Dar es Salaam, grand spécialiste de l’Histoire de l’Océan Indien, Abdul Sheriff a joué un rôle essentiel dans la protection du patrimoine culturel de Zanzibar. Il a dirigé la restauration du palais officiel d’un sultan, utilisant les compétences et les matériaux présents sur place, organisant la formation d’une équipe locale et constituant des collections à grande échelle. Cette “Maison des Merveilles”, musée de l’Histoire et de la Culture de Zanzibar et du littoral Swahili, lui a valu de recevoir en 2005 le Prix Prince Claus Fund Award, décerné par la Fondation Prince Claus, plate-forme d’échanges interculturels qui récompensait pour la première fois un habitant de Zanzibar. La Fondation britannique qui travaille en partenariat avec des personnes et des organisations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et des Caraïbes, et réalise des activités et des publications sur des thèmes contemporains dans le domaine de la culture et du développement dit d’Abdul Sheriff qu’il est un « universitaire accompli, érudit doté d’une grande curiosité d’esprit et dévoué aux valeurs scientifiques, il est profondément convaincu de l’influence de la conscience historique. Abdul Sheriff est la preuve vivante de l’importance de l’autosuffisance et de ce que représente le patrimoine culturel pour l’identité et l’estime de soi ».
Abdul Sheriff a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Afrique orientale dont, en 1987, “Slaves, Spices and Ivory in Zanzibar” (“Esclaves, Épices et Ivoire à Zanzibar”).


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